samedi 23 mars 2019

BACH – Suite pour orchestre N°2 – Nikolaus HARNONCOURT (1984) – par Claude Toon



- Cool, de la musique baroque M'sieur Claude, toujours appréciée de nombre de nos lecteurs… Il paraît que c'est de la musique au rabais pour soirée princière ?
- Je vais essayer de tordre le cou à cette idée qui, en effet Sonia, fait encore les choux gras de certains Bachophiles intégristes…
- Ah ! Ce n'est pas dans cette suite qu'il y a une pièce très connue pour la flûte nécessitant une virtuosité vertigineuse ?
- Oui Sonia, le petit péché des flûtistes, à la fin, une conclusion qui porte le bien joli nom de badinerie tout à fait approprié.
- Retour de Nikolaus Harnoncourt, entre les interprétations anciennes pour grand orchestre et les baroqueux, vous avez retenu une fois de plus ce grand musicien…
- Oui Sonia, car justement – je vais m'en expliquer – Harnoncourt est l'un des rares chefs qui a su concilier timbres originels et émoi en opposition à divertissement basique…

Bach et Nikolaus Harnoncourt (en 1984 pour ce dernier)
Je lis souvent que les suites (ou ouvertures) pour orchestre de Bach ne sont pas représentatives de l'art du compositeur voire desserviraient son génie ! À tous les coups des propos ou réflexions tenus par des intégristes qui ne voient que par les chefs-d'œuvre que sont : la Messe en Si, les deux passions, et pour le clavier ou diverses formations instrumentales, l'art de la fugue et les deux cahiers du Clavier bien tempéré, ouvrages clés et fondateurs de la musique occidentale dite classique.
Admettons ! Mais alors pourquoi l'écoute de l'ouverture de cette suite N°2 (et pas uniquement celle-ci) avec son chant de la flûte issue des sphères célestes provoque des frissons dans l'échine de nombreux mélomanes ? Serait-ce le cas si on ne voyait dans ces quatre suites que de simples divertissements écrits à la va-vite pour égayer les soirées mondaines des cours allemandes de la fin de l'âge baroque. Deux remarques pour préciser ma pensée.
Toutes les interprétations n'ont pas cet effet, l'émotion intense semble liée à l'interprétation (donc la capacité de l'interprète à pénétrer l'âme de Bach) quelques soient l'ensemble, baroque ou moderne et le chef, et de citer en premier les grands anciens : Fritz Reiner, Karl Richter ou encore une surprise lors de mes recherches pour écrire ce billet, le très rigoureux et austère Evgeny Mravinsky, et pour les baroqueux, au moins le pionnier du genre que nous écoutons ce jour : Nikolaus Harnoncourt.
Par ailleurs, la forme est pour le moins originale chez un compositeur qui dans ses concertos pour violon ou clavier ne recourait pour l'accompagnement qu'aux uniques cordes, alors que nous allons entendre, comme pour les célèbres concertos brandebourgeois : des hautbois, des bassons, des flûtes, et même des trompettes et des timbales dans les suites 3 et 4… En résumé, Bach invente avant l'heure dans cette suite avec flûte obligée la symphonie concertante tout en conservant le style du concerto grosso, mais très amélioré par la présence d'une harmonie de bois et une autre de cuivres. Innovation qui n'est pas rien. À l'époque, seul Vivaldi et ses innombrables concertos pour les groupes instrumentaux les plus divers peut faire concurrence en termes de variété mélodique et de couleur orchestrale à ces suites. Là !
Flûtes traversières baroque
Juste un détail, on utilise le titre de suite ou d'ouverture indifféremment dans le titre de ces ouvrages. Le second terme provient du fait que chaque œuvre commence par une longue ouverture à la française, je vais y revenir…
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Les suites suivent toutes le même programme : une ouverture d'une dizaine de minutes "à la française" suivie d'une série de pièces brèves inspirées pour la plupart des rythmes et pas de danses en vogue dans les cours européennes, notamment à la cour du Roi Soleil et pendant la Régence. L'ouverture "à la française" présente une forme symétrique ABA avec une thématique A solennelle, un second groupe thématique B plus ardent et une reprise du thème initial. C'est Lully qui inventa ce procédé, mais si le compositeur fayot de Louis XIV et ses imitateurs donnent à cette ouverture un style pompeux, Bach dépassera cette limite un peu roborative en cherchant une inspiration plus mystique, une spiritualité qui n'est hélas pas l'apanage de certaines interprétations mal pensées. Ce qui explique le possible désamour pour ces suites comme étant en deçà de ce que l'on attend du génie expressif du Cantor.
La liste des danses utilisées dans la seconde partie des suites est incroyable de diversité : courante, gavotte, forlane, menuet, bourrée, passe-pied, sarabande, polonaise, gigue ! Et comme si Bach voulait dépasser une liste insuffisamment exhaustive à son goût, on trouve des pièces de musique pure : rondeau, réjouissance, un aria très célèbre par sa sérénité céleste et présent dans la 3ème suite, et bien entendu la non moins célèbre badinerie concluant la 2ème suite avec son solo vertigineux de flûte. Morceau bref mais universellement connu, qui doit être joué ni trop vite, car perdant alors sa saveur enjouée, ni trop lentement, au risque de nous plonger dans l'académisme d'un concours régional pour flûtiste débutant…
Page 1 de la partition autographe de la flûte
La 2ème suite doit son succès comme œuvre isolée de la présence (omniprésence) de la flûte traversière utilisée à la manière de l'instrument soliste d'un concerto ou plutôt comme je l'écrivais déjà d'une symphonie concertante. "Traversière", instrument plus puissant et agile qu'une flûte à bec. Pas du tout un choix des musiciens, Bach l'a écrit en gros en tête de la partition manuscrite réservée au flûtiste. Une partition isolée !? Rare à l'époque, ce qui démontre la volonté de donner un rôle imminent et virtuose à ladite flûte…
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Quelle galère pour le choix de l'illustration sonore de ce papier ! J'ai réécouté nombre de disques gravés depuis 1953 à nos jours… 1953, Fritz Reiner et l'orchestre de la RCA nous entraine chez Bruckner. (En bien.) La force spirituelle de l'ouverture est cosmique, mais ce traitement profite moins aux danses trop empesées. Rééditées en LP vers 1982 et en CD chez Naxos (épuisés). Une curiosité pour imaginer Bach joué à la mode du romantisme germanique. On va trouver plus inspiré à l'époque. La réécoute des captations réalisées par Hermann Scherchen à Vienne pour Westminster m'ont déçu… Ce chef qui fit tant pour retrouver l'esprit originel des œuvres de Bach dans la passion selon Saint Matthieu (Malgré les 4 heures) et son travail d'orchestration génial dans l'art de la fugue et l'offrande musicale se perd dans des tempi étirés voire ennuyeux. Voilà que je renie ce j'ai encensé à une époque… Diverses interprétations sur instruments d'époque m'ont agacé par cette propension à jouer de nos jours Bach le plus vite possible et de manière mécanique et saccadée.
J'ai donc retenu une élégante synthèse entre l'esprit mystique sous-jacent et aussi festif rencontré dans la seconde mouture de Nikolaus Harnoncourt avec le Concentus de Vienne. Je le suppose à partir de la durée des mouvements, YouTube n'ayant rien précisé et les deux versions (la première dans les années 60) étant stylistiquement très proches.
Bien entendu, je n'aurais en aucun cas zappé sur une discographie alternative dans un catalogue très vaste et, hasard de mes recherches, les interprétations retenues sont toutes disponibles en vidéo. Donc les plus courageux pourront s'amuser à écouter toutes les approches proposées…(Une première 😊.)
Je ne présente plus Nikolaus Harnoncourt, l'un des pères fondateurs du retour aux sources de l'interprétation à l'ancienne, déjà présent dans le blog (Bach, Mozart et RIP – voir l'Index).
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L'orchestration de la 2ème suite est un paradoxe par rapport à celles des autres suites. La flûte est le seul instrument à vent requis. Ni hautbois, ni basson… Un alto et 2 violons complètent le groupe soliste. N'oublions pas le groupe des cordes (violons 1 et 2, alto dans un effectif variable suivant la taille de la salle) et le continuo composé d'une viole ou d'un violoncelle, d'un clavecin et d'une contrebasse. Certaines interprétations baroques ne font pas appel à des cordes d'accompagnement qui jouent à l'unisson des solistes certains passages, l'interprétation se limitant alors à un groupe de sept musiciens (un retour aux origines). Une partition très ouverte donc… La suite comporte une ouverture et six pièces.

Formation à 7. Ton Koopman et six complices
1- Ouverture : [V1] Le premier motif assez complexe est exposé deux fois par la flûte associée au violon, deux expositions légèrement divergentes. Quelques différences de notations et le saut à la tierce se conjuguent pour révéler une impression d'ascension. Bach souhaite-t-il déjà nous confier ce désir d'élévation spirituelle du récit musical dans ce qui ne devrait être qu'un simple moment de divertissement. La sonorité aérienne de la flûte participe grandement à ce climat de quiétude. Harnoncourt et les ingénieurs du son privilégient la flûte que l'on entendait mal à l'époque des interprétations par des orchestres modernes souvent envahis par les cordes. On notera aussi la nature processionnaire du propos musicale, une reptation encore en faveur d'un souci du maître de manifester de la religiosité. [0:42] Flûte et violons s'offrent un solo plus méditatif. [2:02] Cette "prière" est reprise brièvement. [2:38] La partie plus animée de l'ouverture donne libre court à une "plaisanterie musicale" pour reprendre ce titre d'une œuvre de Mozart si bien nommée. Un dialogue feu follet entre la flûte, les autres solistes ou le continuo. Réjouissant et très imaginatif. [6:10] Apparaît un étonnant développement à partir de la thématique introductive. Encore une preuve d'imagination : une mélopée plaintive, une lamentation. [7:04] L'allégresse fait son retour après cet intermède, vivacité magnifiée par son solo de flûte guilleret [7:45]. Tout ce passage démontre le talent du contrepoint de Bach. Voilà comment transformer en féérie un morceau de musique pour entracte tel que l'avait imaginé Lully… [10:37] Flûte et violon nous conduisent à la conclusion par une tendre et priante péroraison sur le thème introductif.
2 – Rondeau : [V2] Les pièces pour danses appellent moins de commentaires. Elles alternent des motifs élégants et des tempos les plus variés.
3 – Sarabande : [V2-1:35] La sarabande, une danse lente qui établit un lien avec l'ouverture. Peu scandée, on pourra au choix opter pour spiritualité ou sensualité, sans doute les deux par l'infinie tendresse qui s'en dégage.
4 - Bourrée I & II : [V2-4:40] Bourrées endiablée et totalement profanes. La seconde étant moins frénétique.
5 - Polonaise et Double (avec flûte solo) : [V2-6:30] Une polonaise martiale. Le contraste est de mise dans les suites de Bach. C'est peut-être la source de certaine critique. [V2-7:37] Cette danse propose un solo de flûte seule simplement soutenu par le clavecin. Un mouvement de sonate qui exige une grande habileté du flûtiste.
6 – Menuet : [V2-9:31] Un élégant menuet pour galants sous les ors des palais.
7 - Badinerie (avec flûte solo) : [V2-11:00] Une folie que l'on ne présente pas. Un perpetuum mobile très amusant, une bacchanale de doubles croches. Tout le monde connaît ce joyeux final à la bonhomie si opposée à la gravité existentielle de l'ouverture. Le flûtiste ne croît pas nécessaire d'ajouter à sa guise des appogiatures pour briller de manière hédoniste. Dans l'interprétation très esthétique de Karajan des années 60 (forcément avec les instrumentistes virtuoses de la Philharmonie de Berlin), le soliste ajoute des ornementions et des glissandi en trilles très spectaculaires certes, mais totalement hors sujet et absents de la partition. La richesse de la musique de Bach repose précisément dans l'épure et cela, Nikolaus Harnoncourt le comprend parfaitement…
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J'avoue avoir après cette écoute être moins passionné par les interprétations sur orchestres modernes avec lesquelles j'ai découvert les suites. Karajan et Scherchen, bof… Les interprétations des spécialistes de Bach de l'après-guerre comme Karl Richter ou Karl Münchinger souffrent de l'envahissement des cordes, malgré des qualités indéniables de phrasé. Une option possible cependant pour les allergiques aux sonorités baroques. Une réédition des gravures monophoniques de Fritz Reiner s'impose.
Une surprise que je partage avec vous. Un soir de 1961, le taciturne et expert de Chostakovitch, Tchaïkovski, Bartók, R. Strauss, etc., vous avez reconnu le dictatorial Evgeny Mravinsky, interprète de manière intériorisée cette suite. Ce chef russe ayant horreur du legato sirupeux et exigeant une précision absolue de la philharmonie de Leningrad trouve le ton juste dans l'esprit. Par contre la prise de son et la masse des cordes dans la grande salle de Saint-Pétersbourg enferme beaucoup trop la flûte. La badinerie est très drôle. Pas surprenant, ceux qui supportait l'humeur exécrable du maestro disaient, "mais si, il a un cœur mais il ne veut pas que ça se sache". (Russian Disc – 4/6) Une curiosité qui montre comment on jouait cette musique depuis l'époque romantique.
Autre valeur sûre qui divise : l'enregistrement virevoltant de Reinhard Goebel et son Musica antiqua Köln. Incroyablement articulé et coloré, je ne m'en suis jamais lassé. Et contrairement à ce que je lis ce n'est pas du tout une interprétation précipitée et frénétique. La montre le prouve, c'est plutôt retenu (Arkiv – 5/6)
Dans le style baroqueux, ma préférence (subjective) va à la vision féérique de l'Academy für Alte Musik de Berlin. Volcanique et inspiré (Harmonia Mundi – 5,5/6)

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Les quatre interprétations avec des reports You tube bien entendu de qualités inégales : Harnoncourt, Mravinsky, Goebel et pour finir : l'Academy für Alte Musik de Berlin.




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