mercredi 13 février 2019

MC5 "Kick Out The Jams" (février 1969), by Bruno


     T'as déjà mis les doigts dans la prise ? Ou été scotché par le courant sur une machine défectueuse ? Non ? Parce que la sensation initiale de ce live, c'est la même chose. Scratch ! Bam ! Boum ! Bzzzzz  Pu[ censuré ] de [censuré] de [ censuuuréééé ] !!!  Yaaahhhh !!! Crénom, mes doigts fument encore ...

     Non, mais, imaginez ! 1969 ! L'année précédente avait vu fleurir de toutes parts des disques riches et formidablement innovants. "Dance to the Music", "Steppenwolf", "Odissey and Oracles", "Ton of Sobs","Bookends", "This Was", "Lady Soul", "Beggars Banquet", "Songs From a Room", "The Dock of the Bay", "Gris-Gris", "Ogden's Nut Gone Flake", "Cheap Thrills", "Tell Mama", "Sweetheart of Rodeo", "Astral Weeks", "Sailor", "Crow of Creation", "Axis : Bold as Love", "In Search of the Lost Chord", "S.F. Sorrows", "Beatles (white album)", "A Saucerful of Secrets". Quel effervescence ! Quel florilège ! Mais là ! Il fallait en avoir du culot, de la folie ou de l'inconscience - ou les deux - pour sortir en ce début d'année 69 un album live d'un quintet de jeunes frappes surtout connues dans leur fief. Soit Detroit et ses alentours, et un peu à New-York où leurs prestations vindicatives commençaient à faire parler d'elles.
Et encore, si ce n'était qu'un simple album live, d'accord, mais il s'agit là d'un album live incandescent. Un brûlot ? Carrément une bombe artisanale conçue pour faire un maximum de dégâts. Un truc de terroriste fou et halluciné.
 

   Pour décrire correctement cet album, écrire tous les superlatifs usuels propres au Heavy-rock le plus rugueux et électrique serait insuffisant. Il faudrait en inventer de nouveaux.

Mais comment la presse américaine avait-elle appréhendé ce 33 tours ? Forcément comme un électro-choc, une mandale monumentale assénée par un titan (modèle grosses paluches). Vlann !! 
D'ailleurs, pour mémoire, certaines revues de renom n'ont pas pris de gants, le méprisant sans retenue. Dont Lester Bangs (alors dans la revue Rolling Stone) qui le qualifia de ridicule et de prétentieux, alors qu'il n'allait pas tarder à s'extasier sur The Stooges. Allez comprendre.
Il reviendra plus tard sur son avis, déclarant alors que c'était l'un de ses albums préférés.

     La troupe est enregistrée à la maison. Autrement dit, au Grande Ballroom de Detroit. Les 30 et 31 octobre 1968. Cependant, seule la seconde soirée, considérée comme bien meilleure, est gardée. Celle du temps noir ; un soir en dehors du temps où les esprits peuvent rendre visite à leurs proches.
Ce n'est pas une coïncidence puisque le quintet voulait créer une nouvelle religion : la Zenta. Dont le premier jour de l'année aurait concordé avec celui du calendrier celtique.
Il y a une hypothèse comme quoi la prestation aurait été enregistrée, certes live, mais sans public. Ce dernier aurait alors été rajouté par la suite. (une réputation plus tenace pour le "Alive" des quatre peinturlurés New-Yorkais)

   Aucune note n'est encore jouée que l'on sent l'ambiance survoltée. Il y a de l'électricité dans l'air. John Sinclair, manager et militant politique (1), intronise ses protégés dans une harangue enflammée, appelant à la révolution avec la fameuse réplique "le temps est venu de choisir si vous voulez faire partie du problème ou de la solution" ; sans expliquer en quoi consisterait l'un ou l'autre. Il clôture sa diatribe en s'écorchant la gorge sur un "... the ! M!C! 5555 !!! " .

Et c'est le chaos. Guitares hurlantes, basse VBRG (2), batterie épileptique, un chanteur jouant d'une voix de fausset par satire et provocation (ici exceptionnellement Wayne Kramer) et choriste animal totalement possédé (Rob Tyner). Et des soli crachant des jets de plasma pendant que le choriste intérimaire (Tyner) éructe comme s'il marchait sur des braises.
La messe est dite. Amen. Une des meilleures entrée en matière des disques live jamais réalisés.
Qu'est-ce-que c'était ? Une déflagration ? Le passage d'une comète millénaire annonciatrice de l'apocalypse ? Un soulèvement populaire ?
Dire qu'à l'origine "Ramblin' rose" est une douce chanson country à l'eau-de-rose. Là, ce n'est ni du Hard-blues, ni de l'Acid-rock, mais carrément du pur Hard-rock. Du Rock agressif, sale, bravache, fier,
   Mais ce n'est pas tout. Les furieux sont désormais lancés et seul l'épuisement les arrêtera.
Sans répit, "Kick Out The Jams" déboule ; juste le temps à Rob Tyner d'annoncer dans un halètement "And right now... right now... it's time to ... Kick out the jams !! Mothers fuckers !"  
C'est l'explosion d'une jeunesse perdue, désoeuvrée, castrée par le béton, brutalisée par l'incessant vacarme urbain, désabusée par l'hypocrisie et la cupidité des politiciens. C'est le désespoir d'un prolétariat qui ne croit plus en l'avenir. Il émane des vibrations franchement révolutionnaires dans ce morceau, y compris dans l'harangue exaltée de Tyner. L'accompagnement au chant des compères a bien moins l'aspect de choeurs qu'un chant guerrier.


     Longtemps, le "Mother fuckers" fut censuré et remplacé par un "Brothers & Sisters", plus châtié. Un gros vendeur, les boutiques Hudson's (dont l'une aurait été l'un des plus grands magasins du pays), refusa catégoriquement de mettre le disque en vente pour cause de langage obscène. Avant que cela ne se transforme en traînée de poudre, Elektra récupéra ces premiers pressages et les remplaça par des versions censurées (3). Opération coûteuse. Au passage, la prose anarchiste de John Sinclair trônant dans la pochette intérieure, sera également effacée. Si le "mother fuckers" - aujourd'hui bien courant dans le langage fleuri de l'américain lambda - a fait sa réapparition sur l'édition CD, les lignes de Sinclair sont restées aux oubliettes.


     "Come Together" n'est pas entré dans l'oreille d'un sourd, mais plutôt dans celles des Stooges. Avec deux ans d'avance, ce titre préfigure la folie "Fun House". Les grattes sont tranchantes ... telles des haches au fil ébréché, déchirant autant que découpant les chairs qu'elles frappent. 
Pour mémoire, le MC5 et les Stooges étaient amis.  Wayne Kramer les considérait comme "leurs petits frères" et il les conseilla fortement à l'envoyé d'Elektra, qui les signa. Cependant, les Stooges n'adhéraient pas à leur vision politique - "vraiment communiste d'après Iggy" - et ne participaient donc pas aux mêmes manifestations. 

     "Rocket Reducer n° 62 (Rama Lama Fa Fa Fa)", pur Hard-rock halluciné dont le riff parvient à peine à canaliser l'engouement de la bande d'énergumènes où chaque membre est près d'être submergé par l'exaltation. Ce que ne réussit pas "Bordeline", qui prend des allures de prêche de pasteur sous acide. Pratiquement un mix du Jefferson Airplane et de Blue Cheer.

     Si l'on a souvent vanté le goût pour le jazz du MC5, probablement parce que c'est plus classe et plus honorable, on a généralement occulté celui pour le Blues. Pourtant cet idiome a été un terreau évident pour sa musique et le quintet lui a toujours réservé une place en concert. Ne serait-ce déjà que par quelques reprises, comme "Born Under a Bad Sign" et "I Believe to My Soul". Et l'approprié "Motor City is Burning" de John Lee Hooker, témoignage de cinq jours de violence en juillet 1967 : émeutes, pillages, incendies, et affrontements parfois meurtriers entre un prolétariat afro-américain exaspéré et des forces de police brutales, qui faillit avoir raison de Détroit pendant l'été 1967. ("C'est encore pire que le Viet-Nam"). Traumatisme d'autant plus fort que la ville de Détroit aurait été un exemple de l'intégration entre les communautés blanches et de couleurs. Du moins au sein de la classe ouvrière. (Lors de l'été 67, les États-Unis cumulèrent plus de cent-cinquante émeutes à travers tout le pays).


   La présente version est légèrement ralentie et passablement électrisée. Les soli sont cinglants, au vitriol, bousculant sans ménagement les douze-mesures. Violenté par l'attaque farouche des musiciens, ce Blues gagne progressivement en consistance et en toxicité ; effaçant alors les liens avec les pères fondateurs pour séduire les nouvelles déités du Rock dur.

   Les paroles ont été quelque peu remaniées pour leur donner des airs révolutionnaires. D'un simple témoignage d'où filtrait la stupeur et la crainte, Tyner en fait une vindicte politique et une déclaration de soutien à la communauté Afro-américaine. "Je ne suis qu'un p'tit blanc, mais moi aussi je peux être "bad" ... et s'il faut craquer une alumette ...".  

   Blues encore avec "I Want You Right Now" dans une version freinée, plus lourde et pesante que l'originale des Troggs. Si Wayne Kramer et Fred "Sonic" Smith n'avaient pas opté pour une tonalité favorisant des aigus cinglants (respectivement Fender Stratocaster et Gibson SG Custom, et Mosrite 65-SB et Rickenbaker 450/12), probablement que ce Blues rampant aurait eu des allures de Stoner. Le break est comme une extase, un acte langoureux et sexuel, récupération avant l'explosion finale.

     Hélas, "Starship", qui débute pourtant bien, gâche l'ensemble avec son long et pénible final psychédélique improvisé. Ce morceau se revendique comme un hommage à Sun Ra, le musicien de Jazz au caractère bien trempé, pourfendeur des codes, expérimentateur, avant-gardiste, "free" avant l'heure, adepte d'une philosophie cosmique et âpre défenseur des droits des Afro-américains. Le MC5 avait une profonde estime pour cet artiste atypique et son oeuvre, cependant, ce qui peut passer avec des instruments "organiques" est plus difficile à digérer avec des guitares surélectrifiées brutalisant des amplis à bout de souffle et un Rob Tyner en pleine crise de délirium mystique. Les fans du "Cosmic Tones for Menthal Therapy" de Sun Ra pourraient apprécier ; les autres, bien moins.

     "Kick Out The Jams" fait partie de ces albums - que l'on aime ou pas - à avoir marqué l'histoire. Dont on peut dire qu'il y a un "avant" et un "après".
Pourtant il n'y avait rien de particulièrement propice pour justifier la sortie de ce disque, ce 1er février 1969. Sauf peut-être, une jeunesse refusant de suivre les directives d'une société qu'elle juge inhumaine ; une jeunesse avide de nouvelles sensations, espérant trouver dans les décibels d'une musique surélectrifié, un chemin vers l'évasion. 
Jac Holzman a eu du nez lorsqu'il a signé ce gang de Détroit (avec les Stooges), et du culot pour oser les présenter sous son aspect le plus pur et le plus sauvage.
   En dépit d'une presse impitoyable, et la violence de la musique qui jaillit dès les premières notes, l'album se vend bien, et parvient même à se frayer une place dans le billboard US. La furie déployée sur scène avait gagné la faveur du public.

     En aparté, Ted Nugent, reconnu pour son ego particulièrement développé, dit à propos du MC5 qu'à l'époque où il jouait avec les Amboys Dukes (son premier groupe), il était persuadé de la valeur du groupe et de la sienne, jusqu'à ce qu'il assiste à un concert du MC5... 

avec l'emblème du White Panthers sur le torse

     "Kick Out The Jams" fête cette année, ce mois-ci, ses cinquante ans. Un demi-siècle ! Happy birthday !! Aujourd'hui encore, cette galette est un "must have". 
Et gaffe aux esgourdes. Ça déchire grave.
C'est parfois un peu foutraque, les pains sont légions, et il y a deux ou trois mouvements dispensables, pour ne pas dire superflus, mais bon sang, malgré les années, cette galette irradie toujours autant d'énergie, de Rock'n'Roll high-octane, d'une certaine pureté et d'innocence d'une jeunesse en colère mais bercée par des rêves d'équité.


  1. Ramblin' Rose (Fred Burch, Marijohn Wilkin) – 4:15
  2. Kick Out the Jams  – 2:52
  3. Come Together – 4:29
  4. Rocket Reducer No. 62 (Rama Lama Fa Fa Fa) – 5:41
  5. Borderline – 2:45
  6. Motor City Is Burning (Al Smith pour John Lee Hooker) – 6:04
  7. I Want You Right Now (Colin Frechter, Larry Page) – 5:31
  8. Starship (MC5, Sun Ra) – 8:15


(1) John Sinclair était un activiste prônant une forme de révolution et la légalisation du cannabis. Il fut le fondateur et leader du White Panther Party. Ce n'est pas une réponse raciste ou xénophobe aux Black Panthers - comme cela a parfois été écrit -, mais plutôt une invitation au prolétariat blanc de soutenir le mouvement fondé par Huey Newton et Bobby Seale. Il a été le manager du MC5 de 1966 à 1969. A lire, "John Sinclair : Guitar Army".
(2) VBRG : Véhicule Blindé à Roues de la Gendarmerie (à la mode depuis quelques temps)
(3) Mais le mal est fait. Les fans déjà nombreux dans le Michigan, et évidemment à Détroit, - aussi un peu poussés par le groupe -, collent en représailles des autocollants avec la mention "Fuck" sur les vitrines des boutiques Hudson's. Tandis que parallèlement, le Five commande un encart d'une revue locale faisant apparaître un joli "Fuck Hudson's" en bas du cadre publicitaire, et envoie la note au boss et fondateur d'Elektra, Jac Holzman.  Piqué, le patron des magasins Hudson's retire l'intégralité du catalogue d'Elektra des rayons. En conséquence, Holzman va voir d'un autre oeil cette bande ingérable.



🎶⚘☙✨ 

🎶⚘☙✨ 

2 commentaires:

  1. Je ne sais toujours pas si, finalement, je ne préfère pas Maroon5 au MC5... Y sont mieux habillés, et ne braillent pas !

    John Sinclair (qui n'est pas de la famille de Brett...) était tout de même un grand illuminé, et ses White Panthers une vaste fumisterie, qui tirait plus vers le marketing que la politique... Malcom Mc Laren s'en souviendra quand il ira manager les Sex Pistols !

    RépondreSupprimer
  2. Je ne suis pas certain que John Sinclair ait créé ses White Panthers dans une optique marketing. Il était tout de même fiché et a fini par se faire prendre dans un vulgaire piège de la police pour être mis au frais quelques temps ... Le temps qu'il se calme et cesse de demander au peuple de se "réveiller".
    Le MC5, le trouvant finalement trop radical, s'en sépare courant 69 ou 70.
    Grand illuminé, c'est certain, et probablement opportuniste. Outre la libéralisation de la marijuana, et le soulèvement du prolétariat (très important à Détroit), il souhaitait la gratuité pour quasiment tout. Dont, évidemment, la musique (revendication alors populaire en Californie, et qui est allé perturber de nombreux festivals ; de Woodstock à l'île de Wight). Mais justement, est-ce que lui-même en tant que manager, désirait faire jouer "son" groupe gratuitement ? Et est-ce qu'il ne prenait lui-même aucune rénumération ?

    Il y a un bouquin à son sujet paru dans la collection "Rivage Rouge", "John Sinclair : Guitar Army", assez intéressant.

    RépondreSupprimer