lundi 9 septembre 2019

ROUBAIX UNE LUMIÈRE de Arnaud Desplechin (2019) – par Claude Toon




Claude et Marie
Je suis sorti groggy de la salle. Ô ce n'était pas la première fois, certains films me font cet effet : Le voleur de bicyclette chroniqué il y a peu, La strada, La vie rêvée des anges, Boys Don't cry, Rosetta, quelques autres… Point commun, la thématique des jeunes femmes confrontées à un monde cruel qui les conduit à la perdition. La mort de Gesolmina (Giulietta Massina) ou de Brandon (Hilary Swank), le suicide de Marie (Natacha Reigner) ou encore la souffrance dans la précarité ultime de Rosetta (Émilie Dequenne). Pour tous ces films, parlons de docu-fictions, genre où se mêlent un regard sociologique et humaniste sur les victimes des sociétés disloquées par les guerres ou les crises économiques et l'écriture d'un scénario narrant une histoire la plus réaliste possible.

Roubaix une lumière a été inspiré à Arnaud Desplechin par une affaire criminelle sordide ayant eu lieu dans la ville banlieue de Lille en 2002. Je ne raconte cependant pas le film en détail, tous les sites et revues de ciné le font. L'assassinat d'une dame âgées par deux jeunes femmes, pour quelques sous. (Elles seront condamnées à 20 ans et 13 ans de réclusion.) Est-ce une reconstitution fidèle ? Non, juste le récit d'une tranche de vie de personnages clés inspirés de cette tragédie dans l'une des villes les plus abandonnées des dieux de notre si jolie France. Comme il est précisé en voix off, Roubaix connaît un taux de chômage de 35% et 65% de ses habitants vivent sous le seuil de pauvreté, sans compter une criminalité au-dessus de la moyenne. Un abîme pour les âmes ! Pierre Bachelet avait chanté la disparition d'une société rude mais travailleuse il y a déjà bien longtemps, en 1982.

Claude et Yacoub
Le commissaire Yacoub Daoud (Roschdy Zem) dirige le commissariat central. Sans famille, il sillonne la ville en nocturne dans une lumière blafarde, navigant d'un incendie de bagnole à une rixe… Il cuisine avec patience un pauvre gars qui a tenté une arnaque à l'assurance, l'amène à l'aveu le moins punitif.  Yacoub, environ la cinquantaine, vit seul et nourrit des chats errants. Arrivé à Roubaix à l'âge de 7 ans, toute sa famille est repartie "au bled". Il est resté dans cet enfer de briques des corons croulants, et tente de supporter cette violence tentaculaire avec altruisme. Ce film étiqueté Polar n'en est pas réellement un. Pas de gangsters, de flingues, de courses héroïques en bagnoles. Il me rappelle plutôt le huis clos oppressant de Garde à vue de Claude Miller dans lequel s'affrontent Lino Ventura, Michel Serrault et Guy Marchand. Même principe mais ici les personnages n'ont rien de romanesque, la mise en scène rejette la théâtralité. Le trio d'acteurs principal réuni par Arnaud Desplechin intègre à merveille des êtres de chair, de sang, de colère nourrie de désespérance.

Au petit matin, Yacoub est appelé sur une scène d'incendie, à l'évidence criminel, celui d'un entrepôt dans une courée (arrière-cour dans l'urbanisme des corons). L'endroit est sinistre, lépreux. La majorité des plans sont nocturnes, grisâtres ou tournés en intérieur pour ce film très noir. Enfin, pas un entrepôt au sens industriel mais l'une de ces bâtisses mitoyennes caractéristiques du Nord. Deux portes plus loin, Claude (Léa Seydoux) et Marie (Sara Forestier) ont vaguement vu rôder des types… Claude et Marie : deux jeunes lesbiennes qui survivent là ; pas de ressources définies, Claude sans doute "bi" a un marmot de six ans placé dans un foyer. Des filles peu loquaces et apeurées par des représailles si elles "balancent".
Le lieutenant Louis Cotterelle
Yacoub s'interroge, détecte des incohérences et obtient du couple de venir identifier trois suspects au commissariat… Beaucoup d'incertitudes, trois gars derrière la glace sans tain ont bien le profil et un casier, mais ils ont tous des alibis… Routine de ce commissariat dans lequel les paumés croisent les junkies ou les paranos en tout genre…
Un soir Claude appelle au poste, en panique… Les filles sont réfugiées dans leur dernier étage, terrorisées malgré la présence de deux clébards de bonne taille ; il semble qu'une bande de loubards prennent d'assaut la courée comme dans un film de CarpenterYacoub arrive sur les lieux. Dans un logement gît une octogénaire étranglée et étouffée. Claude et Marie s'enlisent dans leur premier témoignage. Un incendie, un crime crapuleux, tout ça en un seul lieu et en quelques jours… Bizarre !
Yacoub a un jeune adjoint récemment nommé et qui a renoncé à une carrière ecclésiastique. Le jeune homme est venu s'accomplir et se dévouer dans cet univers à la Eugène Sue : le lieutenant Louis Cotterelle (Antoine Reinartz). Yacoub l'étonne en affirmant qu'il sait d'emblée si un suspect est coupable, complice ou innocent… Vantardise ? Non vécu… (Pourtant comme m'avait expliqué un ancien de la DGSE, avec un homme, le démasquer comme menteur est rapide, avec les femmes, c'est plus ambiguë, étrange mais véridique). Yacoub embarque les deux jeunes femmes. Un interrogatoire terrible commence, chacune étant cuisinée séparément, Claude et Marie, petits pas par petits pas, de bouderies en crise de larmes, finiront par raconter leur parcours indicible…

L'aveu...
La famille de la vraie victime s'est offusquée de l'apparente compassion du réalisateur vis-à-vis des deux meurtrières. Desplechin remet-il en cause un éventuel déni de justice, le jugement n'ayant pas pris en compte la détresse sociale et morale des tueuses. Il y a eu débat, mais précisément, il ne s'agit aucunement d'un film de prétoire. Peut-on, nous, spectateurs, avoir de l'empathie pour deux monstres ? Le cœur et la morale intimes de chacun en décidera, ce n'est d'ailleurs pas le sujet du film d'apprécier la sentence, un documentaire de Mosco Boucault, Roubaix, commissariat central, affaires courantes avait déjà été réalisé. Desplechin filme des visages, une succession de plans rapprochés (bien cadrés, photographie excellente). Le montage est serré, pas d'effet de caméra, on pensera à Bresson mais avec des dialogues pertinents. Je craignais un numéro de star de Léa Seydoux. Elle est parfaite en marginale crâneuse qui se croit sûre d'elle, veut jouer les durs pour exorciser une fragilité à fleur de peau. Sara forestier m'a bluffé, au point que je ne l'ai même pas reconnu d'emblée. Fantine des temps modernes, l'actrice s'est enlaidie : visage rustre, tignasse douteuse, peau grumeleuse, nippes informes, et même une cicatrice et des dents jaunasses. Portrait d'une pauvre fille au passé mystérieux et sans doute calamiteux. Bravo à la maquilleuse. Gesticulante, grincheuse, effrayée, l'actrice confirme son talent déjà césarisé deux fois.
Lors d'une confrontation, les deux suspectes se chargent l'une l'autre, sans conviction, Claude ayant même peur de la guillotine. On peut en sourire ; bravo la scolarité, la culture générale et l'intégration à Roubaix ! Yacoub garde son calme. Obtenir la vérité est une question de patience, pas de hurlement (voir ma remarque). Il enverra l'une des policières qui pète un câble respirer dans le couloir, mais sans reproche.
Arnaud Desplechin et Bertrand Tavernier
Roschdy Zem ne dérape jamais, inébranlable mais rigoureux. Pense-t-il que Claude et Marie condensent dans leur bestialité pour survivre toute la démence d'une ville devenue démoniaque car rongée par une insupportable misère ? Roschdy Zem adopte la bienveillance comme technique d'usure, à l'opposé des brutes corrompues d'Olivier Marchal ou de la théâtralité flamboyante de naturel de Lino Ventura ? D'après  Desplechin, il stimulait à lui-seul la mise en scène sur le plateau. Les seconds rôles assument aussi les contradictions de leur métier, tel Benoit, colosse barbu capable de "materner" une adolescente violée avec une délicatesse rare, même chez les psys, puis, plus tard, gueuler "pour mettre la pression" sur les deux prévenues. Film terrifiant sans temps morts. En pénétrant le purgatoire roubaisien dont le réalisateur est natif, ou en espérant ne pas tomber en panne dans certaines rues du 93, on pense à Albert Londres qui titra l'une de ses enquêtes "Dante n'avait rien vu".

On retrouve dans ce film à voir, le climat docu-fiction entrevu dans Polisse de Maïwenn (bien écrit mais au casting people trop envahissant et frisant l'hédonisme) ou encore le toujours très actuel L.627 de Bertrand Tavernier.

119 minutes - 16/9 – couleurs.




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