mercredi 15 mai 2019

BACH – L'Offrande Musicale (1747) – Le Concert des Nations, Jordi SAVALL (1999) – par Claude Toon


Chers lecteurs, pour cause de rendez-vous à Los Angeles avec Joe Satriani, notre ami Bruno a reporté sa chronique "guitare" à Samedi. !! Donc, dans un tout autre genre, voici l'article prévu samedi et consacré à Bach.

- Coucou M'sieur Claude… Tiens vous nous proposez un remake de l'Art de la fugue de Bach ? Enfin c'est juste une impression…
- Eh non Sonia, mais ce n'est pas si bête comme rapprochement. Il s'agit de l'offrande musicale, une autre œuvre de musique pure, contemporaine de celle que vous citez…
- Flûte, clavecin, violoncelle… Heu, c'est pareil que pour l'Art de la fugue, on joue sur les instruments selon son bon vouloir ?
- En effet, aucune orchestration n'est précisée, il existe une multitude d'adaptation depuis 1747, date de la composition…
- Comme souvent chez Bach, même si vous parlez de musique pure, je ressens comme une impression de religiosité… Je me trompe ?
- Non, pas du tout, on disserte depuis près de trois siècles à propos de ce titre d'Offrande…

Frédéric II de Prusse
On peut associer l'Offrande musicale de 1747 au triptyque d'ouvrages de musique pure comportant également les célèbres Variations Goldberg (1740) et l'Art de la fugue (1748). Dans les dernières années de sa vie, Bach semble avoir souhaité offrir à la postérité un testament musical sur son travail hors du commun sur le contrepoint.
L'Art de la fugue commenté lors de ma première contribution pour le blog mettait déjà en exergue les incertitudes quant à l'état dans lequel nous sont parvenues les partitions autographes. Là il s'agissait du mystère entourant la dernière fugue, très longue, restée inachevée pour des raisons mal connues : travail interrompu, impossibilité de conclure une fugue aussi complexe, œuvre rajoutée et sans aucun rapport avec les autres fugues, etc. Pour les variations Goldberg, cette question ne se pose pas mais, pianistes (Glenn Gould...) ou clavecinistes (Scott Ross...) et d'autres formations instrumentales ont montré l'incroyable adaptativité du chef-d'œuvre par divers musiciens. Quant à l'Offrande musicale, tout comme l'Art de la fugue, Il n'y a guère d'autres exemples d'universalité d'un ouvrage "théorique" dans l'histoire de la musique. Je n'aime pas ce mot même si Bach apporte par son travail une avancée majeure dans l'art de la composition occidentale. L'adjectif "Théorique" fleure bon l'académisme et la partition d'étude ennuyeuse. Mais là intervient le génie du Cantor. Sa musique dépasse la performance de l'écriture savante et imaginative pour atteindre un univers sonore cosmique. L'Offrande musicale est bien la 3ème pièce maîtresse de ce trio de partitions surprenantes. Elle comporte : des ricercares, des fugues, des canons et même une sonate en quatre mouvements, un recueil établi dans un ordre relativement indéfini et une orchestration plutôt libre.
- S'cusez M'sieur Claude… C'est quoi un ou une ricercare ? Fugue et canon comme celui de Pachelbel, ça me parle un peu, mais là ?
- C'est une forme ancienne de fugue héritée de la polyphonie de la Renaissance. Une fugue se développe sur un seul thème et plusieurs voix… Un ricercare ou "recherche" en italien est plus libre dans son évolution et peut changer sa thématique… C'est très simplifié comme réponse, je ne suis pas un expert du contrepoint, une science musicale à part entière… Peu de nos lecteurs se soucie de ce détail, pour les autres (clic).
La question de Sonia est pertinente car Bach a enterré le ricercare à l'ancienne par ses découvertes qui atteignent leur quintessence dans l'Art de la fugue. La présence conjointe de ricercares et de fugues dans l'Offrande musicale serait-il un clin d'œil envers ce travail musicologique révolutionnaire qui n'appartient qu'à lui ?
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Jordi Savall
La genèse de L'Offrande musicale est romanesque. Pendant ses fonctions à Leipzig, Bach fréquentait le roi héritier Frédéric II de Prusse. L'homme est fin musicien et joue parfaitement de la flûte, il s'adonne à la composition. Une passion qu'il cache à son père Frédéric-Guillaume Ier, butor peu porté sur les arts et les lettres et qui avait chassé de sa cour tous les artistes, pour le plus grand bonheur des autres dignitaires de l'Empire qui hébergeaient la crème musicale des temps… Le père béotien meurt en 1740, le fils peut ainsi sortir de sa cachette musicale et recevoir Bach dont l'un de ses fils, Carl Philipp Emanuel (le plus talentueux), est maître de chapelle du jeune prince. Lors de la soirée du 7 mai 1747, tout ce beau monde est réuni autour de la collection de clavecins et des premiers piano-fortes du maître des lieux. Le récit prend ici des allures de légende. Bach demande à son hôte d'improviser un air de flûte. Le roi propose le célèbre thème complexe mais divin s'étirant sur 9 mesures. Bach improvisera alors des variations, des canons et peut-être l'un ou les deux ricercares à 3 et 6 voix… Pour ce dernier, on s'interroge sur la possibilité même pour Bach d'improviser un contrepoint aussi ardu sans préparation. Il peut s'agir d'un ajout "à tête reposée" mais construit, ça va de soi, sur le thème principal appelé aussi Sujet Royal pour rendre à César l'idée de cette mélodie sublime. Plusieurs témoignages sur cette soirée mythique demeurent contradictoires.
Rapidement, la Cantor couche sur le papier et apporte des perfectionnements dans les différentes improvisations. Le manuscrit est remis au roi en juillet sous le titre L'Offrande musicale. L'ensemble de pièces, riche et diversifié, bénéficie de la cohérence offerte par le thème initial proposé par Frédéric II.
Nota : dans l'enregistrement proposé, le thème joué à la flûte solo introduit le disque.
La partition est constituée de 16 pièces : le ricercare à 3 voix et celui à 6, une sonate en quatre mouvements, une fugue et 9 canons de formes et de nombre de voix différents. L'ordre des pièces est sommairement imposé, il change d'un interprète à l'autre. La partition moderne consultée propose le ricercare à 6 pour clavier sur deux portées, mais également dans une version pour six portées suggérant une interprétation pour un groupe de cordes bien qu'il était d'usage d'écrire de la sorte les fugues complexes à l'époque. Jordi Savall nous gâte et propose les deux versions. Plusieurs compositeurs comme Webern ont écrit des arrangements.
L'Offrande musicale a été publiée en cinq fascicules. Dans quel ordre doit-on enchaîner les morceaux ? Mystère. Comme ces confrères, il a été confronté à établir un ordre harmonieux pour jouer les différentes pièces. Il est d'usage de commencer par le ricercare à trois voix. Bach était féru de numérologie et c'est dans cet esprit qu'il opte pour une organisation en arche : la sonate étant encadrée par deux séries de canons. Par ailleurs le gambiste et chef d'orchestre ajoute pour conclure des arrangements alternatifs de trois pièces pour achever magnifiquement son disque par une reprise du ricercare à 6 voix joué par toutes les cordes et le clavecin…
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Nous avions déjà écouté le catalan Jordi Savall à propos de sa gravure remarquable de couleurs et de gaité du Water Music de Haendel (Clic). On le retrouve ici à la fois comme chef d'orchestre et évidement gambiste (joueur de viole de gambe basse ou alto). Il est entouré de musiciens de son ensemble baroque le Concert des Nations, et non des moindre : Marc Hantaï à la flûte traversière, Pierre Hantaï au clavecin, Manfredo Keamer et Pablo Valetti aux violons, Bruno Cocset au violoncelle, Sefi Casademunt à la viole de gambe ténor et Lorenz Duftschmid à l'alto.
L'Offrande musicale ne se commente pas. On peut l'écouter comme un divertissement ou en méditation. La spiritualité est discrète et intimement présente dans cet ouvrage profane. Je propose juste un tableau récapitulant le programme du disque conçu par Jordi Savall. Les pièces originelles sont marquées en teinte dorée, les ajouts à l'initiative du chef en police ordinaire.
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1.     Sujet Royal (flûte traversière solo)
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11.     Sonate 3-Andante
[0:39]
2.     Ricercare à 3 voix (Clavecin)
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12.   Sonate 4-Allegro
[7:02]
3.     Canon Perpetuus  (violon, continuo)
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13.   Canon à 2 voix – version 1 (clavecin)
[9:31]
4.     Canon à 2 voix (clavecin)
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14.   Canon à 2 voix – version 2 (clavecin)
[11:26]
5.     Canon à 2 voix (violons, clavecin)
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15.   Canon à 2 voix et modulation ascendante
[13:00]
6.     Canon à 2 voix (violon, flûte, continuo)     xxxx
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16.   Fugue canonique
[15:07]
7.     Canon par augmentation (violon, viole)
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17.   Canon par augmentation
[17:45]
8.     Ricercare à 6 voix (clavecin)
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18.   Canon Perpetuus
[26:32]
9.     Sonate pour flûte, violon et basse continue 1-Largo
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19.   Canon à 4 voix
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10.   Sonate 2-Allegro
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20.   Ricercare à 6 voix (cordes et clavecin)

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Les interprétations de l'ouvrage sont nombreuses. J'ai évoqué les arrangements réalisés par des compositeurs et des musicologues. Celui qui me passionne le plus est de la main du musicien suisse Roger Vuataz (1898-1988) qui établit une transcription à la demande du chef iconoclaste et légendaire Hermann Scherchen. Il avait déjà œuvré sur l'Art de la fugue. L'effectif est inattendu et très moderne : 1 flûte, 1 hautbois, 1 cor anglais, 1 basson (des bois, notamment pour le ricercare à 3 voix), 2 violons, 1 alto, 1 violoncelle et un clavecin.
Il existe un enregistrement monophonique (de belle facture) datant des années 1950/51. L'approche est résolument mystique pour ne pas dire en forme de voyage astral. Un disque très difficile à trouver, hélas. On crie à la trahison ou on tombe dans un état hypnotique, c'est selon (Archipel – 6/6).
Parmi les très nombreuses interprétations sur instruments anciens, celle sous la conduite de Gustav Leonhardt de 1974 reste un passage obligé pour les amateurs de l'œuvre. On peut y entendre trois membres de la famille Kuijjen à la flûte, au violon et à la viole. Gustav Leonhardt assure également la partie de clavecin (Sony - 6/6). J'ai à titre personnel un faible pour les jolies couleurs du disque de Jordi Savall.


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