

C’est
avec LOLITA que Kubrick quitte les Etats Unis pour s’installer près de Londres,
et y rester jusqu’à la fin de ses jours. Deux motifs à ce départ. D’abord se
tenir le plus loin possible des studios, pour avoir la paix. Son précédent tournage,
SPARTACUS fut un cauchemar. Kubrick n’était pas à l’origine du projet (il a
remplacé Anthony Mann au bout de deux semaines), a dû se bagarrer avec le
producteur tout puissant et acteur principal : Kirk Douglas. Plus jamais
ça, Kubrick sera dorénavant seul maître à bord. Est-ce pour cela que LOLITA
commence par cette scène géniale – due à Kubrick, absente du roman - un Peter
Sellers drapé en centurion (le ping pong romain !), rond comme une
queue de pelle, dans un dédale baroque, balançant à James Mason qui le menace
d’un flingue : « - Are you Quilty ? – No, I’m
Spartacus ! » ? Autre motif, le financement du film. Le livre de
Nabokov était considéré comme pornographique, avait été censuré, et aucun
studio n’aurait mis un dollar dedans. Kubrick et son associé James B. Harris
ont trouvé les fonds chez la filiale Europe de la MGM, à Londres.


Plan
cut. Les trois sont en voiture, dans un drive-in, regardent un film d’horreur. Gros
plan : la main de Charlotte qui agrippe celle d’Humbert qui s’en détache
pour prendre celle de Lolita… Jeux de mains, jeux de vilains.
La
séquence du bal vaut son pesant de sous-entendus, le couple Farlow visiblement
adeptes de l’échangisme (« mon mari et moi avons les idées larges »),
et l’apparition de Clare Quilty – traduisez « guilty » donc « clairement coupable » - sur la
piste de danse (génial Peter Sellers). Puis le retour à la maison avec le délire
drague de Charlotte Haze en combinaison léopard. Plan sublime : le départ
de Lolita en camp de vacances, qui au dernier moment se jette dans les bars de
Humbert, travelling aérien et piano lyrique. Le pauvre homme se console en
sanglotant sur le lit de Lolita, comme un ado en crise. Toute la veulerie du
personnage éclate lorsqu’il lit la déclaration d’amour que Charlotte lui a
écrite, lui arrachant un fou rire nerveux.
Parmi
les plus beaux moments de cinéma chez Kubrick, il y a cette longue séquence (car déjà, il construit ses films en longues séquences) entre Humbert et Charlotte, fraichement mariés. Comment Kubrick suggère-t-il le
mariage ? Parce que Charlotte entre sans prévenir dans la salle de bain, alors
qu’Humbert s'y trouve déjà. Intimité du couple. Suit cette scène fameuse : le couple au
lit, il enlace sa femme, mais le regard fixé sur la cadre photo de Lolita sur la
table de chevet, son viagra à lui. Contre-champ : sur l’autre table de
chevet il y a un pistolet. Idée de meurtre. La tension monte crescendo quand
Charlotte trouve le journal intime d'Humbert et découvre les instincts incestueux de son mari. « si tu avais vécu, nous n’en
serions pas là » chiale Charlotte. C’est la part qui manque
au récit, la sous-couche psy, les déviances passées de Humbert. Comment en est-il arrivé là ?
Kubrick pousse l'humour noir encore plus loin. La scène de ménage,
tragique, tourne au grotesque, au gag macabre, avec l'appel téléphonique qui interrompt la dispute (je ne vous dirai pas ce qu'il se passe...). Retour d’Humbert dans son bain, que chacun vient consoler, alors qu’il trempe dans son jus ! Sublime ! Un des plus beaux moments de cinéma qui soit !

La
seconde partie s’apparente à un road movie. Humbert et Lolita voyagent à
travers l’Amérique, se cachent d’hôtels en hôtels. Humbert devient de plus en
plus paranoïaque, violent, presque fou (scène à l’hôpital, plaqué à terre par
des mastards pour avoir voulu étrangler une infirmière). Les scènes entre le
beau-père et sa belle-fille deviennent des querelles d’amants, de
couple. Humbert est suivi, harcelé, on l’appelle en pleine nuit. Quilty,
tout en faux semblant (scène géniale à la convention des policiers) le suit à la trace, ou suit sa véritable proie : Lolita. Il prend les traits du Dr Zemph (Peter Sellers avec lunettes cul-de-bouteille et accent
préfigurant son triple rôle dans FOLAMOUR) psychanalyste qui interroge
Humbert sur la libido de la petite. Malaise.« Les
américains, nous sommes modernes ! » dit-il, en réponse aux réserves
d’Humbert, plusieurs fois accusé de représenter la vieille Europe.

LOLITA
est parait-il le film que préfèrent ceux qui n’aiment pas Kubrick. Parce qu’il
est encore de facture classique. La mise en scène est d’une extrême
sophistication, cadres et mouvements de caméra sont d’une précision diabolique.
Contrairement à ses réalisations précédentes (films de genre, film dossier) Kubrick
y agence les thèmes et préoccupations qu’il développera par la suite : la
cellule familiale qui implose (LOLITA est très proche de SHINING sur cet
aspect, deux plans s’y répondent quand le père câline l’enfant apeuré), l’émotion
opposée à la raison, la recherche pour le héros d’une forme de perfection (comme
l’écrivain de SHINING, l’arriviste de BARRY LYNDON, l’intelligence
artificielle de 2OO1, ou le crime élevé au rang d’art pour les Droogs). La
satire de l’Amérique way of life fait mouche, tout ce bel équilibre qu’on nous
vend s’effondre, les beaux idéaux se désagrègent, l’humanité autodestructrice, et
Kubrick, fidèle à sa vision de moraliste, observe de loin, sans juger, et sourire
en coin.
James
Mason y tient sans doute son plus grand rôle. Son phrasé britannique fait merveille,
la sophistication et l’intelligence faite homme, et derrière ces sourires
affables, un monstre cynique, pervers, manipulateur, pétri de douleur. Il faut
le voir chialer dans la dernière scène, exhorter Lolita à le suivre. Face à lui
Shelley Winter étincelle, leurs joutes verbales sont jouissives. Sue Lyon qui
a disparu de la circulation assez vite, se tire très bien du rôle. Et Peter Sellers sort le grand jeu à chaque apparition, fielleux, halluciné, tordu, jouant
sur tous les registres, accompagné d’une mystérieuse maitresse-rabatteuse, clone
de Juliette Greco, ou des futures nanas de FASTER PUSSY CAT KILL KILL de Russ Meyer (1965).
Aucune
scène n’est de trop, même si on peut objecter un rythme moins fluide aux deux
tiers, des scènes plus étirées, dues aux impros de Peter Sellers difficilement
canalisable ! Un très très très très grand film.
Le bande annonce d'origine, et la première séquence, filmée en un seul plan, admirez les travellings "à travers" les murs et les étages, et la position des personnages à la fin : encadrés par la statue moche de chat et les chiottes à l'arrière plan. Dans tous les Kubrick, on voit des cuvettes de chiottes !
Noir et blanc - 2h25 - format 1:1.66 (1:1.85 dvd)
C'est vrai que les chiottes sont un lieu privilégié pour Kubrick : joute verbale entre Nicholson et le maître d'hôtel dans Shining, Nicole Kidman faisant "pipi" dans Eyes wide shut, la notice d'utilisation de 1000 mots des gogues dans 2001. La tuerie dans Full Metal Jacket… J'en oublie surement…
RépondreSupprimerUn vrai connaisseur ! Dans "Orange" on voit aussi Alex pisser. Et effectivement, commencer "Eyes wide shut" par Kidman essuyant l'entre jambe, j'avoue que c'est très fort ! Je pense que l'idée, pince sans rire, est de ramener l'Homme a ses fonctions primaires. Quel que soit l'individu, si évolué soit-il, on passe tous sur les gogues une fois par jour ! Mais en 1962, mettre en exergue cette petite pièce de la maison, ça ne se voyait pas souvent.
RépondreSupprimerJe suis d'accord. De toute façon depuis le temps que j'ai pas revu le film je serai bien incapable de rajouter ou contredire quoi que ce soit...
RépondreSupprimerDans mes souvenirs, c'est un des meilleurs de Kubrick, mais pas un de ceux qui confinent au génie (2001, Orange, Folamour, ...)
James Mason, là où je l'ai trouvé le meilleur (je suis pas fan au-delà) c'est dans Pandora. faut dire qu'à cette époque-là, avec ava gardner qui te faisait les yeux doux, t'avais envie de te surpasser ...