- M'sieur
Claude, vous aimez nous présenter les concertos pour piano de Mozart par paire
voir par quatre… Une raison à cela ?
- Oui, même
plusieurs. Ce sont des ouvrages courts à l'inverse de ceux de Beethoven ou de
Brahms et souvent composés par groupe, six en 1784 !
- Quelle
force de travail. J'ai vérifié, en 1784, Mozart a 28 ans. On ne peut plus
parler d'œuvre de jeunesse, mais à cette cadence, ces concertos sont-ils aboutis ?
- Et oui ma
petite Sonia, tout à fait. Mozart a inventé le genre dans lequel il se
surpassera dans les partitions des N°20 à 27 dont six ont déjà eu leurs
articles…
- Murray
Perahia est un nouveau venu dans le blog, un grand pianiste ?
- Ô que oui,
là encore. Une référence pour Mozart grâce à cette intégrale gravée sans
précipitation entre 1975 et 1988, donc avec réflexion et fidélité au texte…
Dans quel domaine musical Mozart
s'est-il investi le plus corps et âme ? Difficile de le dire a priori, j'ai ma
propre réponse : les concertos pour
piano. Investi ? Pas en terme de travail. Non, dans cette
expression rebattue "corps et âme", concentrons-nous sur
l'unique mot "âme" ; comprendre les élans du cœur, l'introspection,
l'amour, l'angoisse et les regrets, toute la palette des émotions et sentiments
humains…
Bien entendu, Mozart
invente en compagnie de Haydn
la symphonie et le quatuor
modernes. Il donnera aussi à l'opéra
un style adulte, un opéra qui ne se limite plus à simplement divertir (La flûte enchantée). Par ailleurs, le
compositeur sera le maître des divertimenti
gracieux, des airs de concert lyriques
poétiques et ravissants, des merveilleux concertos
pour violons ou pour bois…
Mais je pense (je ne suis pas un cas isolé) que le Mozart
le plus intime, le plus moderne au point d'anticiper le style romantique, sera
celui des 27 concertos pour piano, et
cela : très tôt.
On pourra rétorquer que mon opinion s'applique surtout
aux concertos N°20 à 27
composés de 1785 à janvier 1791 (moins d'un an avant la
disparition de Mozart en décembre). Mais
l'année 1784 va voir l'écriture de six
concertos qui confirment l'opiniâtreté du compositeur pour magnifier le genre,
lui donner ses lettres de noblesses définitives. Six petits chefs-d'œuvre (N° 14 à N°
19) de février à décembre, dont deux en mars. Dans la
numérotation du catalogue : de K 449 à K 459, une frénésie obsessionnelle.
Exact et bien lu, Mozart composait très vite ;
rien à voir avec les réécritures sans fin des symphonies de l'ami Bruckner, notamment la 3ème écoutée
la semaine passée…
Nota : les 4 premiers
concertos sont des transcriptions de jeunesse agréables et le N°7 est pour 3 pianos.
Pour cette première chronique à propos des concertos
de 1784, j'ai retenu les N°15 et N°18 pour leur inspiration et leur vocation
expressive assez opposées. Enfin, tout est relatif…
Ci-contre : Mozart en 1784.
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Constanze Weber |
En décembre 1783,
Mozart s'installe définitivement à Vienne.
Sa mère est morte depuis quelques années, en 1778. Lui n'a jamais été très attentif envers sa maman Anna-Maria qu'il logeait fort mal lors
de son séjour à Paris où elle meurt de la typhoïde. Il sera bien plus affecté
par la disparition de son père Leopold
malgré les conflits permanents entre les deux hommes. Toujours en 1778, papa souhaitait tout sauf un
mariage avec Aloysia Weber, une
jeune cantatrice dont Wolfgang
s'est épris et qui crée et chante de nombreux rôles de ses opéras. Papa n'a
d'yeux que pour la carrière de son fils qui ne mesure que 1,52 m, sa croissance
ayant dû être retardée par les tournées épuisantes du gamin prodige que Leopold exhibe dans toute l'Europe ;
possessif le paternel ? Ô que oui ! Hélas Aloysia
aime un autre homme. Mozart
se console dans les bras de sa sœur Constanze
qu'il va épouser en 1782. Les deux sœurs
Weber sont des cousines de Carl-Maria von Weber.
Leopold est toujours furax mais le
problème est réglé ! Ils ont auront six enfants dont quatre ne dépasseront pas l'âge
de six mois ! Époque cruelle… En 1784,
le petit deuxième, Karl Thomas,
survivra (1858). Pourquoi tous ces
détails allez-vous dire ? Ils permettent de mieux se plonger dans l'étrangeté émotionnelle
des concertos de cette époque.
Fin 1783, Mozart s'est donc enfin libéré de l'autorité
paternelle. Il est marié et père de famille. En outre son protecteur, le prince-archevêque de Salzbourg Colloredo, l'a
congédié en le traitant de voyou
et de crétin. On compte les
thalers en fin de mois, mais les Mozart sont indépendants ; enfin. Un Mozart adulte et visionnaire est né, il va
pouvoir composer à sa guise malgré les difficultés et notamment écrire ses
concertos qui ne sont pas à la portée d'un débutant ou d'un courtisan qui
pianote lors des soirées mondaines… Autre témoignage de ce désir d'autonomie, Mozart vient d'entrer en Franc-Maçonnerie.
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Aloysia Weber |
Le pianiste Murray Perahia
est né dans le Bronx en 1947. Son
père, juif séfarade et originaire de Thessalonique en Grèce avait fui les persécutions
nazies dès 1935. La quasi-totalité
de la famille de l'artiste ne survivra pas à la shoah.
L'enfant pianote dès ses quatre ans mais ne commence
réellement l'étude du piano qu'à l'adolescence. Il n'entre qu'à 17 ans à la Mannes School de Manhattan. Il pourra
ainsi travailler l'instrument et l'interprétation avec Rudolf
Serkin et Pablo Casals.
En 1972 (25 ans), il démontre son talent en remportant le Concours
international de piano de Leeds en Grande-Bretagne, sa carrière est
lancée… Il obtient même le soutien de Vladimir Horowitz 😮.
Son premier parcours discographique consistera à
enregistrer sur une période d'une douzaine d'années l'intégrale des concertos
pour piano de Mozart, une intégrale qui
demeure indémodable. Son répertoire reste consacré à la musique baroque (Bach),
classique et romantique. Une rare exception : Bartók.
De santé fragile, le virtuose a dû interrompre sa carrière
pendant presque deux ans à partir de 1992,
la faute à une infection récidivante à une main. Depuis 2006, toujours pour des raisons de santé, il limite sa présence sur
scène à quelques concerts isolés… Sa discographie, abondante, est très
appréciée des mélomanes.
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Concerto N°15 K 450
Mozart commence
la composition de ce concerto en mars 1784,
la partition du N°14, écrite en février étant à peine sèche. Il est survolté. Sa
célébrité, grâce au succès de l'opéra L'enlèvement au sérail, semble le
galvaniser. Il va composer sa partition comme pour lui-même, c’est-à-dire d'une
redoutable virtuosité (comme le N°16). Un sobriquet sera attribué aux deux
ouvrages "Les concertos qui mettent en nage".
Dans les deux mois qui suivent, il va le jouer 22 fois.
L'orchestration est plus nourrie qu'auparavant et préfigure
celle de Beethoven : piano solo, 1
flûte (dans le final), 2 hautbois, 2 bassons, 2 cors et les cordes. (Partition)
Copie d'un piano forte de 1785 |
Andante, en
mi bémol majeur, à 3/8 : [11:05] Une mélopée nostalgique s'élève aux
cordes. Un temps de prière pour Mozart pourtant en délicatesse avec la religion.
[11:31] Le piano semble hésiter à rompre le charme. Une mélodie rêveuse très en
contraste avec la frénésie de l'allegro. Mozart
secret. Après ces expositions de motifs, un développement plus allant se
construit de manière plus concertante, les cordes dominant l'accompagnement. Les
climats très variés se succèdent comme dans un lied : emballement galant, dialogue
entre clavier et bois. Une infini inventivité, des sourires, des plaintes
langoureuses, la magie !
Allegro, en si bémol majeur, à 6/8 : [16:53]
D'allure martiale, l'allegro conclusif offre un style chorégraphique au final. La
symétrie avec l'allegro initial est assurée mais avec encore plus de
joyeuseté. Mozart exploite avec finesse
et alacrité toutes les possibilités du staccato de ce nouvel instrument qui va
supplanter définitivement le clavecin. [20:47] Eh non, le compositeur n'oublie
pas l'orchestre avec d'amusants et rythmés solos du hautbois.
L'interprétation de Perahia ne présente aucune faille : célérité sans
brusquerie dans l'allegro, émouvante sensibilité sans langueur dans l'andante, malice dans le final, mise
en place équilibrée entre les pupitres d'un orchestre aérien dirigé avec la
plus élégante maîtrise qui soit… Que dire de plus.
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Vienne vers 1784 |
Concerto N°18 K 456
Septembre 1784.
Mozart compose le cinquième concerto de la série. Comme nous allons l'entendre,
chaque étape lui a donné des ailes supplémentaires. Les mouvements sont plus
longs, la mélodie se complexifie. La pensée qui guide sa plume devient épique.
On pense à juste titre que Mozart
a dédié ce chef-d'œuvre à Maria Theresia
von Paradis (1759-1824),
une jeune pianiste, compositrice et cantatrice qui avait perdu la vue dans son
enfance. Pour la petite histoire monstrueuse, le légendaire magnétiseur Anton Mesmer la soigna un temps avec un
certain succès mais fut éconduit par la famille pour que le père de la gamine soit
sûr de conserver la pension d'invalidité. No comment…
L'orchestration est identique à celle prévue pour le 15ème
concerto.
Allegro
vivace, en si bémol majeur, à 4/4 : Premier thème badin,
taquin, aux cordes. Une suite de si staccato avec un simulacre d'appogiature syncopée
pour respirer. La musique de Mozart
pourrait-elle être triste ? Thème piquant répété au clavier puis repris par l'harmonie.
[00:46] Second thème à peine moins pimpant énoncé par le hautbois. Mozart entrelace ces deux idées avec
grâce, songe-t-il à un jour de fête ensoleillé à Vienne ? On peut l'imaginer à
l'écoute du divertissement concertant des bois. Entrée du piano sur un accord et
affirmation du thème 1 à la note près ! Finies les excentricités "qui
mettent en nage". Difficile d'être insensible à la gaité, au rayonnement
galant de cet allegro. Mozart
aime tant son thème espiègle que celui-ci ressurgit de mesures en mesures. Un
leitmotiv ? La complicité entre le clavier et l'orchestre est plus élaborée et
ludique dans ce 5ème opus de la série. [09:37] La cadence plus
virtuose débute par de vertigineux arpèges descendants suivis d'une péroraison débridée
à partir du… thème 1 bien entendu.
Maria Theresia von Paradis |
Andante un
poco sostenuto, en sol mineur, à 2/4 : [11:22] La présence
d'une tonalité en mineur est déjà une surprise en soi chez Mozart.
La douleur générale de cet andante en sera une seconde. Mozart
songe-t-il avec tristesse à la jeune femme souffrant de cécité ? Un mystère parfois
avancé. Autre étrangeté : la forme en suite de variations peu fréquente chez Mozart. L'exposition du long premier thème
nous plonge dans une lumière sombre. L'esprit du compositeur se hasarde dans
des pensées interrogatives et accablées. Le style musical est celui d'une
mélopée. Il en est de même lors de l'entrée du piano qui semble vouloir ne pas
troubler ce recueillement. Là encore le thème initial sera la clé de voute de
l'andante. [13:06] Le clavier hésite, prudent, timide, certains pourraient penser
à l'expression du désespoir si quelques mesures plus sereines ne venaient rompre
cette méditation affligée. [14:54] Mozart,
comme dans l'allegro, laisse l'orchestre s'épanouir dans un subtil et coloré
passage digne d'un petit développement symphonique. Quant à l'interprétation,
nous touchons au nirvana ! Expression triviale, je l'accorde, mais on frissonne
vraiment, confronté à une telle transparence du phrasé, à un tel manque
d'emphase. La dédicace à une jeune femme handicapée joue-t-elle un rôle dans le choix
d'une tonalité mineur dramatique et intimiste dans la composition. Difficile de
répondre, mais c'était déjà le cas dans le prémonitoire imposant concerto n°9
dédié à Mlle Jeunehomme, une pianiste
française de passage à Salzbourg en 1777.
(Do mineur.)
Allegro
vivace, en si bémol majeur, à 6/8 : Après le bouleversant andante,
retour d'un allegro conclusif plus allant. Mais là encore le génie de l'ambiguïté
mozartienne s'impose : on discerne quelques nuages résiduels face à la
luminosité du jeu du piano. Et puis il y a cette mystérieuse absence de fougue, le sentiment d'afficher un désir de consolation après
les noires pensées. Est-ce le choix de la délicatesse de la part de Murray Perahia ? On a entendu cet allegro –
ici bien peu vivace – plus animé, presque narquois. La thématique épouse des formes
a priori joyeuses et enlevées, mais que cache réellement cette apparente
frivolité ? Le pianiste aurait-il percé un secret dissimulé dans les portées depuis
deux siècles ? Compositeur et dédicataire refusant l'un et l'autre le spleen.
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Difficile de proposer une discographie alternative
après avoir encensé l'interprétation de Murray Perahia.
Cela dit, comme pour les articles précédents, les réussites concurrentes
existent.
De 1961 à 1969, le pianiste Geza
Anda (1921-1976) a enregistré une intégrale virevoltante, un Mozart presque éternellement insouciant.
Le pianiste hongrois disparu prématurément à 56 ans apporte une ardeur et une
jeunesse charmeuse aux concertos N°15, N°18, et aux autres. Des disques présents
au catalogue depuis plus de cinquante ans. La camerata
Academica de Salzbourg est toute à son affaire. Prise de son
excellente en ces débuts de la stéréo (DG
– 6/6)
Autre intégrale de la même époque, celle de Daniel Barenboïm plus intériorisée avec
comme Perahia l'English Chamber
Orchestra qu'il dirige du clavier et qui
sonne de manière plus sombre. Encore un pilier de la discographie à prix
imbattable. Bonne remastérisation récente, beau piano aux timbres riches, mais
la prise de son de l'orchestre est un peu nébuleuse (Warne-EMI – 5/6).
Enfin, une intégrale qui a fait débat. Nous sommes évidemment
habitués à écouter Mozart sur des pianos modernes. La pianiste américaine
d'origine russe mais vivant en république tchèque Viviana
Sofronitsky, spécialiste du piano forte et du clavecin, nous
fait entendre ces concertos parus dans une intégrale assez riche, et sur un
vrai piano forte de l'époque avec sa sonorité très clinquante. Les mélomanes
sont partagés entre l'intérêt de la reconstitution historique (orchestre
également sur instruments du XVIIIème siècle) et la raideur que l'on
peut ressentir dans cette interprétation agreste. On dispose de deux vidéos, je
vous invite à juger par vous-même… Donc pas de note trop subjective… Il s'agit de prises de son live dynamiques quoique assez confuses ! Personnellement, j'ai eu un peu du mal au début. Mais, plusieurs écoutes en compagnie de Maggy Toon nous ont fait découvrir une complicité entre piano et orchestre moins brouillonne qu'à l'accoutumée… Donc une allégresse Mozartienne plus authentique !!
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