lundi 20 mai 2019

BOYS DON'T CRY de Kimberly Peirce (1999) – par Claude Toon




Chloé Sevigny et Hilary Swank
Chloé Sevigny
Il y a des films dont je ne sors pas indemne. Ô pas des longs métrages horrifiques plutôt divertissants voire poilants ; parfois un peu débiles, je vous l'accorde. Non, je parle de ces drames qui mettent en scène ce que l'être humain a de plus bestial dans ses gênes et son comportement : l'égoïsme, l'intolérance, la cruauté et la violence envers la différence (la liste serait longue) et aussi l'inculture obstinée qui, soit dit en passant, est souvent l'une des causes aggravantes des ignominies précitées, et cela au-delà des tendances démoniaques qui semblent coller à la peau de certains de nos contemporains.

Aux USA, les budgets importants bénéficient plutôt aux méga productions, aux blockbusters mettant en scène les héros Marvel à grand renforts de pyrotechnie, quelquefois sympas mais vite oubliés. Les thrillers, polars et comédies plus ou moins subtiles ont aussi les faveurs des producteurs. Quant aux films consacrés aux drames que rencontrent ceux que dame nature a voulu différents au sens biologique et sexuel, donc étiquetés transgressifs par les moralisateurs, seul le cinéma indépendant semble s'intéresser au genre. C'est le cas de Boys don't cry sorti en 1999 retraçant le destin tragique de Brandon Teena, jeune femme transgenre victime d'un fait divers effrayant qui bouleversa le Nebraska des années 90. Pour cette thématique, en plus léger, il y a des exceptions comme le très beau Carol de Todd Haynes de 2016 avec Cate Blanchett et Rooney Mara ; peut-être plus une romance dramatique sur le désir amoureux entre femmes qu'un film dénonciateur de l'homophobie, un flamboyant mélodrame à la Douglas Sirk.
Par respect pour l'identité désirée par Brandon, ce papier est rédigé au masculin.
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Brendon Teena et Lisa Lambert en 1993
Ce film dramatique s'inspire fidèlement d'une histoire véridique (encore en cours puisque l'assassin de Brandon attend toujours son exécution dans le couloir de la mort du Nebraska, son dernier appel ayant été rejeté en 2018 par la Cour Suprême).
1993, Lincoln puis Falls City, Nebraska. L'État pile au centre des USA. À peine deux millions d'habitants, de mornes plaines, des champs de maïs à perte de vue, peu d'industrie, jamais de touristes, le vote républicain tendance dure. Super ! Conservateur, pas ou peu de non blancs, le paradis de la picole, en un mot la région où être LGBT ne peut signifier que naître en enfer dans ce que je vais très vulgairement nommer le trou du cul de l'Amérique (dans tous les sens possibles).
Teena Brandon, née fille, 21 ans, inverse son nom en Brandon Teena. La première séquence ne cherche pas l'ellipse. Brandon (Hilary Swank, née à Lincoln dans le Nebraska comme le personnage qu'elle incarne) s'est tirée de chez sa famille (le film ne mentionne pas qu'un oncle a abusé d'elle de nombreuses années). Elle squatte à Lincoln chez Lonny (Matt McGrath), son cousin gay. Lonny lui coupe les cheveux à ras, les deux jeunes gens s'amusent quand Brandon tente de se métamorphoser au mieux en petit mec pour aller draguer les filles… Jean, chemise à carreaux, une chaussette roulée dans le slip pour faire croire que… Elle attirera la sympathie d'une blondinette dans un bar malgré sa frêle dégaine. La soirée dégénère quand le frère de la môme et ses potes se pointent pour assiéger le mobil home de Lonny. Un groupe d'excités qui se déchaîne pour un baiser bien chaste de Brandon et surtout pour vociférer à propos de l'homosexualité de Lonny. En quelques minutes de générique, Kimberly Pierce dresse le décor délétère, alcoolisé, intolérant et violent où s'agite ce sous-prolétariat. Dommage que ce film à très petit budget propose un montage parfois confus, on identifie les personnages souvent par association d'idées.  

Le fric à Manhattan ou... le système D du Nebraska...
Brandon se querelle avec Lonny excédé qui le vire de chez lui… Non, Brandon ne veut pas de l'étiquette lesbienne. Il défend sa masculinité ! Bien entendu, il s'est tuyauté pour changer physiquement. Les psys, les hormones, la chirurgie lourde lui font peur. Un parcours semé d'obstacles et de toute façon, Il n'a pas, et sait qu'il n'aura jamais le premier $ pour financer une telle transformation.
Dans un autre bar, Brandon fait la connaissance de Candace, une jeune mère de famille (Lisa Lambert et son bébé dans la réalité1). Brandon cogne sur un butor qui dépasse le quintal de gras et "importune" Candace. Bagarre générale comme dans un western. Brandon est en sang mais y gagne ses galons de battant, se rend crédible comme mâle sorti de l'adolescence. Au Nebraska (pas uniquement), la virilité se mesure en coups de poing et en litres de bière, mais pas que… Quant à Falls City, 4500 habitants, pour les jeunes (et les autres), à part se défoncer, gaspiller de l'essence en roulant (voitures et "les mécaniques"), et rêver de foutre le camp, aucun dérivatif, surtout culturel… Grâce à Candace qui l'héberge, Brandon se lie à un groupe d'amis qui répond bien à ces coutumes locales du désœuvrement. Deux copains : John Lotter (Peter Sarsgaard), Tom Nissen (Brendan Sexton III), déjà un casier chacun et un passage par la case prison ; braillards, glandeurs, a priori plus cons que méchants, mais de la connerie qui bâtit les psychopathes…
Pour accentuer la morbidité des lieux, le film recourt fréquemment aux plans séquences nocturnes, le soleil a donné sa démission tout comme Dieu qui a perdu la fiche de Falls City.
La différence jusqu'au martyre
Complètent le groupe : Juliet Tisdel, une quadra shooté au bout du rouleau et sa fille Lana Tisdel (Chloé Sevigny) demi-sœur de John qui est père d'une fillette de 3 ans conçue avec une certaine… Molly inconnue au casting. Lors d'une soirée "rodéo-tir-cul" (tout un programme2), Lana s'interroge sur la personnalité énigmatique mais douce de Brandon qui tranche avec la bestialité masculine ambiante. Même si le scénario suit assez fidèlement l'affaire terrifiante, je ne raconte pas tout. Une idylle va naître entre les deux jeunes. Les péripéties s'enchaînent, plutôt bon enfant au départ, les bêtises commencent… Une ambiance plombée par la nature psychotique de John
Chloë Sevigny (Lana) porte son personnage de grande adolescente boudeuse et rebelle sur le chemin de la maturité tragique de l'adulte en se découvrant une tendresse ou un amour ambigu envers son étrange "ami". Car à l'évidence, elle discerne tôt un mystère dans le corps de Brandon, comme ce décolleté entraperçu  lors d'une nuit câline sous les étoiles. Mais elle ne sait comment l'interpréter. Elle s'interroge, se refuse à comprendre pour retenir Brandon qui lui apporte enfin un peu de lumière entre son bled noir et sa mère monstrueuse. "Tu es si mignon", on pourrait ajouter "qu'importe ce que tu es vraiment". L'actrice, dès son jeune âge, a relevé le défi des rôles difficiles notamment dans Kids de Lary Clarke où, junkie séropositive, elle donnait la réplique à Rosario Dawson. Lana voudrait fuir à Memphis avec Brandon mais John surveille, les doutes sur l'identité du "copain" de Lana le ronge. La tragédie se met en place, vénéneuse, inévitable, noyée dans les bières…
Un faux permis, un chèque bidon, et une garde à vue côté des… femmes !  Candace comprend et pressée de questions vend la mèche. Lana s'en foutra "qu'elle soit singe ou guenon", Brandon affirmant qu'il est hermaphrodite. Pour John et Tom, purs produits de Falls City où on "pend les pédales", c'est l'escalade en trois temps et sur quelques jours dans la crise de folie et de haine : le déshabillage forcé pour vérification, le viol atroce, puis, peu importe comment, les exécutions de Brandon, de Candace et dans la réalité d'un troisième ami. Raconter la fin d'un film peut surprendre ? Non quand c'est le sujet même de ce drame traité ici de manière quasi documentaire et avec un réalisme sans temps mort, l'anti thriller qui n'offre aucun suspens, la raison d'être de transposer avec seulement 2 000 000 $ un scénario refusé par Hollywood. Kimberly Pierce se fait témoin de l'indicible.
Scène insupportable : l'examen quasi silencieux par un médecin de Brandon violé(e) (Hilary Swank débutait après des cachetons dans des nanars du style Buffy !!), pas de mots : des murmures, un corps martyrisé, grisâtre, un regard perdu vers un univers de non vie. Ce plan sans mouvement ou presque me hantera longtemps. La jeune Hilary payée 3000 $ emportera un oscar d'interprétation. Chloë sera nominée pour celui du second rôle.
Kimberly Pierce semble vomir l'Amérique la plus rétrograde ; celle des armes, des goujats libidineux, de l'alcool, du Middle-west méprisé depuis le Capitole, le pays de la sainte morale prônée souvent par ceux qui justement ont très peu de sens moral, des flics abjects et complaisants. Un film militant bien entendu, mais surtout un regard d'amour sur des femmes qui ont rêvé d'une complicité impossible.

1) Un ami de Lisa Lambert (Candace), Philip DeVine, sera également tué lors de la tuerie perpétuée par John et Tom.
2) "rodéo-tir-cul" : on s'accroche debout à l'arrière d'un pick-up qui zigzague dans tous les sens jusqu'à la chute… Débile, mais un passage initiatique obligé pour les gars.

Format : couleur, 35 mm, 1,85:1
Durée : 118 minutes : production indépendante : Killer Films.



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