ROUBAIX UNE LUMIÈRE de Arnaud Desplechin (2019) – par Claude Toon
Claude et Marie
Je suis sorti groggy de la salle. Ô ce n'était pas la première fois,
certains films me font cet effet : Levoleur
de bicyclette chroniqué il y a peu, La strada, La vie rêvée
des anges, Boys Don't cry, Rosetta, quelques autres… Point
commun, la thématique des jeunes femmes confrontées à un monde cruel qui les
conduit à la perdition. La mort de Gesolmina
(Giulietta Massina) ou de Brandon (Hilary Swank), le suicide de Marie (Natacha Reigner)
ou encore la souffrance dans la précarité ultime de Rosetta
(Émilie Dequenne). Pour tous ces films,
parlons de docu-fictions, genre où se mêlent un regard sociologique et
humaniste sur les victimes des sociétés disloquées par les guerres ou les
crises économiques et l'écriture d'un scénario narrant une histoire la plus
réaliste possible.
Roubaix une lumière a été inspiré à Arnaud
Desplechin par une affaire criminelle sordide ayant eu lieu dans
la ville banlieue de Lille en 2002. Je ne raconte cependant pas le film en détail,
tous les sites et revues de ciné le font. L'assassinat d'une dame âgées par deux jeunes
femmes, pour quelques sous. (Elles seront condamnées à 20 ans et 13 ans de
réclusion.) Est-ce une reconstitution fidèle ? Non, juste le récit d'une
tranche de vie de personnages clés inspirés de cette tragédie dans l'une des villes les plus
abandonnées des dieux de notre si jolie France. Comme il est précisé en voix
off, Roubaix connaît un taux de chômage de 35% et 65% de ses habitants vivent
sous le seuil de pauvreté, sans compter une criminalité au-dessus de la moyenne.
Un abîme pour les âmes ! Pierre Bachelet avait chanté la disparition d'une société rude mais travailleuse il y a déjà bien
longtemps, en 1982.
Claude et Yacoub
Le commissaire Yacoub Daoud
(Roschdy Zem) dirige le commissariat
central. Sans famille, il sillonne la ville en nocturne dans une lumière blafarde, navigant d'un
incendie de bagnole à une rixe… Il cuisine avec patience un pauvre gars qui a tenté
une arnaque à l'assurance, l'amène à l'aveu le moins punitif. Yacoub,
environ la cinquantaine, vit seul et nourrit des chats errants. Arrivé à
Roubaix à l'âge de 7 ans, toute sa famille est repartie "au bled". Il
est resté dans cet enfer de briques des corons croulants, et tente de supporter
cette violence tentaculaire avec altruisme. Ce film étiqueté Polar n'en est pas réellement un. Pas de gangsters, de flingues, de courses héroïques en bagnoles. Il me rappelle plutôt
le huis clos oppressant de Garde à vue de Claude
Miller dans lequel s'affrontent LinoVentura, MichelSerrault et Guy
Marchand. Même principe mais ici les personnages n'ont rien de
romanesque, la mise en scène rejette la théâtralité. Le trio d'acteurs principal
réuni par Arnaud
Desplechin intègre à merveille des êtres de chair, de sang, de colère nourrie de désespérance.
Au petit matin, Yacoub
est appelé sur une scène d'incendie, à l'évidence criminel, celui d'un entrepôt
dans une courée (arrière-cour dans l'urbanisme des corons). L'endroit est sinistre,
lépreux. La majorité des plans sont nocturnes, grisâtres ou tournés en
intérieur pour ce film très noir. Enfin, pas un entrepôt au sens industriel
mais l'une de ces bâtisses mitoyennes caractéristiques du Nord. Deux portes
plus loin, Claude (Léa
Seydoux) et Marie
(Sara Forestier) ont vaguement vu rôder
des types… Claude et Marie : deux jeunes lesbiennes qui
survivent là ; pas de ressources définies, Claude
sans doute "bi" a un marmot de six ans placé dans un foyer. Des
filles peu loquaces et apeurées par des représailles si elles
"balancent".
Le lieutenant Louis Cotterelle
Yacoub s'interroge,
détecte des incohérences et obtient du couple de venir identifier trois suspects
au commissariat… Beaucoup d'incertitudes, trois gars derrière la glace sans
tain ont bien le profil et un casier, mais ils ont tous des alibis… Routine de
ce commissariat dans lequel les paumés croisent les junkies ou les paranos en
tout genre…
Un soir Claude
appelle au poste, en panique… Les filles sont réfugiées dans leur dernier étage, terrorisées malgré la présence de deux clébards de bonne taille ; il semble qu'une bande de loubards
prennent d'assaut la courée comme dans un film de Carpenter…
Yacoub arrive sur les lieux. Dans un
logement gît une octogénaire étranglée et étouffée. Claude
et Marie s'enlisent dans leur premier témoignage. Un incendie, un crime crapuleux, tout ça en un seul lieu et en quelques
jours… Bizarre !
Yacoub a un
jeune adjoint récemment nommé et qui a renoncé à une carrière ecclésiastique. Le jeune homme est venu s'accomplir et se dévouer dans cet univers à la Eugène Sue : le lieutenant
Louis Cotterelle (Antoine
Reinartz). Yacoub
l'étonne en affirmant qu'il sait d'emblée si un suspect est coupable, complice
ou innocent… Vantardise ? Non vécu… (Pourtant comme
m'avait expliqué un ancien de la DGSE, avec un homme, le démasquer comme menteur est rapide, avec les
femmes, c'est plus ambiguë, étrange mais véridique). Yacoub embarque les deux jeunes femmes.
Un interrogatoire terrible commence, chacune étant cuisinée séparément, Claude
et Marie, petits pas par petits pas, de
bouderies en crise de larmes, finiront par raconter leur parcours indicible…
L'aveu...
La famille de la vraie victime s'est offusquée de l'apparente compassion du réalisateur vis-à-vis des deux meurtrières. Desplechin
remet-il en cause un éventuel déni de justice, le jugement n'ayant pas pris en compte la
détresse sociale et morale des tueuses. Il y a eu débat, mais précisément, il ne
s'agit aucunement d'un film de prétoire. Peut-on, nous, spectateurs, avoir de l'empathie
pour deux monstres ? Le cœur et la morale intimes de chacun en décidera, ce
n'est d'ailleurs pas le sujet du film d'apprécier la sentence, un documentaire de Mosco
Boucault, Roubaix, commissariat central, affaires courantes
avait déjà été réalisé. Desplechin
filme des visages, une succession de plans rapprochés (bien cadrés, photographie
excellente). Le montage est serré, pas d'effet de caméra, on pensera à Bresson mais avec des dialogues pertinents. Je craignais un numéro de star de Léa
Seydoux. Elle est parfaite en marginale crâneuse qui se croit sûre
d'elle, veut jouer les durs pour exorciser une fragilité à fleur de peau. Sara forestier m'a bluffé,
au point que je ne l'ai même pas reconnu d'emblée. Fantine des temps modernes, l'actrice s'est enlaidie : visage
rustre, tignasse douteuse, peau grumeleuse, nippes informes, et même une cicatrice
et des dents jaunasses. Portrait d'une pauvre fille au passé mystérieux et sans
doute calamiteux. Bravo à la maquilleuse. Gesticulante, grincheuse, effrayée, l'actrice
confirme son talent déjà césarisé deux fois.
Lors d'une confrontation, les deux suspectes se chargent l'une l'autre, sans conviction, Claude
ayant même peur de la guillotine. On peut en sourire ; bravo la scolarité, la culture
générale et l'intégration à Roubaix ! Yacoub
garde son calme. Obtenir la vérité est une question de patience, pas de hurlement (voir
ma remarque). Il enverra l'une des policières qui pète un câble respirer dans
le couloir, mais sans reproche.
Arnaud Desplechin et Bertrand Tavernier
Roschdy Zem ne dérape jamais, inébranlable
mais rigoureux. Pense-t-il que Claude
et Marie condensent dans leur bestialité pour survivre toute la démence d'une ville devenue démoniaque car rongée par
une insupportable misère ? Roschdy Zem adopte la bienveillance comme
technique d'usure, à l'opposé des brutes corrompues d'Olivier
Marchal ou de la théâtralité flamboyante de naturel de Lino Ventura ? D'après Desplechin,
il stimulait à lui-seul la mise en scène sur le plateau. Les seconds rôles
assument aussi les contradictions de leur métier, tel Benoit,
colosse barbu capable de "materner" une adolescente violée avec une délicatesse
rare, même chez les psys, puis, plus tard, gueuler "pour mettre la pression"
sur les deux prévenues. Film terrifiant sans temps morts. En pénétrant le purgatoire roubaisien dont le réalisateur est natif, ou en espérant ne pas tomber en panne dans certaines rues du 93, on pense à Albert Londres qui titra l'une de ses enquêtes "Dante n'avait rien vu".
On retrouve dans ce film à voir, le climat docu-fiction
entrevu dans Polisse
de Maïwenn
(bien écrit mais au casting people trop envahissant et frisant l'hédonisme) ou
encore le toujours très actuel L.627 de Bertrand
Tavernier.
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