lundi 25 novembre 2019

MARIE-OCTOBRE de Julien Duviver (1959) – par Claude Toon




Paul Frankeur (assis) Lino Ventura, Robert d'Alban, Serge Reggiani, Paul Meurisse,

Daniel Ivernel, Danielle Darrieux, Bernard Blier, Paul Guers, Noël Roquevert.



Pourquoi certains films deviennent cultes malgré un scénario banal ? Marie-Octobre ou un air de déjà vu : quinze ans après la fin de la guerre, les survivants d'un réseau de résistance, dont le chef a été assassiné par la Gestapo, ou la milice… se réunissent lors d'une soirée en huis-clos après avoir appris qu'il avaient été trahis par l'un d'eux… À la manière d'Agatha Christie, 9 hommes et 2 femmes s'affrontent pour savoir qui est le traître, s'il y en a vraiment un… Unité de temps, de lieu, d'action…
Scénario classique, sans doute, mais réunion de 11 acteurs qui ont marqué le cinéma français des années 30-70. Des monstres sacrés, en tant que premier rôle lors de leurs carrières, ou des trognes incontournables dans les seconds rôles de centaines de films. Marie-Octobre est un drame terrible. Comme la scène de tartinage et de beuverie dans les Tontons flingueurs, il est impossible d'imaginer un remake de Marie-Octobre réunissant des comédiens d'un charisme si affirmé qu'ils hissent le film bien au-delà d'un simple suspens sur fond de règlement de compte… D'ailleurs trois des acteurs sont présents dans les deux films : soit cernés dans l'immense salon dont on ne s'échappe pas, soit attablés dans la cuisine à siroter le "vitriol" qui rendait la "clientèle aveugle" (Ventura, Dalban, Blier).
Autre motif pour inscrire un film au patrimoine filmographique : le metteur en scène, ici Julien Duvivier. Sans doute un peu oublié de la jeune génération. Duvivier (1896-1967). Bien entendu la Nouvelle Vague le méprisera tout en alignant bon nombre de ses navets modernistes en réaction à l'académisme théâtrale des "anciens" ; pas complètement injustifié, mais il y a des manières plus élégantes que d'éreinter…
Quelques titres de Duvivier : La bandera, Pépé le Moko, Voici le temps des assassins, etc. (trois films avec Jean Gabin, et sans oublier Louis Jouvet dans le bouleversant mélodrame La fin du jour, vision mortifère d'une maison de retraite pour vieux artistes fantasmant sur leur gloire oubliée).
De nos jours, les noms des réalisateurs, hormis des pointures, Tarentino, Eastwood, Ozon, Tavernier, d'autres, se font discrets sur les affiches à mon avis, ce n'était pas le cas à l'époque. Même si Marie-Octobre n'est pas hors norme comme Citizen Kane ou 2001, la réunion Duvivier et son casting d'enfer perpétuent le mythe…
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Julien Duviver
Lucien Marinval (Paul Frankeur) gare de nuit son "américaine" tape-à-l'œil devant un manoir plutôt rupin. L'acteur déjà bedonnant se pointe à l'évidence en retard à une soirée chic, un gigot sous le bras comme cadeau d'hospitalité qu'il remet à la vieille Victorine, la gouvernante (Jeanne Fusier-Gir). Il a fait fortune dans la bidoche en gros mais il se pointe pour le café ! Autour de la table, 8 hommes cravatés et une femme séduisante entre deux âges répondant au surnom de Marie-Octobre, Marie-Hélène Dumoulin dans la vie (Danielle Darrieux). Un repas fastueux à l'image des lieux. Le maître de maison est François Renaud-Picart (Paul Meurisse) hautain et guindé, comme était souvent le comédien dans ses rôles, ici un riche industriel. Il propose de porter un toast à un absent : Castille dont le portrait est affiché au mur, le commandant du réseau éponyme mort en 1944 sous les balles de la Gestapo (a priori) après que le groupe ait été dénoncé comme devant se réunir en ces mêmes lieux après le Débarquement.
Direction l'immense salon lambrissé pour déguster ledit café et les alcools. Profitons-en pour faire les présentations de cette transhumance fraternelle :
Julien Simoneau (Bernard Blier) : avocat pénaliste qui a rejoint la résistance après s'être fourvoyé chez Maurras et de Brinon, piliers de l'extrême droite et du régime de Vichy à ses débuts…
Carlo Bernardi (Lino Ventura) : patron d'une boîte de strip-tease, ancien catcheur, un colosse sauvé de la délinquance par Castille… (Gangster psychopathe dans Touchez pas au Grizzby de Jacques Becker, il abat Paul Frankeur, gangster bon-enfant ; quand je dis que l'on rencontre ces acteurs partout, six films en 1959 pour Paul Frankeur).
Étienne Vandamme (Noël Roquevert) : contrôleur des contributions psychorigide et radin, brocardé par ses anciens camarades.
Léon Blanchet (Robert Dalban) : serrurier-plombier, absent lors de l'attaque par la Gestapo.
Antoine Rougier (Serge Reggiani) : imprimeur propriétaire de sa société après avoir connu les vaches maigres.
Yves Le Gueven (Paul Guers) : prêtre, mais grand coureur de jupons pendant la Guerre.
Robert Thibaud (Daniel Ivernel) : médecin-accoucheur après une vie d'étudiant désargenté.
Quinze ans ont passé, on se tape dans le dos, on égrène la bonne époque, les risques, la survie… Mais pourquoi tant d'années d'attente pour se revoir ?
Victorine, un gigot et Lucien l'épicurien
François Renaud-Picart annonce doctement la couleur. La soirée est organisée car François et Marie-Octobre ont assisté peu de temps avant au défilé de la collection de haute couture de la maison que Marie-Octobre a fondé à la Libération. Un ancien officier allemand les a abordés. Il était responsable de l'assaut en 1944, admirait leur courage de l'époque, mais leur a confié que le réseau a été "vendu" par l'un des participants présents, ce qui a conduit à la mort de Castille, il a oublié le nom du traître…
Pour plomber l'ambiance des retrouvailles, bravo !
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La suite ? Vous la devinez, qui et pourquoi ? La jalousie, les béguins conflictuels pour Marie-Octobre, la lâcheté, une taupe infiltrée, le pognon ? 3 millions envoyés par Londres ont été volés la veille du drame, seul Castille connaissait l'indélicat et devait le confondre le soir fatidique. 3 millions ce n'est pas rien : c'est au choix : un night-club, une maison de couture, une imprimerie, un cabinet médical, etc. Tour à tour chacun sera accusateur et suspecte. Le traître démasqué devra se suicider ! Le mystère s'enlise et le suspens s'épaissit grâce aux dialogues piquants à l'humour corrosif d'Henri Jeanson. Lucien Marinval se fout du passé et s'acharne à regarder un match de catch sur une TV. (C'est bien le moment.) Le réalisme est intense grâce au groupe de comédiens d'exception, d'autant que Julien Duvivier n'avait pas remis la fin du script aux comédiens qui ne savaient donc pas eux-mêmes s'ils seraient le salaud désigné. Astuce, même Victorine trop pipelette et confidente de François pourrait en avoir trop dit au village…

Duvivier alterne plans larges du salon dont on ne peut s'échapper, plans rapprochés pour scruter les visages accusateurs ou angoissés. Peu de mouvements de caméra, des contreplongées. Du grand art. Le film se résume à un unique plan séquence de 1H30.
J'ai revu ce film grâce à une copie restaurée, un NB et des éclairages magnifiques. Moins étouffant que l'incomparable Douze hommes en colère de Sidney Lumet en 1957 (combat de titans entre Henri Fonda et Lee J. Cobb arbitré par dix acteurs US moins connus), un affrontement sans merci auquel on compare parfois le synopsis de Marie-Octobre, il faut découvrir ou savourer de nouveau la maîtrise du réalisateur, du dialoguiste et des acteurs légendaires.

Durée : 95 minutes
Format : Noir et blanc - 35 mm - 1,37:1 - Mono




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