- Tiens
M'sieur Claude, deux semaines après Debussy, retour sur un compositeur qui fut
un ami de Ravel je crois…
- Hein ? Heu
? Oui Sonia, c'est un peu confus votre phrase, pourquoi Debussy…
- Ben, il me
semble que Bartók a été influencé par le mode tonal de Debussy, la polyrythmie
de Stravinsky, l'atonalité inventée par Schoenberg, n'est-ce pas ?
- Et bien
dites-moi, vous avez creusé le sujet mon petit… N'en parlez surtout pas à Mlle
Nema, elle déteste la musique de Bartók, en cause : son côté fracassé…
- Elle ne
sait pas ce qu'elle perd. Ce concerto est bien une œuvre de maturité, ce style
percussif, cinglant et pourtant très poétique…
- Bien
vuuuuu… Et si vous écriviez le papier à ma place, j'ai la flemme…
Bartók en 1926 |
Très influencé par Debussy
et les gammes par tons, par son ami Ravel
qui a fait exploser les formes classiques et les principes postromantique
d'orchestration, Stravinsky et sa polyrythmie
et même de manière très mesurée le sérialisme et le dodécaphonisme de Schoenberg, Bartók
est bien un moderniste. Il a déjà composé des ouvrages essentiels comme l'opéra
Le Château de
Barbe-Bleue (fortement influencé par Pelléas et Mélisande),
les ballets Le
Prince de Bois et surtout le survolté Mandarin Merveilleux,
et ses quatre
premiers quatuors à cordes.
La situation politique est très tourmentée entre les
deux guerres. La dislocation en 1918
de l'Empire austro-hongrois a scindé l'unité du pays. Comme dans plusieurs
pays européens, des tentatives d'instaurer des régimes communistes ont échoué.
Le nationalisme (dans le sens politique cette fois-ci) est de mise, surtout à
partir de 1920 ou le régent Miklós Horthy va instaurer une régence
puis une dictature avant de s'allier activement au nazisme jusqu'en 1944. Bartók le démocrate n'épouse pas du tout
cette idéologie.
Il ne peut vivre uniquement de ses compositions. Il
sera professeur de piano De 1907 à 1934 à l'Académie royale de Budapest. La
musique pour piano de Bartók
paraît souvent sèche voire agressive… Cette impression provient du fait que le
compositeur et virtuose se différentie de l'écriture traditionnelle très
mélodique depuis Mozart en imaginant que le piano doit aussi être considéré
comme un instrument de percussion. Cette idée que partageait Stravinsky s'illustre particulièrement
dans les concertos et très explicitement dans deux œuvres majeures aux titres
qui lèvent toute ambiguïté : la Musique pour cordes, percussion et célesta
(1936) et la Sonate pour deux pianos et
percussion (1937). (Clic pour la 1ère).
Bartók entreprend
tardivement la composition pour son instrument et l'orchestre. Son premier
ouvrage édité était une Rhapsodie pour piano, op.1. Donc
rien dans ce genre depuis 1904… Geza Anda l'avait enregistré en complément
des concertos édités en vinyles, mais dans cette réédition CD, la gravure n'a
pas été reprise.
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Geza Anda (1921-1976) |
Le concerto exploite totalement ce
concept de piano percussif. Au-delà de l'écriture moderne et de l'orchestration
assez rutilante, Bartók retrouve le style
classique, la pureté des lignes, la brièveté des développements, l'absence de
legato velouté qui fit le bonheur des époques classique et romantique. La rythmique
est tranchée, presque brutale. La dynamique se révèle saccadée et volcanique. Bartók dira lui-même avoir étudié la
rigueur sans emphase d'un Couperin,
donc du baroque de la fin du XVIIème siècle, un peu avant Bach. Ce pétulant et parfois dramatique concerto
tourne de la manière la plus radicale le dos aux concertos romantiques au style
épique, parfois langoureux, ceux magnifiques d'un Beethoven
ou d'un Brahms, sans parler de ceux
de Rachmaninov aux accents slaves, donc pathétiques.
L'orchestration montre cette volonté de privilégier les
percussions en harmonie avec le discours du piano : 2 flûtes + piccolo, 2
hautbois, 2 clarinettes + clarinette basse, 2 bassons, 4 cors, 2 trompettes, 3 trombones,
2 tambours, grosse caisse, timbales, 4 cymbales, triangle, tamtam et des
cordes dans un nombre plus limité qu'à l'accoutumée : 10 premiers violons, 10
seconds violons, 6 altos, 6 violoncelles, 6 contrebasses. Il semble qu'après
des siècles de flots de cordes, Bartók
cherche à amoindrir leur fonction orchestrale, simple hypothèse…
Le concerto fût créé à Francfort, le 1er juillet 1927 par le compositeur lui-même au
piano accompagné par l'Orchestre de la
Radio de Francfort dirigé par Wilhelm
Furtwängler. Rien que cela !
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Ferenc Fricsay (1914-1963) |
Le pianiste Geza Anda
avait vu le jour à Budapest en 1921.
Élève de Ernst von Dohnányi, pianiste
et compositeur, il connaît une carrière précoce pendant la seconde Guerre mondiale
en jouant notamment à Berlin accompagné par Wilhelm
Furtwängler. En 1943,
il se réfugie en Suisse dont il prendra la nationalité en 1955. Spécialiste de Bartók,
son répertoire se révèle plutôt classique : Beethoven,
Schumann, Brahms
et bien entendu Mozart dont il entreprendra
l'enregistrement intégral des concertos dans les années 60. Des
disques célèbres toujours disponibles. Enseignant très recherché à Lucerne, il disparaîtra
prématurément en 1976 à 54 ans d'un
cancer. Un destin qu'il partage avec Ferenc Fricsay.
Sa veuve a créé un concours triennal à Zurich qui porte son nom.
Ferenc Fricsay était
aussi originaire de Budapest que le voit naître en 1914. Musicien surdoué, il aura notamment comme professeurs : Béla Bartók et Zoltán
Kodály. Au sujet de ce dernier et du maestro, Pat en avait parlé
dans un billet consacré aux Danses de Galánta. (Clic) Pendant la
guerre, il doit fuir le régime et Budapest, mais organise en secret des concerts
dans les sous-sols de l'Opéra lors de l'arrivée fracassante (pour le moins) de
l'armée rouge. Chef polyvalent, il aimait beaucoup l'opéra. Comme Geza Anda, ses deux compositeurs de
prédilection était Bartók et Mozart. Fricsay
était un maître pointilleux mais affable. Dans les années cinquante, malgré la
maladie qui commence à le diminuer, il réalise des gravures d'exceptions ; à
noter La
Flûte enchantée ou encore un Requiem de Verdi vertigineux. La plupart sont en
monophonie mais d'excellente facture. Lui aussi devra combattre un cancer qui
l'emportera en 1963 à seulement 48 ans.
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Bartók par Róbert Berény (1887-1953) |
La première écoute déroute parfois, le sentiment d'un capharnaüm
sonore agressif. À l'image du compositeur qui, d'après certaines sources, n'était
pas toujours d'humeur facile (l'homme était maladif). Il n'en est rien,
plusieurs écoutes montrent une belle fantaisie formelle, une succession
d'épisodes imaginatifs d'esprits contrastés. La technique pianistique reste
simple avec une certaine économie de notes. À l'inverse la rythmique est surprenante
et le rubato assure la fonction mélodique, un glissando du métronome. Les
mesures changent incessamment (3/4, 5/8, 2/4… ou encore ? =66-76 sostenuto). On
ne distingue aucune barre de liaison sur la partition, place au staccato affirmé
! [1:57] Premier épisode plus léger dans un deuxième temps mais qui là encore
va enfler, gonfler et souffler une énergie tonique dans un offensif crescendo. [3:06] Badinerie entre bois avant une reprise d'un
nouveau thème pittoresque du piano simplement soutenu par un tambour. Bartók souffle le chaud et le froid. Le rubato
imposé est similaire à chaque épisode, lent puis accelerando et ainsi de suite.
Les couleurs sont tranchés et éclatantes. On se laisse entrainer par cette
vitalité paroxystique. [7:23] Fidèle aux conceptions des grands anciens, le
thème principal est repris comme dans une forme sonate. Geza
Anda et Ferenc Fricsay
jouent à merveille ce discours fracassant presque barbare, celui d'une bande
d'enfants prise de folie.
Ödon Marffy |
3 - Allegro molto : [17:35]
le finale retrouve la joyeuseté laissée de côté dans l'andante. On sera surpris
par la partie de piano plus classique, comprendre moins percussive, moins
agreste. Bartók nous entraîne dans
une course folle où tous les instruments participent gaiement, notamment les
cuivres, très sollicités.
Le concerto se termine en une cavalcade orchestrale
qui m'inspire l'illustration de ce paragraphe avec le tableau du peintre
hongrois Ödon Marffy (1878-1959). Quant
à l'interprétation, par sa fougue trépidante, elle demeure l'une des versions
les plus fidèles aux intentions esthétiques du compositeur, presque soixante
ans après sa réalisation… (Partition – photocopie médiocre)
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La discographie n'est guère pléthorique. À coup sûr ce
concerto (et les deux autres) répondent encore au qualificatif de moderne voire
contemporain… Plusieurs écoutes sur du matériel pas trop criards s'imposent à
l'inverse de ceux de Mozart ou de Beethoven et même ceux de Ravel qui sont
contemporains de cet opus de 1927. Quelques beaux disques :
Andras Schiff au
clavier et Ivan Fischer et son orchestre du Festival de Budapest. Une
équipe hongroise qui a gravé en 2008
son intégrale. La finesse du chef et le jeu dynamique mais subtil du pianiste
redonne une certaine légèreté acidulé là où certains pourrait trouver des
effets un peu appuyés chez Anda-Fricsay
(Teldec – 6/6). La prise de son
aérée et moderne (quels cuivres !) n'y est pas pour rien dans la réussite.
Stephen Kovacevich et Colin Davis en 1968-1975 proposent une lecture plus sage en termes de tempi qui permet
d'aborder facilement l'ouvrage. Un atout pour ceux qui ne connaissent pas ces
partitions. C'est plein de fantaisie. Certes, question virtuosité, Krystian Zimerman l'emportera dans la
sélection suivante (Philips – 5/6).
Pierre Boulez a
défendu toute sa vie la musique de Bartók,
enregistrant très tôt avec Daniel Barenboïm
les concertos 1
& 3. En 2005, initiative
insolite, il invite trois pianistes différents : Krystian
Zimerman, Leif ove Andsnes
et Hélène Grimaud à interpréter chacun l'un
des trois opus. Les orchestres sont aussi tous différents. Le résultat est
inégal surtout le 3ème par notre grande pianiste française (est-ce
son répertoire ?). Le 1er gravé avec le Chicago
Symphony Orchestra est une réussite totale. On connaît le
tempérament pointilleux du pianiste polonais et celui identique de Boulez avec l'un des plus brillants orchestres
de la planète. Les tempi sont véloces sans apporter la moindre confusion. Une
merveille. (DG – 6/6 pour le 1er
; 5/6 pour les autres).
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Deux vidéos : celle de l'enregistrement Anda-Fricsay, puis en live en 2016 : Yuja Wang et Esa-Pekka
Salonen. On pourra voir le traitement infligé au piano par la
jeune virtuose qui très sérieusement joue avec la partition sous les yeux (ce
qui n'est pas facile quand le tourneur de page pense à autre chose 😄 [2:47], [4:20] et plusieurs fois. Une épreuve d'endurance que ce concerto, la pianiste finit en nage !
Ehhhh Rockin,
on regarde les doigts de la virtuose, pas sa robe très longue mais fendue
jusqu'à la frontière des rêves coquins… Tsss Tssss…
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