mercredi 3 octobre 2018

OTIS RUSH R.I.P. (29/04/1934 - 29/09/2018)

OTIS RUSH
29 avril 1934  - 29 septembre 2018

    Sapristi ! Une mauvaise semaine qui se conclue par le décès d'un des plus grands bluesmen du West-side sound de Chicago. Otis Rush n'est plus, parti pour un ailleurs le samedi 29 septembre 2018.

     Crénom ! Otis Rush ! En dépit d'une discographie et d'une carrière erratique, il restera à jamais une pierre angulaire, et un des créateurs du West-side sound. Il est probable que sans son apport, le cheminement de la musique populaire n'aurait pas été le même. Du moins, en ce qui concerne le British Blues, car son influence y a été primordiale et déterminante. Qu'aurait été sans lui Sir Eric Clapton, qui a soigneusement disséqué sa musique ; de l'orchestration au chant. John Mayall également. Et de même pour Led Zeppelin. Son influence retombera aussi sur son pays natal, à travers Duane Allman et Mike Bloomfield.
Ses fameux enregistrements pour le label Cobra font à jamais partie du patrimoine musicale des USA. Sur les 45 tours gravés pour cette petite compagnie indépendante et éphémère de Chicago - représentant aussi ses premiers enregistrements - il y a une force, une intensité, une émotion, un engagement, rarement égalés. Des microsillons parmi les plus mémorables de Chicago et du Blues.

     Outre son indubitable talent de guitariste et son incroyable falsetto qui semblait respirer toute la détresse d'un coeur meurtri, Otis avait aussi marqué les esprits par sa technique peu orthodoxe, en jouant avec les cordes à l'envers. Bien qu'il ne fut pas le seul, et que d'autres encore aujourd'hui abordent la guitare de cette façon. Il n'y avait pourtant rien de réfléchi dans cette manière d'appréhender l'instrument. Ce n'était juste qu'une habitude qu'il avait contractée en apprenant sur la guitare de son aîné - qu'il s'empoignait dès qu'il avait le dos tourné -.
     Alors qu'il aurait commencé par l'harmonica dès ses six ans, il avait jeté son dévolu sur la guitare du frangin. Cependant, impossible de toucher aux cordes, ni même de toucher à l'accordage. Il fit de cette façon, sans trop se poser de question, son apprentissage seul, prenant l'habitude de jouer simplement en retournant la guitare.

      C'est à quatorze ans que sa famille emménage à Chicago, en 1948 (ou 1949 suivant les biographies). Lorsque l'une de ses soeurs l'amène dans un club voir un concert de Blues, il découvre Muddy Waters. Ce fut une révélation. Cependant, il s'en démarque assez rapidement. Alors que Muddy ne gommera jamais ses racines rurales, Otis, lui, est déjà marqué au fer rouge par la meurtrissure de l'urbanisation.
   C'est qu'il a dû entrer très jeune dans la vie active en travaillant dans les vastes abattoirs de la Windy City aux cadences infernales. Encore adolescent, il se serait marié et ... puis aurait divorcé. Voire même convolé. Volontaire, malgré un travail harassant, le soir il s'immisce dans le milieu du Blues de la cité. Il y rencontre d'autres musiciens, et commence à se produire tout en forgeant son propre style.

   Il est approché par Willie Dixon, alors en froid avec les frères Chess, qui cherche des jeunes talents pour un nouveau label : Cobra Records. Et lui offre sur un plateau un slow-blues taillé sur mesure pour le timbre et la puissance de sa voix : le magnifique "I Can't Quit You Baby", dont la version, aujourd'hui encore, fait office de canon. Elle escalade jusqu'à la 6ème place du billboard R&B.
    A 22 ans, il rentre dans l'histoire, et tous les titres qui, pendant trois années consécutives, sortent sur Cobra ne feront que renforcer sa soudaine notoriété. Ses 45 tours, et ceux de Magic Sam et Buddy Guy (pour le même label), font partie du fondement du West-side sound du Chicago Blues.
Hélas, suite à l'assassinat d'Eli Toscano, le patron de la maison de disque, l'entreprise ferme ses portes et stoppe net cet élan.

     Willie Dixon renoue donc avec Chess, et Otis l'y rejoint. Cependant en dépit de grandes chansons, telles que "I Can't Stop", "I'm Satisfied", "You Know My Love", le succès est moindre. (on retrouve les enregistrements de la courte période Chess sur l'excellent "Door to Door", partagé avec un autre illustre gaucher, Albert King).
   Débute alors une première période creuse où il n'enregistre que quelques titres pour Duke et Vanguard.
Une étape morne, où il doit un moment se résoudre à se produire pour des cachettes aussi modestes que le club où il joue, qui prend fin en 1969 où il est repêché par Cotillon (une filiale d'Atlantic). L'album, "Mourning in the Morning" est produit par deux illustres fans : Mike Bloomfield et Nick Gravenites. Étonnamment, Bloomfield ne joue pas sur cet album, peut-être intimidé à l'idée de jouer devant une de ses idoles. Il laisse sa place à Duane Allman et Jimmy Johnson. Enregistré au studio Muscle Shoals, on y retrouve la crème de leurs musiciens de sessions dont "The Groovemaster" Gerry Jemmott et Roger Hawkins. Les avis concernant ce premier 33 tours sont partagés, certains le considérant comme trop arrangé, quand d'autres comme son meilleur.
En fait, il est totalement dans la mouvance des productions de Blues de l'époque.

     L'année suivante, chez Capitol, il aurait dû sortir une nouvelle galette qui aurait conforté son retour, et élargir son public, emboîtant ainsi le pas aux trois King et au compère Buddy Guy. Hélas, en conflit avec sa nouvelle maison de disques, les enregistrements sont bloqués et ne sortent qu'en 1976 (!) ; sur un label indépendant.
"Right Place, Wrong Time" est souvent considéré comme un must. Si cinq ou six ans plus tôt il aurait fait son petit effet, et aurait pu l'entraîner vers une carrière plus confortable financièrement, en 1976, le Blues a la vie dure. Cet album tardif comporte une des plus belles versions, sinon la meilleure, du "Rainy Night in Georgia" de Tony Joe White.

      Sur scène, à partir des années 70, on le dit capable du pire comme du meilleur suivant son humeur. Grâce au fameux "Live in Europe", capté par France Musique lors d'un festival à Nancy en 1977, on a le témoignage de ce que peut offrir un Otis Rush sous son meilleur jour. Prestation mémorable qui aurait, d'après la légende, volée la vedette à Buddy Guy qui passait juste après.
Hélas, parfois, il semble ailleurs, désintéressé ou découragé.
Faut dire qu'il y a de quoi être aigri. Lui qui brillait déjà de mille feux dès la fin des années 50, lui que l'on peut considérer comme un innovateur, lui auprès duquel s'est abreuvée jusqu'à plus soif toute une génération d'Anglais avides de Chicago blues, il se retrouve finalement bien souvent à partager la scène avec des jeunots qui ont su exploiter son matériel et en récolter les fruits alors que lui-même, paradoxalement, n'est pas loin de tomber dans l'oubli. Ses propres compositions finissent pas être plus célèbres que lui-même. "Double Trouble", "All Your Love (I Miss Loving)", "I Can't Quit You Baby", "Keep On Loving Me Baby", "So Many Roads", des chansons qui résonnent aux oreilles des auditeurs comme de grands classiques sans savoir nécessairement qui en est le géniteur.
("I Can't Quit You Baby" est une composition de Willie Dixon, cependant son interprétation est fondamentale et définitive, particulièrement au niveau du chant saisissant et dramatique).

     Déçu, il finit par se retirer de la scène. Toutefois, à l'aube des années 80, un Texan opiniâtre réveille l'intérêt pour le Blues. Et Otis, à force d'être sollicité, et bien probablement rasséréné par son intronisation au Blues Hall of Fame l'année précédente, finit par remonter régulièrement sur les planches à partir de 1985.

    1988, marque son retour discographique grâce au jeune et entreprenant label indépendant Blind Pig (fondé en 1977) . Si l'album en question , "Tops", n'étant qu'un nouveau live, n'apporte rien de nouveau si ce n'est un son plus dur, il a l'avantage de le montrer en pleine forme et en pleine possession de ses moyens. Il n'est pas resté cloîtré dans son passé. Tant bien même que cela aurait été amplement justifié et suffisant. Un Otis Rush mordant, énergique, avec une guitare hérissée, pertinente et fiévreuse. Un album qui fut parfois décrié, l'accusant de vouloir surfer sur la vague Blues-rock.

     En 1994, il se décide enfin à retrouver les chemins des studios, et sort  un nouveau disque : "Ain't Enough Comin' ". Malheureusement, rien de nouveau sous le soleil, à l'exception du titre éponyme. Ce qui n'empêche pas au disque d'être bon. Sa voix à elle seule faisait généralement la différence, ce que l'on remarque lorsqu'il s'attaque ici, avec succès, au "Fool For You" de Ray Charles. Dorénavant, la guitare n'est plus aussi expansive, ni aussi sauvage. Elle a par contre gagné en précision, en clarté. Loin de vouloir se reposer sur ses lauriers, il a profité de ses périodes creuses pour étudier les styles de Kenny Burrell et de Jimmy Smith.
     En 1999, sa dernière réalisation, "Any Place I'm Going" lui vaut le Grammy Award du meilleur disque de Blues traditionnel de l'année. Un très bon disque, en effet, même si l'on regrette qu'Otis n'ait pas plus composé (même s'il nous a habitué à ne pas composer plus de quatre morceaux par album), et même s'il ne renoue pas avec l'excellence des faces "Cobra".  Ce sera son dernier disque.

    A la suite d'une attaque vasculaire cérébrale survenue en 2003, sa santé décline rapidement, jusqu'à ne plus pouvoir se déplacer qu'en chaise roulante.
Diminué, il ne peut remonter sur scène.
     Même en 2016, lorsque la ville de Chicago profite du Chicago Blues Festival annuel et du Otis Rush Day pour l'inviter et lui remettre un prix honorifique, il ne peut quitter son fauteuil. Accompagné de sa famille, il était visiblement heureux et honoré.
     En fait, Otis Rush était le genre d'homme à toujours douter de lui-même, au point d'être carrément pessimiste. Son hypersensibilité l'empêche d'avoir le recul nécessaire pour affronter les difficultés d'une carrière de musicien incessamment soumise aux critiques et aux humeurs des médias et d'un public souvent intransigeants. Impulsif, dans ses mauvais jours, pendant des années, en l'occurrence dans les années soixante-dix, il lui est arrivé d'écourter un concert mal commencé. D'un autre côté, c'est cette sensibilité à fleur-de-peau qui lui a permi d'atteindre des sommets qui ne sont à la portée qu'à de rares élus et méritants.

     Otis Rush était un monument. En dépit d'une carrière en dents de scie, il restera à jamais un des fondateurs du Blues moderne.
Pour mémoire, après Muddy Waters et Howlin' Wolf, et, en conséquence, Willie Dixon, c'est un des bluesmen les plus repris.
Encore aujourd'hui, il apparaît toujours dans les classements des meilleurs guitaristes.
Lors d'une interview, Mike Bloomfield avait répondu : "L'objectif ? Devenir aussi bon qu'Otis Rush".
Buddy Guy & Otis Rush

  Buddy Guy, toujours fringant (croisons les doigts), reste désormais le seul dépositaire encore vivant - et encore en activité ! - du West-side sound du Chicago Blues.



♱♰✞✞

Autre article (lien) : "The Classic Recording 1956 - 1958"

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire