Chloé Sevigny et Hilary Swank |
Chloé Sevigny |
Il y a des films dont je ne sors pas indemne. Ô pas des longs métrages
horrifiques plutôt divertissants voire poilants ; parfois un peu débiles, je
vous l'accorde. Non, je parle de ces drames qui mettent en scène ce que
l'être humain a de plus bestial dans ses gênes et son comportement :
l'égoïsme, l'intolérance, la cruauté et la violence envers la différence (la
liste serait longue) et aussi l'inculture obstinée qui, soit dit en passant,
est souvent l'une des causes aggravantes des ignominies précitées, et cela
au-delà des tendances démoniaques qui semblent coller à la peau de certains
de nos contemporains.
Aux USA, les budgets importants bénéficient plutôt aux méga productions, aux blockbusters mettant en scène les héros Marvel à grand renforts de pyrotechnie, quelquefois sympas mais vite oubliés. Les thrillers, polars et comédies plus ou moins subtiles ont aussi les faveurs des producteurs. Quant aux films consacrés aux drames que rencontrent ceux que dame nature a voulu différents au sens biologique et sexuel, donc étiquetés transgressifs par les moralisateurs, seul le cinéma indépendant semble s'intéresser au genre. C'est le cas de Boys don't cry sorti en 1999 retraçant le destin tragique de Brandon Teena, jeune femme transgenre victime d'un fait divers effrayant qui bouleversa le Nebraska des années 90. Pour cette thématique, en plus léger, il y a des exceptions comme le très beau Carol de Todd Haynes de 2016 avec Cate Blanchett et Rooney Mara ; peut-être plus une romance dramatique sur le désir amoureux entre femmes qu'un film dénonciateur de l'homophobie, un flamboyant mélodrame à la Douglas Sirk.
Par respect pour l'identité désirée par
Brandon, ce papier est rédigé au masculin.
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Brendon Teena et Lisa Lambert en 1993 |
1993, Lincoln puis
Falls City, Nebraska. L'État pile au centre des USA. À peine deux millions
d'habitants, de mornes plaines, des champs de maïs à perte de vue, peu
d'industrie, jamais de touristes, le vote républicain tendance dure. Super !
Conservateur, pas ou peu de non blancs, le paradis de la picole, en un mot
la région où être LGBT ne peut signifier que naître en enfer dans ce que je
vais très vulgairement nommer le trou du cul de l'Amérique (dans tous les
sens possibles).
Teena Brandon, née fille, 21 ans, inverse son nom en
Brandon Teena. La première
séquence ne cherche pas l'ellipse.
Brandon (Hilary Swank, née à Lincoln dans le Nebraska comme le personnage
qu'elle incarne) s'est tirée de chez sa famille (le film ne mentionne pas qu'un oncle a abusé d'elle de nombreuses
années).
Elle squatte à Lincoln chez
Lonny (Matt McGrath), son cousin gay. Lonny lui
coupe les cheveux à ras, les deux jeunes gens s'amusent quand
Brandon tente de se
métamorphoser au mieux en petit mec pour aller draguer les filles… Jean,
chemise à carreaux, une chaussette roulée dans le slip pour faire croire
que… Elle attirera la sympathie d'une blondinette dans un bar malgré sa
frêle dégaine. La soirée dégénère quand le frère de la môme et ses potes se
pointent pour assiéger le mobil home de
Lonny. Un groupe d'excités qui
se déchaîne pour un baiser bien chaste de
Brandon et surtout pour
vociférer à propos de l'homosexualité de
Lonny. En quelques minutes de
générique,
Kimberly Pierce
dresse le décor délétère, alcoolisé, intolérant et violent où s'agite ce
sous-prolétariat. Dommage que ce film à très petit budget propose un montage
parfois confus, on identifie les personnages souvent par association
d'idées.
Le fric à Manhattan ou... le système D du Nebraska... |
Dans un autre bar,
Brandon fait la connaissance de
Candace, une jeune mère de
famille (Lisa Lambert et son bébé dans la réalité1). Brandon cogne sur un butor
qui dépasse le quintal de gras et "importune"
Candace. Bagarre générale comme
dans un western. Brandon est en
sang mais y gagne ses galons de battant, se rend crédible comme mâle sorti
de l'adolescence. Au Nebraska (pas uniquement), la virilité se mesure en
coups de poing et en litres de bière, mais pas que… Quant à Falls City, 4500
habitants, pour les jeunes (et les autres), à part se défoncer, gaspiller de
l'essence en roulant (voitures et "les mécaniques"), et rêver de foutre le
camp, aucun dérivatif, surtout culturel… Grâce à
Candace qui l'héberge,
Brandon
se lie à un groupe d'amis qui répond bien à ces coutumes locales du
désœuvrement. Deux copains :
John Lotter (Peter Sarsgaard), Tom Nissen (Brendan Sexton III), déjà un casier chacun et un passage par la case prison ; braillards,
glandeurs, a priori plus cons que méchants, mais de la connerie qui bâtit
les psychopathes…
Pour accentuer la morbidité des lieux, le film recourt fréquemment aux
plans séquences nocturnes, le soleil a donné sa démission tout comme Dieu
qui a perdu la fiche de
Falls City.
La différence jusqu'au martyre |
Chloë Sevigny
(Lana) porte son personnage de
grande adolescente boudeuse et rebelle sur le chemin de la maturité tragique
de l'adulte en se découvrant une tendresse ou un amour ambigu envers son
étrange "ami". Car à l'évidence, elle discerne tôt un mystère dans le corps
de Brandon, comme ce décolleté
entraperçu lors d'une nuit
câline sous les étoiles. Mais elle ne sait comment l'interpréter. Elle
s'interroge, se refuse à comprendre pour retenir
Brandon qui lui apporte enfin
un peu de lumière entre son bled noir et sa mère monstrueuse. "Tu es si mignon", on pourrait ajouter "qu'importe ce que tu es vraiment". L'actrice, dès son jeune âge, a relevé le défi des rôles difficiles
notamment dans
Kids
de
Lary Clarke
où, junkie séropositive, elle donnait la réplique à
Rosario Dawson. Lana voudrait fuir à
Memphis avec
Brandon mais
John surveille, les doutes sur l'identité du "copain" de Lana le ronge. La tragédie se met en place, vénéneuse, inévitable, noyée dans
les bières…
Un faux permis, un chèque bidon, et une garde à vue côté des… femmes !
Candace comprend et pressée de
questions vend la mèche.
Lana s'en foutra "qu'elle soit singe ou guenon", Brandon affirmant qu'il est
hermaphrodite. Pour John et
Tom, purs produits de
Falls City où on "pend les pédales", c'est l'escalade en trois temps et sur quelques jours dans la crise de
folie et de haine : le déshabillage forcé pour vérification, le viol atroce,
puis, peu importe comment, les exécutions de
Brandon, de
Candace et dans la réalité d'un
troisième ami. Raconter la fin d'un film peut surprendre ? Non quand c'est
le sujet même de ce drame traité ici de manière quasi documentaire et avec
un réalisme sans temps mort, l'anti thriller qui n'offre aucun suspens, la
raison d'être de transposer avec seulement 2 000 000 $ un scénario refusé
par Hollywood.
Kimberly Pierce
se fait témoin de l'indicible.
Scène insupportable : l'examen quasi silencieux par un médecin de
Brandon violé(e) (Hilary Swank
débutait après des cachetons dans des nanars du style Buffy !!), pas de mots
: des murmures, un corps martyrisé, grisâtre, un regard perdu vers un
univers de non vie. Ce plan sans mouvement ou presque me hantera longtemps.
La jeune
Hilary payée 3000 $ emportera un oscar d'interprétation.
Chloë sera nominée pour celui du second rôle.
Kimberly Pierce
semble vomir l'Amérique la plus rétrograde ; celle des armes, des goujats
libidineux, de l'alcool, du Middle-west méprisé depuis le Capitole, le pays
de la sainte morale prônée souvent par ceux qui justement ont très peu de
sens moral, des flics abjects et complaisants. Un film militant bien
entendu, mais surtout un regard d'amour sur des femmes qui ont rêvé d'une
complicité impossible.
1) Un ami de Lisa Lambert (Candace), Philip DeVine, sera également tué
lors de la tuerie perpétuée par John et Tom.
2) "rodéo-tir-cul" : on s'accroche debout à l'arrière d'un pick-up qui
zigzague dans tous les sens jusqu'à la chute… Débile, mais un passage
initiatique obligé pour les gars.
Format : couleur, 35 mm, 1,85:1
Durée : 118 minutes : production indépendante : Killer Films.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire