vendredi 10 mai 2019

UNE VIE DE CHIEN de Charles Chaplin (1918) par Luc B.


UNE VIE DE CHIEN est un moyen métrage que Charlie Chaplin tourne en 1918 dans ses nouveaux studios flambants neufs. Il vient de signer avec la First National un contrat d’un million de dollars, une somme record et inédite à l’époque, pour huit films. Ce n’est que l’année suivante qu’il s’attèlera à son premier long métrage, THE KID, un six bobines. Bobines de pellicule, puisqu’à l’époque l’échelle de longueur était comptée en nombre de bobines, à la projection, d'une durée approximative de 11 minutes. D'où le format classique des films de 1h30 = 90 minutes = 8 bobines + les génériques. Si Von Stroheim, Griffith, DeMille avaient déjà tourné des films monstres, à quelques exceptions près, c'est avec l'avènement de la télévision qui faisait concurrence que les studios hollywoodiens ont rallongé les métrages, BEN-HUR et compagnie. Chaplin a tourné quelques 80 courts métrages d'une ou deux bobines, puis des moyens, comme L’EMIGRANT, CHARLOT SOLDAT, IDYLLE AUX CHAMPS, ou le fabuleux et tartuffien LE PELERIN qui passe à quatre bobines. Ce qui oblige à construire un scénario, plus qu'à enchainer les gags sur une vague intrigue. Son film le plus long est LE DICTATEUR, qui fait 2h05.
De toute cette série, UNE DE VIE DE CHIEN reste mon préféré, la raison est simple : chaque seconde de ce film est juste un éblouissement. C’est un résumé de tout le cinéma de Chaplin. Et je me souviens, parmi toutes les choses que j’ai faites dans la vie et dont je peux vous parler, car vous comprendrez que je ne peux pas m’étendre sur mes années à la DGSE, ni - contractuellement - que je ne peux révéler mes pseudonymes pour réaliser certains films, mais si vous avez vu passer au générique des Hitchcock, Kubrick ou Scorsese, sachez que… enfin bref, de toutes façons vous ne me croiriez pas. Bref disais-je, fut un temps où j’enseignais le dessin dans un collège,  et j’avais monté un club cinéma. C’est UNE VIE DE CHIEN que j’avais proposé aux élèves comme base de travail, eux qui versaient davantage dans les trucs de Bruce Willis, ça leur a fait tout drôle de regarder un vieux machin muet en noir et blanc ! Ben j’peux vous dire que ça ne moufetait pas dans la salle, et qu’il y avait même quelques petites larmes chez les plus sensibles !   
Chaque scène de ce film est une évidence. Les idées et les gags fusent à la minute, le rire et l’émotion s’entrecroisent, se complètent, et les grands thèmes du cinéaste sont présents : pauvreté, chômage, exclusion, exploitation des patrons, injustice sociale, roublardise élevée au rang d’art, pied de nez aux autorités.  
Chaplin joue son personnage de vagabond, de tramp, qui dort dans la rue, et déjà emmerdé par un flic parce qu’il a piqué une saucisse à un marchand ambulant. Apparition récurrente du policier, vu comme l’autorité répressive, bras armé des nantis. La séquence au bureau de placement est réglée comme un ballet millimétré qui en dit tellement sur la brutalité des rapports humains lorsqu’il s’agit de se faire une place. C'est pas mieux chez les chiens. On découvre Scraps, un bâtard qui lui aussi crève la dalle. Lorsque le cabot trouve un bout de viande au sol, il est aussitôt agressé par une meute affamée. Les deux scènes résonnent. Les deux exclus vont faire équipe, formidable plan où Charlot trempe la queue du chien dans une bouteille où il reste un fond de lait, pour la lui faire lécher.
J’adore les scènes de dancing dans les films de Chaplin, y'en a dans LA RUEE VERS L'OR, MODERN TIMES, CITY LIGHTS. Des lieux fréquentés par le peuple, qui y boit et s'engaillardit. Il y a plein de figurants, il faut scruter mille détails ici ou là. Les couples mal assortis, les danseurs éméchés, le petit fluet attablé au fond avec une grosse dame en pleurs (jouée par Henry Bergman, un fidèle), le grand balaise qui assomme un gus pour lui piquer sa donzelle et dont les poches seront illico vidées par un autre larron, le batteur fou qui s’explose le tambourin sur la caboche - plus dingue que le batteur du Muppet Show - avant de chialer comme une madeleine quand une chanteuse interprète une chanson triste… L’établissement, le « Green Lantern » étant interdit aux animaux, Charlot planque Scraps dans son pantalon. La queue du chien ressort par un trou dans son froc, frétille et tambourine sur la grosse caisse de l’orchestre quand Charlot refait son lacet à côté : voir la tête médusée du batteur qui entend boum boum alors qu’il ne joue pas ! Gag sonore, puisque le boum est dans la bande originale.
Arrive le personnage féminin interprétée par Edna Purviance. Elle a joué dans 35 films de Chaplin. Au delà de la liaison qu'ils ont eue (forcément, vu le priapisme du monsieur) il y avait une profonde amitié entre les deux, Chaplin lui a versé son salaire jusqu'à sa mort, soit trente cinq ans après le dernier film tourné ensemble. Car à part picoler, elle n'a plus fait grand chose au cinéma après L'OPINION PUBLIQUE (1923). Elle est à Chaplin ce que Claude Gensac était à De Funès. Purviance joue une honnête fille que son patron exploite, contraint à flirter avec les clients pour les faire consommer. Charlot ne va pas rester insensible ni à ses charmes ni à sa situation.  Mais comment consommer quand on n’a pas un sou ?  On retrouve l’idée d’entraide, de partage entre les gens de petites conditions, l’entraineuse, le vagabond et Scraps forme comme une famille, unie dans la déveine et l'adversité. Il y a aussi cette idée de statut social du à l’argent. Charlot trouve un portefeuille que deux gangsters viennent de piquer à un gars. Il peut désormais revenir au dancing, et il faut le voir, fier, hautain même, demandant à ce que désormais on le respecte. Le serveur qui lui avait botté le cul cinq minutes avant, lui fait des courbettes... Selon que vous serait riche ou miséreux.
avec le chien, puis avec The Kid
Ce portefeuille fièrement exhibé par Charlot est promesse d’avenir radieux. C’est aussi l’élément d’un des gags les plus fabuleux du film. Car les deux voleurs qui entrent au dancing repèrent le maroquin, le reprennent. Charlot va devoir le récupérer. Il assomme un des types attablés, glisse ses bras sous les aisselles du gars et le manipule comme une marionnette. Sublime numéro. S'en suit un final frénétique avec poursuites, bagarres, coups de feu, j’adore les flingues dans les films muets qui dégagent plein de fumée !
« When dreams come true » indique un inter-titre. Magnifique épilogue, sans doute ironique aussi, un Charlot devenu propriétaire terrien qui de retour des champs passe un peignoir : on s’embourgeoise. Regards attendris du couple sur un berceau... où Scraps s’occupe de sa portée de chiots ! Si Charlot a souvent vécu avec des femmes, on ne lui connait pas de descendance (alors que Chaplin…). L'enfant de THE KID était lui aussi un gamin abandonné.
Outre Edna Purviance et Henry Bergman, on retrouve Albert Austin (un des voleurs) et Sidney Chaplin, son frère, qui jouera de nombreuses fois pour lui. Les acteurs interprètent souvent plusieurs rôles dans le même film, déguisés, ou travestis. Le petit bonhomme au dancing est aussi dans la scène du bureau de placement. Chaplin, propriétaire de ses studios, total maître à bord,  avait sa troupe d'acteurs salariés. Si le film est drôlissime, c’est aussi une terrible satire, un regard aiguisé sur l’injustice, les relations souvent violentes entre des types de personnages, flic/vagabond, patron/employé, homme/femme. Il fallait cet happy end volontairement caricatural pour désamorcer le drame. UNE VIE DE CHIEN est un modèle de construction scénaristique, le cinéaste ne se contente plus du "slapstick" à la Mack Sennett (son mentor) mais peaufine ses intrigues et son discours. La mise en scène reste sur des cadres et raccords dans l'axe, caméra fixe, sur pieds, plan d'ensemble et quelques inserts pour accentuer une information. Les trouvailles de Chaplin sont éblouissantes, son jeu de pantomime exprime une palette infinie de sentiments, la moindre image trouve son sens et sa juste place dans ce petit chef d’œuvre centenaire. Pourquoi petit, d’ailleurs ?
Noir et blanc - 32 minutes - format 1:1.33.   


   

4 commentaires:

  1. Merci Luc de cette chronique sur le génie de Chaplin ! Espérant que ce ne soit que le premier ! (y)

    RépondreSupprimer
  2. Hein, quoi ??? C'est ma première et seule chronique cinoche sur Chaplin ? Après vérification : t'as raison ! J'en reste muet. Faute impardonnable, alors que j'ai juste dû les voir tous au moins 50 fois...

    RépondreSupprimer
  3. J'ai du le voir ... à sa sortie ? non, quand même pas ... puisque personne me le demande, mon préféré c'est modern times ...

    Les deux voleurs avaient volé un arabe ??? ou un maroquin ?

    RépondreSupprimer
  4. Pan sur le bec, comme il disent au Canard Enchainé... Un maroquin. Rectifié. Heureusement qui y'en a qui suivent. Modern times, oui, ex-aequo avec City Light et Gold Rush.

    RépondreSupprimer