samedi 8 décembre 2018

BARTÓK – Concerto pour piano N°1 (1927) – G.ANDA et F. FRICSAY (1961) – par Claude Toon



- Tiens M'sieur Claude, deux semaines après Debussy, retour sur un compositeur qui fut un ami de Ravel je crois…
- Hein ? Heu ? Oui Sonia, c'est un peu confus votre phrase, pourquoi Debussy…
- Ben, il me semble que Bartók a été influencé par le mode tonal de Debussy, la polyrythmie de Stravinsky, l'atonalité inventée par Schoenberg, n'est-ce pas ?
- Et bien dites-moi, vous avez creusé le sujet mon petit… N'en parlez surtout pas à Mlle Nema, elle déteste la musique de Bartók, en cause : son côté fracassé…
- Elle ne sait pas ce qu'elle perd. Ce concerto est bien une œuvre de maturité, ce style percussif, cinglant et pourtant très poétique…
- Bien vuuuuu… Et si vous écriviez le papier à ma place, j'ai la flemme…

 Bartók  en 1926
1926 : Bartók a 45 ans et représente l'un des fers de lance majeur de la musique nationale hongroise. Nationale est bien le mot car le compositeur se passionne depuis 1905 pour l'ethnomusicologie. Mot barbare qui désigne l'étude des musiques et des chants populaires de la culture hongroise. Bartók sillonne les campagnes équipé d'un gramophone pour enregistrer un catalogue vertigineux de mélodies qui vont nourrir ses recherches sur un langage de composition moderne mais qui s'inscrit dans la tradition folklorique.
Très influencé par Debussy et les gammes par tons, par son ami Ravel qui a fait exploser les formes classiques et les principes postromantique d'orchestration, Stravinsky et sa polyrythmie et même de manière très mesurée le sérialisme et le dodécaphonisme de Schoenberg, Bartók est bien un moderniste. Il a déjà composé des ouvrages essentiels comme l'opéra Le Château de Barbe-Bleue (fortement influencé par Pelléas et Mélisande), les ballets Le Prince de Bois et surtout le survolté Mandarin Merveilleux, et ses quatre premiers quatuors à cordes.
La situation politique est très tourmentée entre les deux guerres. La dislocation en 1918 de l'Empire austro-hongrois a scindé l'unité du pays. Comme dans plusieurs pays européens, des tentatives d'instaurer des régimes communistes ont échoué. Le nationalisme (dans le sens politique cette fois-ci) est de mise, surtout à partir de 1920 ou le régent Miklós Horthy va instaurer une régence puis une dictature avant de s'allier activement au nazisme jusqu'en 1944. Bartók le démocrate n'épouse pas du tout cette idéologie.
Il ne peut vivre uniquement de ses compositions. Il sera professeur de piano De 1907 à 1934 à l'Académie royale de Budapest. La musique pour piano de Bartók paraît souvent sèche voire agressive… Cette impression provient du fait que le compositeur et virtuose se différentie de l'écriture traditionnelle très mélodique depuis Mozart en imaginant que le piano doit aussi être considéré comme un instrument de percussion. Cette idée que partageait Stravinsky s'illustre particulièrement dans les concertos et très explicitement dans deux œuvres majeures aux titres qui lèvent toute ambiguïté : la Musique pour cordes, percussion et célesta (1936) et la Sonate pour deux pianos et percussion (1937). (Clic pour la 1ère).
Bartók entreprend tardivement la composition pour son instrument et l'orchestre. Son premier ouvrage édité était une Rhapsodie pour piano, op.1. Donc rien dans ce genre depuis 1904Geza Anda l'avait enregistré en complément des concertos édités en vinyles, mais dans cette réédition CD, la gravure n'a pas été reprise.
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Geza Anda (1921-1976)
Le concerto exploite totalement ce concept de piano percussif. Au-delà de l'écriture moderne et de l'orchestration assez rutilante, Bartók retrouve le style classique, la pureté des lignes, la brièveté des développements, l'absence de legato velouté qui fit le bonheur des époques classique et romantique. La rythmique est tranchée, presque brutale. La dynamique se révèle saccadée et volcanique. Bartók dira lui-même avoir étudié la rigueur sans emphase d'un Couperin, donc du baroque de la fin du XVIIème siècle, un peu avant Bach. Ce pétulant et parfois dramatique concerto tourne de la manière la plus radicale le dos aux concertos romantiques au style épique, parfois langoureux, ceux magnifiques d'un Beethoven ou d'un Brahms, sans parler de ceux de Rachmaninov aux accents slaves, donc pathétiques.
L'orchestration montre cette volonté de privilégier les percussions en harmonie avec le discours du piano : 2 flûtes + piccolo, 2 hautbois, 2 clarinettes + clarinette basse, 2 bassons, 4 cors, 2 trompettes, 3 trombones, 2 tambours, grosse caisse, timbales, 4 cymbales, triangle, tamtam et des cordes dans un nombre plus limité qu'à l'accoutumée : 10 premiers violons, 10 seconds violons, 6 altos, 6 violoncelles, 6 contrebasses. Il semble qu'après des siècles de flots de cordes, Bartók cherche à amoindrir leur fonction orchestrale, simple hypothèse…
Le concerto fût créé à Francfort, le 1er juillet 1927 par le compositeur lui-même au piano accompagné par l'Orchestre de la Radio de Francfort dirigé par Wilhelm Furtwängler. Rien que cela !
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Ferenc Fricsay (1914-1963)
Difficile de faire l'impasse sur les gravures du duo Geza Anda et Ferenc Fricsay quand on présente les concertos pour piano de Bartók. Attention, loin de moi l'idée de parler de LA référence, vous savez que j'abhorre cette notion subjective et pédante, même s'il est vrai que des enregistrements sont plus réussis que d'autres à en croire les critiques et les avis des mélomanes. Ces disques de 1961/62 n'ont jamais quitté le catalogue et réunissent deux des plus motivés défenseurs de la musique de Bartók, leur compatriote. Par ailleurs contrairement à ce que je lis parfois, la prise de son est assez limpide, surtout en ce qui concerne cette réédition dans la collection The Originals de DG.

Le pianiste Geza Anda avait vu le jour à Budapest en 1921. Élève de Ernst von Dohnányi, pianiste et compositeur, il connaît une carrière précoce pendant la seconde Guerre mondiale en jouant notamment à Berlin accompagné par Wilhelm Furtwängler. En 1943, il se réfugie en Suisse dont il prendra la nationalité en 1955. Spécialiste de Bartók, son répertoire se révèle plutôt classique : Beethoven, Schumann, Brahms et bien entendu Mozart dont il entreprendra l'enregistrement intégral des concertos dans les années 60. Des disques célèbres toujours disponibles. Enseignant très recherché à Lucerne, il disparaîtra prématurément en 1976 à 54 ans d'un cancer. Un destin qu'il partage avec Ferenc Fricsay. Sa veuve a créé un concours triennal à Zurich qui porte son nom.

Ferenc Fricsay était aussi originaire de Budapest que le voit naître en 1914. Musicien surdoué, il aura notamment comme professeurs : Béla Bartók et Zoltán Kodály. Au sujet de ce dernier et du maestro, Pat en avait parlé dans un billet consacré aux Danses de Galánta. (Clic) Pendant la guerre, il doit fuir le régime et Budapest, mais organise en secret des concerts dans les sous-sols de l'Opéra lors de l'arrivée fracassante (pour le moins) de l'armée rouge. Chef polyvalent, il aimait beaucoup l'opéra. Comme Geza Anda, ses deux compositeurs de prédilection était Bartók et Mozart. Fricsay était un maître pointilleux mais affable. Dans les années cinquante, malgré la maladie qui commence à le diminuer, il réalise des gravures d'exceptions ; à noter La Flûte enchantée ou encore un Requiem de Verdi vertigineux. La plupart sont en monophonie mais d'excellente facture. Lui aussi devra combattre un cancer qui l'emportera en 1963 à seulement 48 ans.
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Bartók par Róbert Berény (1887-1953)
1 - Allegro moderato - Allegro : Une bien étrange introduction ou plutôt pas d'introduction du tout au sens du classicisme : aucune ouverture symphonique (3ème concerto de Beethoven) ni solo de piano (4ème concerto de Beethoven). Une note (do ?) répétée pp puis mf dans l'extrême grave du clavier et accompagnée par de légers coups de timbales. La musique semble chercher son rythme avant l'énoncé d'un motif martial par une fanfare aux cors, trompettes et trombones à la troisième mesure ! Fanfare qui se conclut par un vigoureux coup sur la cymbale [0:22]. Bienvenu dans l'univers sonore percussif cher à Bartók dès les premières mesures… Un autre motif, un chouia plus mélodique apparaît joué aux bassons. Il est syncopé là encore par un choc cuivré : celui du tamtam à [0:35]. Une mise en bouche saccadée, trépidante. L'atmosphère dégagée est à la fois flippante et évoque un défilé démoniaque… Ou alors est-ce un jeu musical fracassant ? Toutes les interprétations sont permises. Le thème principal, vindicatif, est énoncé par le piano en complicité avec les bois et des roulements de tambour. [1:35] les cordes rejoignent cette pantomime gaillarde mais ne supplante pas pour autant le dialogue des vents qui se poursuit crescendo.
La première écoute déroute parfois, le sentiment d'un capharnaüm sonore agressif. À l'image du compositeur qui, d'après certaines sources, n'était pas toujours d'humeur facile (l'homme était maladif). Il n'en est rien, plusieurs écoutes montrent une belle fantaisie formelle, une succession d'épisodes imaginatifs d'esprits contrastés. La technique pianistique reste simple avec une certaine économie de notes. À l'inverse la rythmique est surprenante et le rubato assure la fonction mélodique, un glissando du métronome. Les mesures changent incessamment (3/4, 5/8, 2/4… ou encore ? =66-76 sostenuto). On ne distingue aucune barre de liaison sur la partition, place au staccato affirmé ! [1:57] Premier épisode plus léger dans un deuxième temps mais qui là encore va enfler, gonfler et souffler une énergie tonique dans un offensif crescendo. [3:06] Badinerie entre bois avant une reprise d'un nouveau thème pittoresque du piano simplement soutenu par un tambour. Bartók souffle le chaud et le froid. Le rubato imposé est similaire à chaque épisode, lent puis accelerando et ainsi de suite. Les couleurs sont tranchés et éclatantes. On se laisse entrainer par cette vitalité paroxystique. [7:23] Fidèle aux conceptions des grands anciens, le thème principal est repris comme dans une forme sonate. Geza Anda et Ferenc Fricsay jouent à merveille ce discours fracassant presque barbare, celui d'une bande d'enfants prise de folie.

Ödon Marffy
2 – Andante - Allegro : [9:13] Le mystère gothique sera la clé de l'andante. Peut-on parler de marche funèbre ou de procession nocturne lors d'une fête villageoise ? Le tambour, la timbale et la cymbale marque le rythme. Le piano enchaine ensuite la répétition d'un motif obsédant : 3 croches puis 3 noirs pointées sur une mesure à 3/8 ! Cette cellule devient lancinante et traversera tout l'andante. L'atmosphère est sombre, angoissante et fait penser à la visite onirique du magasin de jouets dans la 15ème symphonie de Chostakovitch bien plus tardive. Cette atmosphère fantasmagorique est due en grande partie à l'orchestration qui donne la part belle aux percussions et à de rares interventions des bois [9:13] la clarinette. Les cymbales sont utilisées avec une baguette, ce qui témoigne du désir de proposer une sonorité très sèche à la progression mélodique. [13:02] la clarinette puis le hautbois marque le début d'un crescendo implacable et sauvage. Une puissance mécanique et brutale que l'on retrouve à la même époque chez Honegger par exemple. [14:52] Une seconde thématique se fait jour. Le piano continue de scander la marche accompagnant des solos de flûtes et de bois [16:40] clarinette basse et basson. Malgré son évidente simplicité dans son déroulement inexorable Bartók nous ensorcelle avec ce chassé-croisé de timbres chatoyants et énigmatiques.

3 - Allegro molto : [17:35] le finale retrouve la joyeuseté laissée de côté dans l'andante. On sera surpris par la partie de piano plus classique, comprendre moins percussive, moins agreste. Bartók nous entraîne dans une course folle où tous les instruments participent gaiement, notamment les cuivres, très sollicités.
Le concerto se termine en une cavalcade orchestrale qui m'inspire l'illustration de ce paragraphe avec le tableau du peintre hongrois Ödon Marffy (1878-1959). Quant à l'interprétation, par sa fougue trépidante, elle demeure l'une des versions les plus fidèles aux intentions esthétiques du compositeur, presque soixante ans après sa réalisation… (Partition – photocopie médiocre)
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La discographie n'est guère pléthorique. À coup sûr ce concerto (et les deux autres) répondent encore au qualificatif de moderne voire contemporain… Plusieurs écoutes sur du matériel pas trop criards s'imposent à l'inverse de ceux de Mozart ou de Beethoven et même ceux de Ravel qui sont contemporains de cet opus de 1927. Quelques beaux disques :
Andras Schiff au clavier et Ivan Fischer et son orchestre du Festival de Budapest. Une équipe hongroise qui a gravé en 2008 son intégrale. La finesse du chef et le jeu dynamique mais subtil du pianiste redonne une certaine légèreté acidulé là où certains pourrait trouver des effets un peu appuyés chez Anda-Fricsay (Teldec – 6/6). La prise de son aérée et moderne (quels cuivres !) n'y est pas pour rien dans la réussite.
Stephen Kovacevich et Colin Davis en 1968-1975 proposent une lecture plus sage en termes de tempi qui permet d'aborder facilement l'ouvrage. Un atout pour ceux qui ne connaissent pas ces partitions. C'est plein de fantaisie. Certes, question virtuosité, Krystian Zimerman l'emportera dans la sélection suivante (Philips – 5/6).
Pierre Boulez a défendu toute sa vie la musique de Bartók, enregistrant très tôt avec Daniel Barenboïm les concertos 1 & 3. En 2005, initiative insolite, il invite trois pianistes différents : Krystian Zimerman, Leif ove Andsnes et Hélène Grimaud à interpréter chacun l'un des trois opus. Les orchestres sont aussi tous différents. Le résultat est inégal surtout le 3ème par notre grande pianiste française (est-ce son répertoire ?). Le 1er gravé avec le Chicago Symphony Orchestra est une réussite totale. On connaît le tempérament pointilleux du pianiste polonais et celui identique de Boulez avec l'un des plus brillants orchestres de la planète. Les tempi sont véloces sans apporter la moindre confusion. Une merveille. (DG – 6/6 pour le 1er ; 5/6 pour les autres).

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Deux vidéos : celle de l'enregistrement Anda-Fricsay, puis en live en 2016 : Yuja Wang et Esa-Pekka Salonen. On pourra voir le traitement infligé au piano par la jeune virtuose qui très sérieusement joue avec la partition sous les yeux (ce qui n'est pas facile quand le tourneur de page pense à autre chose 😄 [2:47], [4:20] et plusieurs fois. Une épreuve d'endurance que ce concerto, la pianiste finit en nage !
Ehhhh Rockin, on regarde les doigts de la virtuose, pas sa robe très longue mais fendue jusqu'à la frontière des rêves coquins… Tsss Tssss…



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