samedi 5 janvier 2019

CHOSTAKOVITCH - Symphonie N°10 (1953) - Vasily PETRENKO (2010) - par Claude Toon



- Ah M'sieur Claude, retour aux grandes œuvres en ce début d'année après les petits divertissements sympas écoutés pendant les fêtes…
- Oui Sonia, continuons d'explorer l'univers symphonique de Chostakovitch et aujourd'hui : la dixième symphonie. À la suite des 4, 5, 8 et 11ème déjà chroniquées.
- Elle date de 1953, donc un silence de plusieurs années. Le compositeur avait connu l'opprobre et les purges staliniennes contre les artistes fin des années 40…
- Oui, pertinent, mais en 1953, la chasse antisémite occupe le petit père des peuples. La mort du dictateur en mars permettra à Chostakovitch de terminer sa symphonie, désenchantée, mais aussi goguenarde et cynique…
- Vous avez choisi de nous faire écouter la version d'un jeune chef dirigeant un orchestre de Liverpool… Il est à la hauteur cet orchestre ?
- Absolument, Vasily Petrenko, jeune talent trentenaire, a hissé cet orchestre à très haut niveau et ce disque est vraiment une réussite !

Prokofiev, Chostakovitch et Khatchaturian en 1940
Pendant les cinq années de guerre, la chasse aux sorcières  contre les intellectuels et les artistes a légèrement marqué le pas. L'heure est à un semblant de concorde patriotique. C'est dans ce climat qu'en 1941 Chostakovitch a composé sa 7ème symphonie sous-titrée "Leningrad", ouvrage destiné à galvaniser la lutte des habitants de la ville ruinée et assiégée par la Wehrmacht, un siège qui durera pendant 900 jours. La symphonie ne lésine pas sur le climat martial et triomphaliste, mais l'adagio poignant montre un Chostakovitch toujours angoissé et bouleversé par la folie des hommes. L'ambiguïté est levée dans la puissante 8ème symphonie de 1943 encore plus interrogative. L'effervescence face à un renversement de situation qui doit conduire à l'effondrement du nazisme, après les victoires à Stalingrad et à Karkov, font que les autorités et la censure accueillent plutôt bien la partition, Chostakovitch maîtrise tellement depuis des années l'art du double langage…
La capitulation de l'Allemagne signée, Staline attend des auteurs et en particulier de Chostakovitch une symphonie gigantesque et tonitruante à la gloire des armées et du peuple soviétique. Le compositeur lui propose une mini-symphonie, la 9ème, pour petit orchestre, une ode cynique dédiée fraternellement aux soldats heureux de rentrer dans leurs foyers le plus vite possible. Staline est hors de lui et c'est un miracle que Dmitri sauve une fois de plus sa peau… Cela dit les caciques du régime et notamment Jdanov (tant de fois cité comme le Béria des artistes) n'oublieront pas cet affront.
En 1948, les purges reprennent. Les compositeurs au premier desquels Prokofiev, Chostakovitch et Khatchatourian  (réunis sur cette photo en 1945) se soumettent aux autocritiques pour "formalisme", etc. Maxime Chostakovitch doit témoigner contre son père, l’horreur. Prokofiev n'aura pas le petit plaisir de voir Staline crever (il meurt le même jour que le tyran en mars 1953). Planquées soigneusement dans les tiroirs de Dmitri, des partitions "secrètes" vont réémerger : la 4ème symphonie de 1936 ou les chants hébraïques de 1948 écrits en réaction à l'antisémitisme qui ressurgit ces années-là (l'affaire du complot des médecins juifs précède la mort de Staline). La 10ème symphonie déjà en gestation sera terminée entre juillet et octobre 1953. La création est assurée le 17 décembre à Leningrad par son ami le chef légendaire Evgueny Mravinski. C'est un triomphe… et une vengeance au vitriol musicale contre Staline et la tyrannie.

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Vasily Petrenko (drôle de tenue !)
La discographie des symphonies de Chostakovitch reflète une domination des chefs russes, parfois américains et quelques outsiders européens, je pense à l'intégrale de Bernard Haitink des années 70-80. Faut-il avoir la sensibilité slave exacerbée pour maitriser l'esprit épique et tragique du compositeur humaniste dans un pays déshumanisé ? Vaste sujet. La liste des chefs russes qui ont porté depuis les années 50 jusqu'à nous les symphonies est longue : Mravinsky, Svetlanov, Kondrachine, Barshaï ; mais tous nous ont quittés sauf Gergiev ! Eh bien, la jeune génération reprend le flambeau.  
Vasily Petrenko est originaire de Saint-Pétersbourg, l'ex Leningrad où officia pendant 50 ans le maître dictatorial Evgueny Mravinsky. Il poursuit ses études au conservatoire de la ville. Il se perfectionnera auprès de Mariss Jansons, Yuri Temirkanov et Esa-Pekka Salonen. Notons en passant que les deux premiers ont été des "poulains" de Mravinsky, Yuri Temirkanov lui ayant succédé depuis 1988 comme directeur de la Philharmonie… Le monde est petit…
En 2006, à 29 ans, le jeune chef est nommé directeur pour une saison de l'orchestre royal de Liverpool (son contrat a été renouvelé par la suite, il le dirige depuis 12 ans). De ce bon orchestre, le jeune maestro a fait une phalange essentielle du patrimoine orchestral british. Il est évidemment l'invité des plus grands orchestres de la planète.
L'enregistrement de la 10ème symphonie de Chostakovitch date de 2010. La vaillance et la clarté de la direction de ce jeune chef de 34 ans ont bluffé la critique et les mélomanes, d'où mon choix pour cette chronique… Une intégrale de haute volée du corpus du compositeur russe sous la baguette de Vasily Petrenko se complète d'année en année pour le label Naxos.
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Goulag vers 1953
Le style de l'écriture de la symphonie peut surprendre par sa forme proche du classicisme et du postromantisme. Nous sommes en 1953 et l'Europe des compositeurs en occident vit à l'heure du sérialisme intégral. Un clivage assez snob avec les formes du passé s'est établi comme si, hors du dodécaphonisme hérité de l'École de Vienne, point de salut. Pierre Boulez compose le Marteau sans maître, Stockhausen explore la musique aléatoire et l'électronique prend son élan avec des chercheurs comme Pierre Schaefer. Olivier Messiaen, le plus passionnant à mon sens, vient d'achever le Réveil des oiseaux, mêlant toutes les techniques, des gammes tonales, atonales, pentatoniques, etc.
Chostakovitch ne pouvait guère s'aventurer quelques mois seulement après la mort du dictateur dans des aventures atonales et, par nature, souhaitait ne pas dérouter un public complètement isolé de ces recherches occidentales dites "dégénérées". Donc un ouvrage purement orchestral, des thèmes identifiables, mais une certaine folie expressive qui doit bousculer l'auditeur. Bien entendu, des sonorités nettement plus fantasques et riches que celles d'un Beethoven à bien examiner l'orchestration :
2 flûtes + piccolo, 3 hautbois + cor anglais, 3 clarinettes + clarinette piccolo, 3 bassons + contrebasson, 4 cors, 3 trompettes, 3 trombones, 1 tuba, timbales, triangle, tambourin, caisse claire, cymbales, grosse caisse, tam-tam, xylophone et les cordes.
Chostakovitch revient au découpage traditionnel en quatre mouvements.
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Traduction : "Le grand Staline est le drapeau de l'amitié des peuples"
1 – Moderato : Le début de la symphonie coïncide avec l'exposé du premier thème aux violoncelles et aux contrebasses seules, dans la tonalité mortifère de mi mineur ; un thème rampant, un climat sourd et sombre. On songe à ces mauvais rêves où l'on essaye d'avancer en luttant en vain contre une atmosphère de poix. De nos jours, plus d'interrogation sur le sens à donner, voici la peinture de la chape de plomb sous laquelle survit le peuple russe. Symbole aussi de la souffrance de Chostakovitch lui-même s'attendant chaque nuit à se faire cueillir par le KGB au petit matin pour une énième autocritique ou… pire.
J'évoquais le classicisme de la forme. L'errance dramatique serpentant dans le mouvement, illustrée de variation en variation sans symétrie notable, reptation peu conventionnelle qui bouscule cette impression réductrice de conformisme, car la forme sonate n'existe pas ici. La musique cherche un rayon de lumière, un apaisement, une issue. [v1-2:25] Un second thème serein à la clarinette se dessine sur une reprise du thème 1 plus légère aux violons. Le discours s'anime. Comme dans toute l’œuvre, l'ambiguïté est patente. Le souvenir de la monstruosité se manifeste par un crescendo violent, mécanique et surtout aux accents désespérés qui hantent la musique de Dmitri depuis la 4ème symphonie jamais jouée et écrite vingt ans avant. [v1-6:14] Troisième thème : un dialogue de flûtes, l'espoir de voir un groupe d'enfants connaître un avenir sans tyrannie ? Une image qui me vient à l'esprit. Un thème rieur qui sera repris à la clarinette. Pas de sérialisme intégral donc, mais une inventivité constante dans les couleurs : chromatisme, fantaisies diatoniques et modales. Chostakovitch exige de sa plume le modernisme, celui d'un Bartók par exemple. [v1-10:33] Chostakovitch refusera toujours à travers son art la soumission. En témoigne ce passage "hurlé" par l'orchestre, une colère trop longtemps contenue. Le crachat jaillira dans le scherzo. Le thème initial structure cette furie. Débordement pseudo patriotique comme on peut le croire dans le mouvement initial de la 7ème symphonie ? Non, une vraie fureur martelée par les lugubres coups de tamtam. (Nota : désolé, dans la vidéo, le moderato est coupé en deux, il y a un petit bruit lors de la commutation). Vasily Petrenko cravache les forces de Liverpool au service de la colère absolue, une direction sans legato, le recours à une scansion enragée.

Le sport pour de beaux camarades
La dernière partie du Moderato prolonge ce voyage dans l'absurdité des temps. L'espoir semble absent. Quoique. [v1-10:33] Les cordes réexposent une mélodie centrée autour du thème principal. On oscille toujours entre rêve et réalité. [v2-7:03] La coda est un chant plaintif d'une tristesse infinie, avec peut-être un léger rayon de soleil par l'emploi de la timbale seule et lointaine notée pp, de quelques cordes et surtout de deux flûtes piccolo au son gracile. A la question posée au compositeur "Y a-t-il un programme ?", celui-ci répondait que l'auditeur devait "deviner par lui-même".

2 – Allegro : L'allegro est l'un des morceaux symphoniques les plus terrifiants pour un orchestre sur le plan technique et pour le public par sa sauvagerie. Chostakovitch ne pouvait qu'esquiver la question au sujet d'un programme. Ce scherzo barbare dans la forme est un portrait au vitriol du dictateur moustachu, la rencontre musicale de Tex Avery pour la frénésie et l'outrance sarcastique de Chaplin pour le grotesque. Le scherzo s'élance sur des accords syncopés des cordes, un pas de l'oie surgi de l'enfer de Dante. Deux hautbois, la clarinette et la clarinette piccolo entonnent le thème ubuesque d'un personnage de guignol. On pensera plus loin à une marche militaire de gnomes grimaçants, scandée par les cordes et la caisse claire. Jamais Chostakovitch n'a été aussi loin dans la caricature. J'y ressens de la haine – j'utilisais le mot "crachat" plus haut. [v3-1:15] Ce qui peut être considéré comme le trio est une course folle à l'abîme [v3-2:02] avec un développement clownesque à la manière d'un Stephen King. Les clowns qui attirent les enfants de leur patrie vers les goulags ne font pas rire. Avec ♩ = 116, plus presto qu'allegro, Vasily Petrenko mène ses troupes sans faux pas. Oui, effroyable ! En quatre minutes, le compositeur donne une image aussi glaçante de Staline et de son gang et aussi démonstrative qu'un livre historique à charge de 500 pages. Les russes abusés et endoctrinés pleuraient sur la dépouille du monstre ; Chostakovitch allume un feu de joie éblouissant de bouffonnerie !

3 - Allegretto - Largo - Piú mosso : le mouvement dit "lent" fait lui aussi la part belle à la parodie. Une introduction aux cordes évoque une valse triste (mesure ¾), une fête molasse car imposée par le régime. La tonalité d'Ut mineur morose et l'arythmie de la mélodie se conjuguent dans la peinture de danseurs fatigués, ceux de la mère patrie qui n'ont aucun droit quant à la manière de danser. [v4-1:05] Et voici l'entrée des artistes : clarinettes, basson et timbales entonnent une marche simiesque. Ils sont rejoints par les autres instruments. Défile ainsi la cohorte des caciques bedonnants et souriants sur les affiches criardes de la propagande. Une marche qui ralentira, Staline est mort mais en 1953 ce n'est pas forcément signe de liberté, Chostakovitch attendra 1961 pour retrouver un poste d'enseignant. Ce passage aux traits ironiques nous renvoit vers Mahler que Chostakovitch admirait tant, le Mahler brocardant la chanson frère Jacques dans la symphonie "Titan" où celui du rondo burlesque et du scherzo grimaçant de la 9ème symphonie.
Ah la peinture réaliste (un peu académique, non ?)
Le développement laisse planer cette éternelle ambiguïté par le retour de la "valse" chanté par un solo époustouflant de basson [v4-2:54] ! [v4-3:39] Troisième thème proposé par le cor. Un mystère musicologique. Pourquoi le cor prépare la partie largo bouleversant de nostalgie ? Souvenir des années 25-35, celles des suites jazz avant l'immonde… Simple spéculation. Flûte et clarinette interviennent aussi [v4 - 5:14], puis le cor anglais [v4-6:37], quelques discrets roulements de tamtam pour assombrir le tableau. On retrouve le principe de l'errance qui prévalait dans le moderato. Des changements constants de sentiments sont ainsi liés au travail sur les sonorités des instruments solistes et non à une complexification mélodique. [v4-6:57] Admiration pour Bach et les concertos grosso baroques, tous les vents dialogues presque gaiement pour préparer… une nouvelle marche mécanique et brutale. Le pied d'airain qui foule cette tentative avortée de réjouissance. Du pur Chostakovitch pathétique avec ses déchirements, le hurlement des cors, la rythmique implacable des cymbales… Et l'éternel retour de la valse mortifère à peine esquissée par un violon épuisé. Le piccolo, la flûte et un thrène dissonant car bougrement enjolivé de chromatisme aux cordes terminent le mouvement de la même manière que dans la coda du moderato.

4 - Andante – Allegro - L’istesso tempo : violoncelles et contrebasses introduisent le final. Un hautbois solitaire chante le thème. Encore une atmosphère plus pesante que méditative malgré l'entrée plus légère de la flûte qui prend la main au hautbois [v5-1:46]. [v5-2:32] Place au basson. Toujours ce sentiment dans l'orchestre de la recherche d'une voie réellement apaisante. Les bois se poursuivent dans une forêt à la lumière diffuse, sombre ou diaphane ? Telle est la question prédominante à toute l'œuvre. [v5-5:09] Une clarinette agreste et les violons non moins vivants marquent le début de l'allegro. Drôlerie ou mascarade ? La joie sans limite du peuple russe ou la folie grotesque d'un même peuple qui doit marcher au pas avec le sourire. Le mouvement gagne en frénésie, en ironie mordante aussi. Pas certain que un an auparavant le petit père des peuples eut apprécié cette clownerie orchestrale. [v5-8:42] La furie insoutenable prend un ton martial en forme de fausse coda qui se termine par un vigoureux coup de tamtam, un couperet qui tombe (sur quel cou ?). Reprise du thème avec fantaisie caustique dans une ballade faussement débonnaire [v5-10:30] égayée par un solo de basson burlesque. (Chostakovitch donnait à cet instrument des passages d'une difficulté digne de celle d'un concerto.) La symphonie se termine dans un délire spectaculaire mais rageur. Le compositeur a du déchirer son papier avec sa plume. Bravo à l'orchestre de Liverpool !
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Evgeny Mravinsky comme Sergiu Celibidache détestaient la musique en boîte, comprendre le disque… De rares exceptions comme la 8ème symphonie de Chostakovitch et les 3 dernières symphonies de Tchaïkovski pour Philips et DG. On dispose de bandes de radio d'intérêt et de qualité sonores très inégales qui permettent d'entendre la conception du maître qui dirigeait souvent au pas de charges (48') accentuant ainsi la folie cocasse et sinistre de cette musique. Erato a édité un concert de 1976. On tousse beaucoup dans la salle de Leningrad, une direction au scalpel, une plutôt bonne surprise quant à la prise de son, ce live témoigne bien de l'excellence que la Philharmonie de Leningrad avait atteint après 40 ans de travail avec son chef autocrate, sans parler de l'intelligence dans la compréhension du message militant de l'œuvre. (Erato - 6/6).
Kurt Sanderling fut l'assistant de Mravinsky à Leningrad (il se cachait derrière un pilier pendant les répétitions "interdites"). Avec son orchestre symphonique de Berlin, le concurrent de la Philharmonie de Karajan de l'autre côté du mur, il grava les plus belles symphonies de Chostakovitch dans les années 70. Les tempi sont assez lents (55' contre 48' pour son mentor). Le discours en retire une profonde introspection, l'expression de la lassitude d'un compositeur face à des années terribles passées et peut-être futures. Prise de son très large et détaillée (Berlin Classics – 5/6)
Herbert von Karajan joua en tournée la 10ème symphonie à Moscou en mai 1969, le compositeur étant dans la salle ressortira enchanté. Ce fut un triomphe. Il réalisa dans la foulée une gravure de la seule œuvre de Chostakovitch qu'il aborda dans sa carrière. Symphonie alors peu enregistrée en occident, le disque fit sensation. Seconde mouture en 1981 (en live) à l'ère du numérique. Les avis divergent sur les deux interprétations. Indéniablement, la Philharmonie de Berlin apporte par sa cohésion, la virtuosité de ses membres, et sa légendaire réserve de puissance sans limite une lecture dont le paroxysme sied à merveille à cette œuvre plus que passionnée. Karajan se fait humble par rapport aux intentions du compositeur, ce n'est pas toujours le cas. Prise de son fabuleuse en 1981, celle de 1969 laissant un arrière-goût de flottement entre pupitres (DG – 6/6).

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