En 2016 Springsteen sort son autobiographie, y racontant son parcours, comme des souvenirs plus intimes, ses
années de dépression, ses relations conflictuelles avec son père (« mon héros et mon pire cauchemar»), et s’interrogeant
aussi sur son "statut" de rock star. « Je n'aimais pas l'école. Et si on veut être une rock star, il faut dire détester l'école. Dans ma profession, c'est une histoire de crédibilité ! » (traduction à ma sauce...). Puis en janvier 2017, Springsteen donne une petite prestation chez les Obama, au moment où le couple quittait leur résidence secondaire, celle qui est toute blanche, à Washington. Il y avait donc la matière première, sa vie, et la manière de la transmettre, acoustique et petit comité. L'idée est donc venue de donner une
suite à l’exercice littéraire, mais pas seulement une série de lectures publiques comme envisagée au départ, mais un spectacle écrit, joué, interprété, où le chanteur s’y raconterait en illustrant tel ou tel thème avec des chansons.
Je lis des commentaires quasiment outragés : "c’est nul ce concert ! il parle tout le temps !"
Bah oui, c’est le but, coco ! 1/3 de chansons, 2/3 de causerie. Plus qu'un spectacle, c'est un
récit, construit, où viennent se placer 15 chansons, sauf qu'il y en a 16 sur le disque ! « The ghost of Tom Joad », ayant été rajoutée un soir après une diatribe anti Trump. « The hard land » et « Long walk home », ont été parfois interprétées, dommage qu'on ne les retrouve pas sur l'enregistrement. Il est certain qu’à
part être parfaitement bilingue, la version cd peut rebuter. On peut zapper les
monologues pour n’écouter que les chansons, les pistes du cd sont prévues pour
ça. Mais ce serait dommage, car c’est justement ce mélange qui fait l’intérêt
de l’exercice.
Dans un concert habituel, Springsteen et son groupe alignent 35 ou 40 morceaux,
dont un tiers n’est généralement pas prévu. Ici ce sont les mêmes, chaque
soir, au même moment. Les interprétations divergent parfois, car seul en scène Springsteen peut
rallonger ici, couper là, et si on écoute bien, selon le chant, y'a des mesures qui trainent un peu trop, ou disparaissent ! Écoutez « Tenth avenue freeze out » jouée au piano, et les changements de tempo. Peu importe, le rythme est calqué sur l'émotion du moment. Une chose est certaine, les interprétations sont justes fabuleuses de sensibilité, de liberté, des versions forcément dépouillées, comme ce « Born in
the USA » très roots, introduit à la slide 12 cordes, puis chanté a capella, plus proche des complaintes folk, ou des Work song. Alternant
jeu à la guitare et au piano, comme avec la magnifique « My hometown ». Et «Thunder road» est juste à pleurer, si cette chanson n'est pas une des plus belles, je m'en bouffe une.
Si le
spectacle est plutôt intimiste, grave, touchant, introspectif, il est aussi drôle, et fait
preuve d’un certain second degré. A l’instar d’un Eastwood qui n’a eu de cesse
de déboulonner le mythe qu’il avait pourtant lui-même créé, Springsteen
explique dès le début : « je n’ai jamais travaillé de ma vie, me suis jamais
levé à 5 heures du mat' pour aller pointer, les 8h-17h cinq jours par
semaine, connais pas... j’ai passé ma
vie à raconter des histoire d’ouvriers alors que je n’ai jamais foutu les pieds
dans une usine ! ». Ou plus loin : « j’ai raconté des histoires de jeunes romantiques désœuvrés
qui taillaient la route, fonçaient vers l’horizon plein gaz, car ça le faisait !
Si j’avais écrit une chanson qui s’appelle « Born to stay » j’en
aurais vendu trois exemplaires ! Mes personnages partent loin, ne reviennent jamais. Et pourtant, moi, 50 ans après, j’habite où ? A 10 minutes d’où je suis né, dans le New Jersey ! ».
Ou lorsqu’il
évoque le périple jusqu’à San Francisco, la terre promise des hippies, à deux
véhicules, où ils ont perdu Danny Federicci en route (« imaginez une
époque sans téléphone portable… on ne l’a jamais retrouvé ») et lui contraint
de tenir le volant pour soulager le pilote, de longues heures, de nuit, sans
dormir et... sans permis de conduire ! Le type qui a écrit « Racing in
the street » et autre « Cadillac ranch » n’a jamais su passer la marche avant d'une caisse. Plusieurs fois il prévient le public « ne croyez pas tout ce que je vous raconte dans mes chansons !» et en généralisant, « ne croyez pas tout ce qu'on vous raconte».
Le spectacle s’articule
autour de plusieurs thèmes, l’enfance, les débuts (« Growin’up, « My
hometown »), la famille (« My father’s house »), le E Street
band (« Tenth avenue freeze out ») le Vietnam et les potes qui n’en
sont pas revenus (« Born in the USA »), le
couple (« Tougher than the rest » chantée en duo avec Patti Scialfa),
l’Amérique, la politique (« Tom Joad », « The Rising »). Ce
n’est pas un défilé de tubes, pas de « Hungry heart », « The river », ou « Street of Philadelphia » mais on y entend aussi « The wish », « Long
time coming », « Brillant disguise » moins célèbres.
Ce qui ne
devait être qu’une petite parenthèse de huit semaines, c’est rallongé de deux prolongations.
Au total 236 représentations, du 3 octobre 2017 au 15 décembre 2018. Y aura-t-il
une tournée ? A priori non (la barrière de la langue) sauf peut-être à Londres,
mais Springsteen sera absent des planches toute l’année 2019, celle de ses 70
ans. A ce propos, Springsteen dit la chance de sa génération. Ok, celle du Vietnam et des violences raciales (y compris dans son bled de Long
Branch), mais aussi celle qui a vu naitre le rock’n’roll, ceux qui étaient là, étaient nés, ont vu Elvis dans le poste télé, et plus tard les Beatles.
On attendait une version dvd (pour les sous-titres) mais ça n’a pas l’air d’être au programme, Netflix et sa politique d'exclusivité étant passé par là. Mais vous pensez bien que j’ai pu quand même jeter un œil, chez des potes…
On attendait une version dvd (pour les sous-titres) mais ça n’a pas l’air d’être au programme, Netflix et sa politique d'exclusivité étant passé par là. Mais vous pensez bien que j’ai pu quand même jeter un œil, chez des potes…
Il est certain
qu’un pareil objet musical non identifié, s’adresse aux amateurs (éclairés) du
monsieur. Mais tout de même, la qualité des interprétations (qui au passage
démontre aussi, s’il en était besoin, la qualité d’écriture) mérite le détour. Parce
qu’à la base, le mec, c’est un chanteur, un auteur, pas un comédien. On sait
que Springsteen parle beaucoup en concert, mais doit tout de même aligner des
titres, le public est venu pour ça. La proportion s’inverse, ici, prendre le
temps de se raconter, expliquer d’où ces chansons naissent. Il permet de jeter
un autre regard sur le personnage. C’est dans le western « L’homme qui tua Liberty Valance »
de John Ford qu’on attend cette phrase : « quand la légende est plus
belle que l’Histoire, on imprime la légende ». Springsteen fait donc
exactement le contraire. On connaissait la légende créée de toute pièce (« J’ai
vu l’avenir du rock’n’roll… » dixit Jon Landau) et bien maintenant il nous
raconte l’histoire. Et c'est juste sublime.
cd1 : 71 mn / cd 2 : 78 mn
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