samedi 15 décembre 2018

HAYDN - Symphonie N°45 "Les adieux" – Charles MACKERRAS (1989) – par Claude Toon



- Bizarre M'sieur Claude… Quand vous parlez des symphonies de Haydn, soit vous commentez un ensemble soit vous écrivez une "brève" en été, et ici un article complet…
- Inexact en partie Sonia, la symphonie N°44 a été savoureusement détaillée… Et puis la symphonie "les adieux" a une place à part dans l'histoire de la musique…
- Ah bon, au dos de la jaquette, je vois bien que le chef fait durer le plaisir pendant plus d'une demi-heure, mais je pense que c'est une affaire de reprises… Non ?
- Oui tout à fait, mais là n'est pas le plus rigolo. Pendant le final, lors de la création en 1772, les musiciens sortirent un à un de la scène, laissant Haydn seul au violon…
- Ah !? Un mouvement social à cette époque ? Un gag connaissant le côté facétieux de Joseph Haydn ?
- Oui, plutôt un gag mais prévu dans la partition. Cela dit, le compositeur voulait aussi faire passer un message à ses employeurs. Je vais vous raconter tout ça !

Nicolas 1er Esterházy (1714-1790)
Dans l'absolu, on pourrait écrire un article indépendant pour chacune des 104 symphonies que ce diable d'homme à la plume alerte nous a léguées. Soit deux ans d'activité du Deblocnot pour votre Toon, chaque samedi… Ça serait lassant 😕. Le choix de cette 45ème symphonie n'est pas dû au hasard, l'ouvrage est particulièrement original sur le fond et une anecdote piquante lui a permis de recevoir son surnom des Adieux en 1784 et non en 1772, date de sa création…
Il faut savoir qu'à l'époque, peu d'œuvres avaient l'espoir d'accéder à la postérité. Haydn, comme Mozart, compose rapidement, des copistes préparent à la hâte les partitions des musiciens, on interprète un soir pour égayer les princes et autres commanditaires "de la haute", puis, parfois, on publie ou, plus souvent, on range les manuscrits dans un tiroir… Et c'est un peu le cas de cette symphonie originale qui sera redécouverte et jouée par Mendelssohn qui, je l'ai souvent rappelé, avait déjà sauvé de l'enfer des bibliothèques les chefs-d'œuvre de Bach.
Originale ? Oui ! En jouant les reprises, on découvre un ouvrage plus expansif qu'à l'accoutumée : 34 minutes au lieu de 25. Le mouvement lent est imposant et d'une grande profondeur psychologique, le final se termine sur le tempo adagio et de plus Haydn recourt à la tonalité très ambiguë de Fa # mineur (cas unique dans le répertoire du siècle des lumières). Il parsème également ses portées de dissonances et de syncopes et d'autres astuces solfégiques innovantes en termes de langage. Par ailleurs, l'esprit de la symphonie l'inscrit-il dans le courant Sturm and drang (Tempête et passion), ce courant intellectuel préfigurant le romantisme dans cette seconde moitié du XVIIIème siècle ? Pour moi : oui ; même si les avis sont partagés. Les symphonies 44 et 49 "funèbre" et "passionne" en font partie comme la plupart de celles du groupe des opus de la série 40-49. Et puis, plus concrètement, à l'écoute, nous sommes loin d'un simple divertissement mais proche d'une musique riche d'émotions pour ne pas dire de réflexions.
En cette fin d'automne 1772, Haydn séjourne à Fertőd (frontière hongroise) dans le palais d'été de son "protecteur", le prince viennois Nicolas 1er Esterházy. Le séjour s'éternise, les musiciens originaires de Vienne ou d'Eisenstadt n'ont pas revu leurs familles depuis des mois. La situation est flatteuse pour Haydn mais celui-ci cherche un moyen de mettre fin à cette saison musicale sans froisser son maître. Il innove en remplaçant le final traditionnel par un mixte allegro-adagio. Lors de l'adagio, un à un ou par petits groupes, les musiciens éteignent leurs chandelles et quittent la scène sur la pointe des escarpins ! Haydn finira seul les dernières mesures en tant que violon solo…  Nicolas 1er Esterházy, amusé, comprend le message et libère les musiciens. Et cette ingénieuse conclusion revendicative permet à la symphonie d'entrer dans l'histoire…
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Salle de concert du palais Esterházy à Fertőd (classieux !)
De nos jours, les instrumentistes s'interrompent sans se déplacer, cela évite de gênants bruits de siège 😄. J'aurais aimé assister à cette soirée dans la magnifique salle de concert du palais Esterházy qui sert toujours… Il faut souligner que l'orchestre à l'époque n'est en aucun cas une phalange de 100 musiciens ou plus comme celle qui se produit à la Philharmonie de Paris. Une vingtaine de musiciens environ. L'orchestration est très succincte :
2 hautbois, 1 basson, 2 cors, des cordes (les premiers et seconds violons sont répartis en deux groupes dans le final). Les cors sont de différentes tessitures (en la, en mi, en fa # ; à l'époque le changement se faisait en ajoutant ou retirant des éléments de tuyaux).
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Nous écouterons aujourd'hui une interprétation due à Sir Charles Mackerras, un chef déjà écouté lors d'une chronique consacrée à la Sinfonietta de Leoš Janáček (Clic).
Ce maestro disparu en 2010 à 84 ans a bien servi le répertoire classique, de Gluck à Mozart en passant par Haendel. N'attendez pas une interprétation sur instruments d'époque. Le style se réfère déjà, et en accord avec ce que j'écrivais plus haut, au balbutiement du romantisme. Attention pas de Berliner au grand complet non plus mais un orchestre de chambre : Orchestra of St. Luke's fondé en 1974 à New-York et dont Charles Mackerras a assuré la direction de 1998 à 2001. Instruments modernes donc, mais effectif léger, un ensemble similaire à l'Orpheus Chamber Orchestra souvent entendu dans ce blog… Objectif commun : dégraisser l'interprétation de la musique du XVIIIème siècle.
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Haydn en 1770
1 – Allegro assai : Le thème principal est énoncé vigoureusement, tempétueux, ce qui confirme l'esprit Sturm und Drang de cette symphonie. Sur des accords quasiment martelés de l'orchestre au complet, les violons sont chargés de lancer ce thème en arpège descendant répété staccato trois fois sur une tessiture large mais en variant la hauteur de la note initiale. La mesure ¾ est inhabituelle dans le début d'une symphonie. Un prélude véhément aux accents dramatiques. [0:12] Cette thématique initiale se prolonge par une volée d'accords en trémolos qui accentuent le pathétisme qui sera la signature de cette allegro. Avec une tonalité de fa # mineur, il ne fallait pas s'attendre à un divertimento. [0:16] Le motif primordial est repris une fois pour débuter le premier développement. Ce motif initial donc serpente dans tout l'allegro tel un leitmotiv, une fuite éperdue en avant. Charles Mackerras effectue toutes les reprises. La fougue de sa direction évite le sentiment de répétition. Peu de chef respectent ces reprises, limitant ainsi le mouvement à 5 minutes au lieu de 7-8. [3:00] Une seconde idée très opposée dans le style, presque galante, vient interrompre la fougue plutôt brutale du propos. [3:56] Une courte variation énigmatique s'insinuera après une énième reprise du motif principal. Tout l'art de Haydn repose sur des "surprises" disséminées ainsi dans un mouvement qui pourrait paraître pauvre au niveau thématique. Le compositeur comme Beethoven sait capter instantanément l'attention de l'auditeur avec des moyens musicaux simples, des mélodies claires et franches, mais travaillées avec fantaisie.

2 – Adagio : [7:08] Nouvelle étonnement dans une symphonie de cette époque : un adagio de 13 minutes ! Un risque important en ce siècle où le public s'ennuie assez vite. Il faudra attendre la 3ème symphonie de Beethoven puis les romantiques pour prendre un tel risque. Par ailleurs, Haydn après un allegro plutôt sombre recourt à une tonalité plus romantique : la majeur et une mesure tout aussi insolite : 3/8 ! Plus concrètement, le mouvement semble avoir été écrit pour le groupe des cordes. Les interventions des hautbois et des cors (jamais le basson) sont isolées. La thématique générale est celle d'une ballade, une petite marche. Haydn joue très peu sur la dynamique. [8:19] Émergence d'une mélodie moins scandée, plus poétique, légèrement crépusculaire mais aucunement triste. Là encore, le maestro ne cherche pas à raccourcir le temps, il laisse la musique se déployer avec douceur. On pense à une expression concernant les développements assez expansifs de Schubert : "Les divines longueurs". Cela dit, on pourra apprécier aussi un style plus pêchu… Une fois de plus, Haydn ne cherche pas à briller par un excès d'inventivité mélodique. Les variations de climat proviennent des écarts chromatiques, des changements de timbres et de rythmiques. Une longue méditation… On imagine un galant faisant la cour à une jolie hongroise… Parfois cela prend du temps😊.

Portrait de Charles MacKerras
3 – Menuetto. Allegretto : [21:37] Le menuet est en fa # majeur avec la mesure traditionnelle à 3/4. Passage obligé dans toute symphonie classique, il n'est pas d'une originalité folle… Le premier thème est allègre, un esprit dansant, une distraction après le long adagio méditatif. Le flot mélodique est attachant, élégant. À noter que dans son interprétation, Charles Mackerras maintient un continuo de clavecin comme il était d'usage à l'époque. Le claveciniste improvise en accompagnant les cordes graves. Il n'y a pas de portée dédiée sur la Partition (Clic).
[23:15] le trio annoncé par les cors prolonge le climat pastoral sans grande innovation.

4 – Presto – adagio : [23:15] le presto reprend la tonalité de fa # mineur initiale (c'est logique) ; Haydn, pour l'adagio farfelu conclusif, a préféré les tonalités de la majeur puis fa # majeur. Un thème alerte introduit le final. Là encore les cordes dominent le discours vivifiant. Haydn regroupe sur la même portée la partie de violoncelle, contrebasse et basson qui jouent à l'unisson. Nostalgie du continuo de l'époque baroque ? Le phrasé se veut épique et allant. Cette introduction prend fin brutalement à [29:08] sur une pause en guise de point d'orgue.
L'adagio de forme insolite qui a donné son nom à la symphonie est le mouvement le plus concertant de l'œuvre. La petite harmonie prend part de manière plus allègre à un passage d'imagination très fertile. [30:17] Petit échange malicieux entre les hautbois et les cors. [31:40] Marche bonhomme et accentuée des contrebasses. Et, comme prévu, les instruments prennent congé, soit un à un, soit par groupes (les violons sont scindés en deux groupes par pupitre). Je me suis amusé à noter, partition sous les yeux, le moment où les musiciens s'évadent… Bien entendu, l'orchestration de cette époque n'est jamais limpide, surtout au disque. Une fois de plus, on n'entend guère notre ami le basson !
Début de l'adagio
[29:11]



Départs :


Départs :

Hautbois I et cor II
30:34

Violoncelles
32:33
Basson
31:04

Violons III et IV
32:46
Hautbois II… puis :
31:40

Violons I et II
33:08
Cor I (qui joue une note de plus😊)
31:41

L'alto abandonne le violon solo
34:00
Contrebasses
32:13

Le violon solo termine seul…
34:13
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La discographie est assez large pour les symphonies de ce groupe. Pour les interprétations sur instruments modernes, la vitalité et l'autorité d'Antal Dorati dans le cadre de son intégrale reste un must. Le chef ne fait pas les reprises, l'ouvrage gagne en concision et s'adresse donc à ceux qui voudraient découvrir la quintessence de la symphonie. (Decca – 6/6 - 1971). Nota : l'intégrale est un gros coffret de 33 CD, mais Decca a eu la bonne idée de publier un album comportant une sélection de trois symphonies.
L'interprétation sur instruments d'époque nous a apporté un rafraîchissement du son bienvenu, l'utilisation de cordes en boyaux notamment. Christopher Hogwood et son orchestre The Academy of Ancient Music (1996) reste "ma" référence personnelle. La direction ciselée et articulée, les tempos rapides mais non frénétiques, et le respect des reprises m'enchantent ! (Oiseau Lyre – 6/6). J'avoue, malgré la force minérale de la conception de Charles Mackerras, j'ai un faible pour cette version. Prise de son magique !
Autre bijou de l'interprétation de type baroque, Ton Koopman et l'Amsterdam Baroque Orchestra. En 1984, le chef ne fait pas les reprises. La vivacité du propos accentue le dramatisme de cette œuvre dans laquelle dominent les modes mineurs. L'adagio très articulé, limité à 8 minutes, est un enchantement (Apex – 6/6). Prise de son sublime.

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Les fêtes approchent ! Donc cadeaux : deux vidéos : Charles Mackerras vs Christopher Hogwood.



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