lundi 6 mai 2019

MADAME PYLINSKA ET LE SECRET DE CHOPIN d'Éric-Emmanuel Schmitt (2018) – par Claude Toon



Très carré Éric-Emmanuel Schmitt
Je ressens comme une légère anxiété en tapant les premiers caractères de ce billet. Difficile de commenter un livre écrit dans un français de haute volée quand on s'appelle Toon et que l'on tente de rédiger soi-même dans un français sans doute correct mais pas superlatif non plus…  Si mon domaine favori comme rédacteur du Deblocnot reste la musique dite "classique" (attribut sémantiquement un peu étrange et confondant style et époque historique), mes incursions comme "critique" littéraire se limitent la plupart du temps à des thrillers teintés de SF ou de surnaturel et à des polars ; bref des romans dits de gare, même si les volumes accumulent des centaines de pages. Une littérature populaire qui a tous ses droits de cité bien entendu, là n'est pas la question. Changement de cap aujourd'hui (expression à la mode) et plongeons-nous dans un charmant voire désopilant et tendre petit livre écrit dans une langue que parfois on désespère de ne plus souvent côtoyer à ce niveau de qualité.

J'ai lu dans un commentaire sur A*z*n qu'Éric-Emmanuel Schmitt avait un style ampoulé. Et vlan ! Sans doute un lecteur trop habitué, comme moi, à lire plus ou moins en diagonale lesdits thrillers dont le style doit correspondre aux attentes d'une génération trop pressée de savourer l'intrigue et le suspens au détriment de la farandole des mots, de la polyphonie des conjugaisons surgies du passé. J'adore Minier, Grangé, Brussolo et leurs copains anglo-saxons bénéficiant, si je puis dire, de traductions de niveaux inégales, Rollins, S. King, Koontz, etc. Mais hormis Pierre Lemaître auquel j'ai consacré deux chroniques, je cherche un peu en vain dans mes lectures des plumes dignes d'un Flaubert, d'une Marguerite Yourcenar ou d'un Mauriac. Et dans ce petit essai ou récit autobiographique, disons une grande nouvelle d'une bonne centaine de pages, le verbe chante. C'est préférable quand le titre inclut le nom de Chopin allez-vous me dire.
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Piano droit Schiedmayer
Un joli conte autobiographique qui ne pouvait que séduire un amoureux de beaux textes et de la musique de Chopin… L'auteur narre les péripéties qui émaillent son apprentissage du piano depuis son enfance jusqu'à ses années comme étudiant à l'École Normale Supérieur rue d'Ulm…
Pour le gamin Éric-Emmanuel l'affaire semble mal engagée. Marmot plutôt entier, sa vision de sa famille se révèle étrangement pyramidale "deux parents, deux rejetons" et un intrus : un piano. Une antiquité de piano droit Schiedmayer hérité d'une génération précédente, un cinquième membre de la famille. On culpabiliserait de le mettre au rebut. Un instrument fatigué et encombrant que madame mère concède à épousseter par respect pour les anciens. Un vieillard qui, comme souvent, voit son "menton" s'affaisser, laissant entrevoir les touches-dents d'épicéas ou de tilleul jaunies esquissant une bouche qui ricane. Un jour, j'ai constaté le phénomène chez des voisins BCBG. Difficile de résister au rire communicatif affiché par les cinquante deux chicots. Le portrait de famille brossé est drôle, affectueux et sarcastique. La plume de l'auteur nous conduit nous aussi au sourire. Chaque mot fait mouche dans des phrases élégantes et alertes, d'autant plus amusantes qu'elles sont courtes et enlevées.
Seule sa sœur aînée se hasarde à molester Mozart (la marche turque), Beethoven (La lettre à Élise) et quelques autres "hits" des jeunes pianistes. Éric-Emmanuel se réfugie dans sa chambre pour échapper aux dissonances dues sans doute à l'inexpérience de la jeune fille ou à l'accordeur qui ne vient pas assez souvent ou a renoncé à entretenir "l'ogre" ? Mais ces hypothèses seront contredites par un évènement qui bouleversera la vie de l'écrivain, l'entrée en scène de tante Aimée.
Le récit est conçu comme une pièce de théâtre. Logique pour notre homme de lettres également dramaturge. Des scénettes courtes où se mêlent souvenirs, tendresse et facéties. Tante Aimée de visite un dimanche avise ce piano a priori importun dans la vie du futur écrivain et décide "de flatter le clavier". Éric-Emmanuel découvre la jouissance d'écouter une musique interprétée et non ânonnée comme un alphabet de notes disparates. Émergent une sœur un peu vexée mais un fils réconcilié avec le sieur Schiedmayer.

Portrait de Chopin, ça s'impose !
Quelques années se succéderont auprès de tante Aimée à maitriser "Couperin, Hummel, Czerny (rasoir mais incontournable), Mozart, Beethoven et même Debussy…". Mais Éric-Emmanuel reste insatisfait de ses premiers essais dans l'univers de Chopin. Son Chopin reste plat, presque atone, à l'opposé des élans poétiques qu'obtient tante Aimée à la lecture des portées du génie polonais. Pourtant pas vraiment de difficultés techniques majeurs entre une sonate de Beethoven et une valse ou une mazurka de Chopin ; pour les ballades et les scherzos, les partitions sont d'une densité et d'une exigence en termes de virtuosité plus décourageantes (NDR). Et bien non, malgré les conseils de tante Aimée, le Chopin d'Éric - Emmanuel reste morne, à ses oreilles et à son âme tout au moins.

Saut dans le temps, notre conteur et héros étudie la philosophie rue d'Ulm et prend une décision énergique : domestiquer Chopin. Difficile à son âge d'intégrer un conservatoire ou de jouer au quotidien, seul le samedi lui laisse la liberté de travailler la musique. En plus, il n'a pas de piano… Il fera appel à Madame Pylinska qui dans un premier temps refusera d'accompagner cet étrange étudiant addict de Chopin. Mais Madame Pylinska aime relever les défis et doit aussi gagner son pain. Éric-Emmanuel Schmitt aurait certainement développé cette double idée avec plus de raffinement que votre rédacteur. Madame Pylinska est horrifiée par le manque de personnalité du jeu de son élève, pas par sa technique plutôt habile. Ses commentaires acerbes pleuvront sans aménité, notamment ceux fustigeant le jeu d'un "bûcheron" guère surprenant chez ce colosse (choix de la photo en conséquence😊). Madame Pylinska a des méthodes assez particulières : faire écouter son élève assis sous le piano pour sentir les vibrations de la table d'harmonie, regarder les fleurs éclore aux jardins du Luxembourg et même faire l'amour la veille du cours hebdomadaire… Quel résultat donnera cet étonnant parcours initiatique, la compréhension des secrets de l'amour de la vie, au sens très large, démarche révélant celle cachée derrière les arpèges et les accords de Chopin ? Je garde le secret de la méthode Pylinska.

Deux heures de lecture plaisantes pour un amateur de belles-lettres et de piano, passions assez indissociables pour apprécier l'ouvrage. Et puis à travers le récit d'Éric-Emmanuel, Madame Pylinska nous enseigne nombre de vérités à propos de la pensée des compositeurs : Schubert l'intimiste car ne jouant souvent que sur des pianos droits de chambre, Liszt qui joue "pour l'extérieur" à grands renforts de touches cassées dans ses spectaculaires rhapsodies (pourtant ses années de pèlerinage sont aux antipodes de cette extraversion), Chopin enfin, si difficile à interpréter car jouant vers l'intérieur, son intérieur… Un livre d'une belle richesse musicologique.
Je pense le relire un jour, mais cette fois-là, avec comme décor musical, les Nocturnes (Clic). Les durées de lecture et d'écoute étant sensiblement identiques.

Bonne lecture !

Albin Michel – 126 pages.

Ce livre a été décliné en un spectacle avec l'auteur comme comédien et apprenti pianiste, il sait tout faire cet homme !



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