lundi 16 septembre 2019

LA GUERRE DES SCIENTIFIQUES de Jean-Charles Foucrier (2019) – par Claude Toon




Jean-Charles Foucrier
Il est courant d'affirmer que les époques de guerre totale sont propices aux progrès scientifiques majeurs. Pour le meilleur et pour le pire comme toute invention : la poudre "à canon" inventée par les chinois destinée aux feux d'artifices, puis utilisée en occident soit pour l'exploitation minière soit pour massacrer son prochain…
Cet excellent ouvrage de l'universitaire Jean-Charles Foucrier vient combler de manière très exhaustive une bibliographie souvent inégale sur les recherches et découvertes des années 1920 à 1945, soit de la fin de la grande Guerre à la Capitulation japonaise, et leur implication dans la guerre froide. Des sujets phares encombrent les étagères : le projet Manhattan et la destruction d'Hiroshima et Nagasaki, la machine de décryptage des messages nazi codés avec l'appareil Enigma qu'Alan Turing pirata avec adresse (son destin tragique en ayant fait l'icône d'une prouesse dans laquelle il n'était pourtant pas le seul participant ; voir le film Imitation Game). Côté médecine et bactériologie, seul le nom de Joseph Mengele, le psychopathe sadique d'Auschwitz reste célèbre au point d'alimenter littérature et cinéma (Ces enfants qui venait du Brésil). Il n'était pas le seul charlatan maléfique… On parle bien peu de ceux qui, à l'inverse, en Angleterre, en France et aux USA ont mis au point des traitements pour soigner les victimes d'infection, du paludisme, du typhus…
Jean-Charles Foucrier est un historien. Ce livre ne contient aucune équation ou formule chimique. Un ouvrage qui s'adresse aux passionnés de l'indicible deuxième conflit mondial et ses dizaines de millions de morts. "On ne juge pas les vainqueurs" est le titre du chapitre 8. L'auteur fait preuve d'une grande probité intellectuelle. Si les nazis et les japonais furent condamnés pour les atrocités commises dans les camps de concentration, il dresse un réquisitoire sur les expériences réalisées, certes avec des protocoles plus humains, par des équipes US, sur des "volontaires" en fin de vie ou rémunérés dans les prisons. Un exemple de test : la tolérance aux injections de plutonium à faible dose sur des "cobayes" non informés. De toute façon, ce métal obtenu de manière artificielle et qui raya de la carte Nagasaki était totalement inconnu du grand public car synthétisé tardivement en 1940 à Berkeley, une découverte tenue secrète, le mensonge par omission était facile.

Penicilline en 1945
L'auteur se révèle habile conteur pour vulgariser l'aspect scientifique des inventions sans noyer le lecteur peu familiarisé avec la physique, l'électronique, la biologie, etc. Un récit qui passionne par un style parfois romanesque, le défilé de centaines de savants ou de responsables militaires ou politiques auxquels on doit : les idées, les trouvailles, mais aussi les choix dans la pertinence des subventions attribuées aux chercheurs. J'émaille mon propos de divers exemples. Winston Churchill qui n'était pas un scientifique refusa l'idée un peu co**ne de transformer des icebergs en porte-avions mais finança largement le projet de décodage d'Enigma, remportant ainsi la bataille de l'Atlantique. Si Fleming avait isolé ce qui deviendra la pénicilline en 1928, le médecin n'était pas chimiste et doutait de l’efficacité de sa découverte. Ce n'est qu'en 1940 qu'une équipe anglaise tente de produire la substance à visée médicale. Pratiquement en vain car en bien trop faible quantité.* À partir de  cet exemple, Foucrier démontre l'apport incontestable de la puissance industrielle américaine pour lancer, à l'abri des bombes, la production massive de ce produit et bien d'autres. Avec des crédits illimités et des laboratoires géants construits en peu de temps, les soldats du D-Day débarqueront en Normandie en sachant vaincre les infections. Médicament disponible en pharmacie aux US en 1945 et en France en 1946… Et cela grâce à une petite laborantine yankee qui dénicha un champignon bien plus adapté au processus de production que celui de Fleming… dans des melons moisis arrivés d'Afrique !!
*Ironie macabre de la recherche, le trio montra l'efficacité de la pénicilline par des tests réussis au-delà de tout espoir sur des rats infectés. Si ces hommes avaient tenté de prouver la valeur thérapeutique de l'antibiotique sur des cobayes (des cochons d'Inde comme ma Roumi), les animaux seraient tous morts et les travaux sur la pénicilline remis à plus tard. Une tentative de sauver un Bobby victime de septicémie semble miraculeuse, mais hélas seules quatre doses sont disponibles ! Le policier ne survivra pas faute de poursuite du traitement.

Colossus : le premier ordinateur électronique anglais
et ses 2400 tubes électroniques !
Il décryptait les messages nazis de type Lorenz plus ardus que ceux d'Enigma
Le livre est organisé de manière thématique. Je donnerai à la fin la liste des principaux axes de recherches évoqués. Historien donc, Foucrier remet dans une perspective réaliste le fait que les chercheurs alliés n'obtenaient pas par leur seul talent des résultats exceptionnels contrairement à l'ennemi, la bêtise et le fanatisme hitlérien fut un atout. En 1930, l'Allemagne possède une pépinière de physiciens et de chimistes sans concurrence au monde, des dizaines de prix Nobel (les deux tiers des savants de la planète). Mais dans leur folie antisémite et fasciste, les nazis vont faire fuir la plupart d'entre eux, car juifs ou opposants au régime. Einstein en est le symbole même si il ne participera pas concrètement à l'effort de guerre, se limitant à signer un courrier écrit pas un jeune physicien hongrois Leó Szilárd et destiné à alerter Roosevelt sur le risque de la création d'armes nucléaires nazies. En deux jours le projet Manhattan et ses 120 000 participants est né. Pourtant en Allemagne, Werner Heisenberg, l'unique grosse pointure capable d'aboutir à un résultat dans le domaine piétinera en vain avec 70 collaborateurs et un budget chiche. Il lui est interdit d'évoquer les théories d'Einstein. (De la physique "juive" !) E=Mc2 est pourtant l'une des clés. Le Führer ne comprend rien à ces salades de radiations, de fission, de neutrons… Il veut du gros, du simple, du teutonique, des chars et des grosses fusées comme les V2. Des dépenses démentes pour une mise en œuvre tardive.
Justement parlons de V2 et de Werner von Braun qui fera fabriquer par des milliers d'esclaves ses missiles. Après la capitulation, les alliés font leur marché de cerveaux. von Braun échappe à tout procès et enverra Armstrong sur la Lune. Si les apprentis Frankenstein collègues de Mengele (lui-même refugié en Argentine) sont pendus à Nuremberg, d'autres ayant "exercé" à Dachau sur des martyres soumis au vide intégral trouveront un job dans leur compétence outre Atlantique ! Pire, l'homologue japonais de Mengele, Shirō Ishii, agit dans l'effroyable unité 731 en Chine, travaillant sur la Peste et autres germes mortels, vivisectant des prisonniers vivants, leurs injectant d'horrifiques toxines (500 000 morts dans cette zone et en Mandchourie en expérimentant des bombes bactériologiques). Ce criminel hors norme sera protégé secrètement par le général Mac Arthur en échange de ses dossiers médicaux. Mac Arthur était une brute narcissique, mais il était le vainqueur. Que ses soldats prisonniers aient servi de cobayes ? Bof !

Erwin Ding-Schuler, le bourreau de Buchenwald (1912-1945 - suicide)
Shirō Ishii, le frankenstein nippon de la zone 731 (1892-1959)
et les immondes transactions avec Mac Arthur pour sauver sa peau.
Jean-Charles Foucrier met aussi en opposition l'enthousiasme intellectuel des chercheurs face aux querelles d'ego, et aussi la fatuité des combats de coq entre politiciens qui nuisent à l'avancement des projets (Toujours vrai). En Angleterre, les jeunes sirs ou lords  se doivent d'apprendre le latin, le grec ancien, la philosophie. Pour la plèbe qui peut accéder à Oxford ou Cambridge, au programme : math, physique, chimie. Le roi George VI et le gouvernement conservateur de Churchill voient d'un œil inquiet la plèbe potentiellement de gauche voire communiste envahir les centres secrets.

Ce livre est une mine d'or pour les passionnés de science et d'histoire. Il est clair, bien écrit et même parfois cocasse, surprenant en regard du sujet et de la part d'un universitaire. Par ailleurs il soulève un point important et dramatique. La fuite des cerveaux mis aux enchères en 1945 a conduit à prolonger jusqu'à nos jours des recherches sans doute inavouables dans leur méthode… Un petit regret : aucune illustration ou photo.

Les sujets principaux :
1.   L'Angleterre en guerre : le radar, les micros ondes, les sonars, la cryptographie (Enigma).
2.   La bombe nucléaire, les origines (le projet Manhattan n'est pas détaillé, la bibliographie étant déjà pléthorique)
3.   Le typhus (enfer à Buchenwald, succès à l'institut Pasteur), le paludisme, vaccin et traitement
4.   Les décrypteurs géniaux en Pologne, la guerre des décodeurs,
5.   L'informatique voit le jour…
6.   L'éthique n'est pas toujours l'apanage des vainqueurs

Perrin – 450 pages – disponible en e-book


3 commentaires:

  1. Les soldats ont aussi parfois fait les frais d'expériences involontaires.

    Quant à Wernher Von Braun, avant d'envoyer des hommes sur la lune, il a permis aux américains de développer leurs missiles.
    L'Amérique a récupéré de nombreux cerveaux Allemands et nazis (évidemment, les deux n'allant pas nécessairement de pair), en effaçant leur passé nazi (pour ceux qui en avait un). Quelques uns seraient parvenus à intégrer les bureaux de défenses. Les Soviétiques ont fait de même.
    Aujourd'hui, on dénonce également, bien que petit joueurs, l'Angleterre et la France ?

    RépondreSupprimer
  2. Oui Bruno, le livre en parle aussi. Les soldats allemands étaient gavés d'amphétamines de choc qui annihilait tout besoin de dormir, de fatigue de peur... Des robots combattants. Il n'y avait pas qu'eux je pense... Vraiment un bouquin très complet et surtout au style très fluide et précis !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Un ancien officier subalterne (ancien vétéran de la 2sd guerre mondiale et autres) me raconta qu'il y avait une très forte suspicion d'utilisation - et d'expériences - de drogues diverses par les Américains sur leurs propres militaires dès les années 50.

      D'ailleurs, ils avaient bien récupéré également des travaux de Shiro Ishii, pour en faire des armes biologiques rapidement utilisées en Corée.
      Tant d'énergie et de temps dépensés pour répandre une mort aveugle et atroce.

      On va se pencher sur ce livre

      Supprimer