samedi 2 février 2019

Leoš JANÁČEK – Taras Boulba (1918) – Rafael KUBELIK (1971) – par Claude Toon



- Mais M'sieur Claude, cette jaquette correspond à une vielle édition de ce disque ?! Il n'existe pas en CD ?
- Si bien sûr Sonia… D'ailleurs il s'agit de la pochette du vinyle original bien plus sympa que celles insipides des multiples rééditions en CD de ce disque excellent…
- Taras Bulba, un guerrier, une légende de Nicolas Gogol, vous avez vu, j'ai des lettres… hihi…
- Très bien mon petit, un roman tragique adapté au cinéma pas moins de quatre fois. Janáček a imaginé cette grandiose suite symphonique à des fins patriotiques, mais pas que…
- Ah Bon ?! Vous aviez déjà consacré un papier à la sinfonietta et ses douze trompettes, encore une œuvre symphonique puissante vu le sujet je suppose ?
- Certes Sonia, mais comme toutes les tragédies épiques, le compositeur alterne violence et méditation. Et le chef Kubelik est au mieux de sa forme…

Yul Brynner dans Taras Boulba de J. Lee Thomson (1961)
Leoš Janáček reste un compositeur encore mal connu de notre temps. J'avais présenté le compositeur tchèque de la génération suivante de celle de Dvorak dans un premier article consacré à sa flamboyante sinfonietta pour grand orchestre en 2017. (Clic)
Pour reprendre les grandes lignes de sa biographie, rappelons que le musicien est né en 1854 et en toute logique aurait pu s'inscrire dans le courant postromantique comme Mahler et Richard Strauss. Il n'en sera rien. J'ai jusqu'à présent peu parlé de ce compositeur original car son parcours se distingue surtout par l'écriture d'opéras d'envergure, genre que, vous le savez, je connais moins bien que la musique symphonique ou celle de chambre… Janáček se passionne plus tardivement au début du XXème siècle pour la musique symphonique. Quant à son style de composition, il tournera le dos radicalement à celui de son ami Dvořák. Nous écoutons un style plus abrupt, aux tonalités et aux rythmiques modernes, plus proche de ceux Stravinsky et de Bartók. Même de nos jours, les mélodies fracassantes, l'orchestration rutilante de percussions et l'abandon total des formes classiques déroutent un public amateur de mélodies plus directement accessibles.
Les arguments des opéras de Janáček présentent une grande originalité. Soit comme auteur, soit comme adaptateur, l'homme délaisse les mélodrames langoureux qui trop souvent firent les riches heures des scènes lyriques du XIXème siècle, toutes proportions gardées. Ainsi son ultime chef d'œuvre titré "De la maison des morts" est une traduction en tchèque de la quintessence d'un ouvrage en russe de Dostoïevski qui évoquait son expérience douloureuse dans un bagne…

Leoš Janáček  (1854-1928)
La Tchécoslovaquie que nous avons connue de 1918 à 1945 avant sa scission récente, était avant cette époque (pour faire simple) l'empire de Bohème sous la coupe réglée de l'empire Austro-Hongrois des Habsbourg. Les habitants de langues tchèque et slovaque, assez proches phonétiquement, souffraient de ce manque de liberté et de nombreux intellectuels et artistes, à travers des associations patriotiques, exprimaient leur sentiment nationaliste au sens culturel du terme. Janáček était de ceux-là et j'avais montré comment dans la sinfonietta, le compositeur glorifiait à sa manière la jeunesse de sa patrie enfin recomposée après l'effondrement allemand de 1918.
Dans cette esprit de lutte, la nouvelle Taras Boulba de l'écrivain ukrainien Nicolas Gogol* (étendue par la suite en roman) ne pouvait que séduire Janáček. Résumons le drame. Taras Boulba est un farouche guerrier cosaque ukrainien qui décide d'entrer en guerre contre la Pologne catholique au nom de la vraie foi orthodoxe. Nicolas Gogol était un mystique presque maladif et, on le constate encore de nos jours, l'Ukraine a toujours été un pays disputé par les puissances environnantes. Taras a deux fils Andréi et Ostap. Andréi pour le cœur d'une beauté passe sans aucun esprit de trahison à l'ennemi polonais ! Humilié, Taras tuera d'une balle en plein cœur son propre enfant ! Puis Ostap sera capturé et condamné à mort. Destin tout aussi terrible pour Taras Boulba, fait prisonnier, brûlé vif et mourant en martyre au nom de la foi orthodoxe ! Elle n'est pas rigolote cette histoire ? Non ? Tragique, en effet ! J'adore Yul Brynner en cosaque 😄.
* Nota personnel : Je déteste l'utilisation de ce mot comme quolibet à l'encontre des gens un peu simples….
De ce drame barbare à rebondissement, Janáček a composé une suite en forme de rhapsodie ne conservant que trois idées essentielles illustrées dans trois parties :
- La mort d'Andrei,
- La mort d'Ostap,
- La prophétie et la mort de Taras Boulba
La composition s'est étendue de 1915 à 1918. La création aura lieu à Brno en octobre 1921. Prague devra attendre 1926 pour la découvrir sous la direction de Václav Talich.
Comme expliqué avant, l'orchestration est riche et moderniste : 2 flûtes + piccolo, 2 hautbois + cor anglais, 2 clarinettes, 2 bassons + contrebasson, 4 cors, 3 trompettes, 3 trombones + tuba, cloches, tambour, triangle, timbales, cymbales, harpe, cordes et grand orgue.
Source : (Partition)
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Rafael Kubelik (1914-1996) anime une Masterclass
Rafael Kubelik est l'un des chefs tchèques légendaires comme Václav Talich, Karel Ančerl ou Václav Neumann. Certes, opposé aux régimes infâmes, nazi puis stalinien, que subira son pays jusqu'à la chute du rideau de fer, sa carrière s'est longtemps déroulée en occident. Rendez-vous à sa biographie dans l'article consacrée à la Moldau de Smetana. Smetana, son compatriote tout comme Dvořák dont nous avons écouté les enregistrements superlatifs par Kubelik du Stabat Mater et de la 7ème symphonie. (Index)
Bien entendu, Kubelik a été un serviteur assidu des compositeurs plus modernes comme Janáček et Martinu. Souvent des gravures de référence notamment pour la Messe glagolitique que nous écouterons dans l'année.
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1 - La Mort d'Andrei : Un thrène des cordes dresse un décor tragique. Le cor anglais entonne une mélodie mêlant élan sensuel et souffrance d'Andrei amoureux mais d'Andrei condamné. On pensera aux derniers soupirs d'un Siegfried ou d'un Tristan aux portes de la mort. [0:32] Le thème est repris au hautbois puis [0:50] décliné au violon au sein d'un orchestre qui s'anime progressivement [1:04]. Le titre n'évoque que l'épicentre dramatique du sujet. Le récit épique est traité en suivant la forme d'un poème symphonique qui fait penser au style de Richard Strauss dans Don Juan ou Till Eulenspiegel, mais en plus coloré, moins wagnérien. Cette première partie ne se limite pas à un chant funèbre. Janáček conte les péripéties qui nous ont menés au drame. Le crescendo introductif voit intervenir cloches et percussions, les instruments du fracas et de la discorde. [1:12] Le solo de l'orgue témoigne de la dimension religieuse du drame écrit par Gogol. Quelques notes du basson puis de la clarinette ponctuent ce mystique intermède. Il montre par ailleurs le souci d'inventivité de Janáček tant dans le développement des symboles de l'intrigue que de la variété de l'orchestration. [2:19] Un léger roulement de caisse claire accompagne un dialogue farouche entre les divers pupitres : les lointains échos de la bataille que livre Taras Boulba. [3:08] Une mélodie chanté par le hautbois rappelle les émois amoureux du jeune fils. [4:07] Des sévères coups de cymbales frappées nous replongent dans la bataille. On l'aura compris sans que je détaille plus, Janáček fait preuve d'une imagination débordante, d'un lyrisme affirmé dans sa composition. Le flot orchestral est rude et pourra rappeler les audaces de Stravinsky, notamment lors de l'évocation de la bataille [5:56] avec ses rugissements du tuba et des trombones, furie martelée par le tambour… Passage guerrier pendant lequel Andrei perdra la vie de la main de son père. [7:42] Une coda véhémente accompagne la mort du jeune homme.

Tony Curtis est Andrei (pas très cosaque avec son brushing) et Yul Brynner
2 - La mort d'Ostap : [8:21]  Contrairement à son frère mort par amour, Ostap meurt en guerrier. La musique se fait plus martiale mais non moins dramatique. Ostap pleure la mort de son frère. Des traits vaillants aux cordes et les arpèges de harpe dépeignent l'esprit chevaleresque mais aussi la jeunesse encore innocente et blessée du second fils. Janáček développe des variations à partir de ce double thème au caractère antinomique. On retrouve de nombreuses inventions orchestrales de grande virtuosité parmi les bois, notons aussi les trilles de flûtes très pathétiques. Ostap se jette dans cette aventure en bravant le danger, naïvement. Janáček utilise à sa manière le concept de leitmotive, ainsi dans la description de la bataille dont les déchaînements orchestraux renvoient à ceux déjà utilisés pour la mort de son frère dans la première partie [12:00]. La violence et la brutalité du personnage Taras Boulba offrent aux cuivres graves, trombones et tuba la possibilité d’illustrer cette personnalité puissante et agressive. [12:53] Les gémissements et cris de la petite clarinette illustrent le martyre de Ostap torturé puis exécuté…

3 - La prophétie et la mort de Taras Boulba : [13:26]  Le dernier mouvement plus romanesque se révèle le plus fantasque dans l'écriture de Janáček. Les premiers motifs joués avec passion par les bois exaltés symbolisent un Taras Boulba fou de rage après la mort de ses deux fils et qui guerroie sans relâche. [15:15] L’expression du chagrin. [15:39] Une marche ironique et cynique parodie la démence qui gagne le héros. On pense aux sarcasmes d'un Chostakovitch à venir. [17:10]  Un sombre apaisement accompagne la prophétie proférée par Taras Boulba qui prédit la victoire de la vraie foi. [18:12] Retour du grand orgue. La musique se fait moins scandée, plus glorieuse, et un peu lourde – soyons réaliste. Le final prend des allures de musique de Péplum avec ses fanfares de cuivres. Il faut bien cela pour accompagner Taras Boulba sur le bûcher. Celui des vanités ? Possible ! La mort de deux fils pour une hypothétique victoire tardive… lourd tribut ! Partition en 3 livrets : (1) (2) (3)
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Moins enregistré que la Sinfonietta dont l'écriture présente de nombreuses similitudes par sa hardiesse volcanique avec cette rapsodie, la discographie est tout de même assez riche et de qualité. En deux mots, on trouve de bonnes versions dans la sélection alternative de l'article consacré à ladite Sinfonietta (Clic).
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L'interprétation de Rafael Kubelik, articulée et contrastée présente d'immenses qualités. On pourra regretter un manque de virilité en rapport avec la nature des personnages portés sur le combat. La prise de son accuse légèrement son âge par rapport à l'enregistrement plus bouillonnant de Charles Mackerras pour DECCA. La vidéo Youtube accentue cette impression de dureté du son. Préférer l'écoute sur Deezer pour ceux qui ont accès… On doit beaucoup à Charles Mackerras pour la reconnaissance de Janáček en dehors de son patrie.



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