mercredi 26 septembre 2018

James CARR "You Got My Mind Messed Up" (1967), by Bruno



     En matière de Soul des années soixante, ce sont toujours les mêmes noms qui reviennent : Otis Redding, Wilson Picket, Beyonce ?, Solomon Burke, Sam & Dave, etc, etc, ...
Totalement justifié. Toutefois, et bien qu'il possède une des voix les plus émotives de cette décennie, il y a un monstre sacré qui est malheureusement trop souvent oublié.
Il s'agit de James Carr. Né à Clarksdale, haut-lieu du Blues, le 13 juin 1942. Comme beaucoup d'afro-américains de sa génération, il se marie et a des enfants très jeune, encore adolescent. Illettré, il doit se résoudre à d'éreintants petits boulots d'ouvrier agricole pour subvenir aux besoins de sa famille. Cependant, cette vie active harassante, ne le coupe pas de la passion qu'il a contracté en découvrant le Gospel par l'intermédiaire de sa paroisse.

Il y apprend les rudiments de la musique et très vite on l'invite à rejoindre une chorale de Gospel du coin : les Southerns Wonders Juniors. Pendant longtemps il se satisfait d'une dure semaine de labeur, récompensée par la joie de pouvoir chanter en fin de semaine. Cela aurait pu continuer des années comme ça, mais un jour il est découvert par Roosevelt Jamison - un employé d'hopital passionné de musique qui cherche à promouvoir des artistes pendant son temps libre - qui lui propose de rejoindre en qualité de leader un des groupes dont il s'occupe.
Deux ans plus tard, en 1964, Jamison l'emmène auditionner pour un tout nouveau label de Memphis, qui cherche des artistes à enregistrer : Goldwax Records.

   L'audition est un succès et il enregistre dans la foulée un premier 45 tours promo, "I Can't Make It", mal desservi par un accompagnement trop léger. Le premier 45 tours diffusé, "Only You Fools Run",  redresse la barre. Si l'orchestration est pratiquement calquée sur la face B du précédent, sur la seconde face, par contre, "You Don't Want Me", Carr explose. C'est un Blues cuivré qui rivalise avec B.B. King et Bobby Bland. Ce morceau démontre que Carr aurait très bien pu faire aussi une belle carrière dans le Blues.
Cependant, le label, trop jeune, n'a pas les moyens pour assurer correctement un minimum de promotion, et le disque se perd dans la masse. 
C'est en 1966, avec "You've Got My Mind Messed Up", son troisième essai, archétype d'une Soul sudiste de grande classe, où il opère une forte percée dans le billboard "rhythm'n'blues, caracolant à la 7ème place. 

     A partir de ce moment, les enregistrements de 45 tours s'enchaînent et le succès suit. En moins de deux années, James Carr est devenu quelqu'un qui compte dans la Soul et le Rhtyhm'n'Blues. Probablement que sans lui, Goldwax n'aurait pas fait long feu. Conscient de son importance, le label le choie. Il le font enregistrer avec les meilleurs musiciens du circuit sudiste, et notamment avec ceux de Stax et du Muscle Shoals, et lui dégotte des compositeurs de talent. 

     C'est ainsi que le duo Chips Moman et Dan Penn lui apporte dans un écrin le magnifique "The Dark End of The Street", comme on aurait amené le Graal au plus méritant, à un coeur pur et vaillant.
Si "The Dark End of The Street" est connu d'après les versions de Percy Sledge et d'Aretha Franklin , ou par le cinéma avec le film d'Alan Parker "The Commitments" (que beaucoup ont pris pour une chanson d'Otis Redding), (ou peut-être pour d'autres par celles de Gregg Allman, ou de Flying Burrito Brothers, Linda Ronstadt, Elvis Costello, Jimmy Barnes - avec Dan Penn himself -, Frank Black, Deacon Blue, etc, etc), en comparaison avec la première version de James Carrqui reste inégalée, elles ne sont que de pâles copies. 
 "The Dark End of The Street" chanté par James Carr, c'est l'épiphanie, une complainte céleste, l'émanation de deux âmes amoureuses enlacées, et en même temps, la mélancolie d'un ange déchu, la complainte d'un coeur brisé qui s'abat sur vos épaules. Bref, ça prend aux tripes, et ça serre le coeur. Pour ceux qui en ont ...
Bien sûr, l'habillage n'est pas étranger à cette apogée ; notamment avec ses choeurs féminins qui se calent progressivement, illuminant telle une mélopée céleste, et les cuivres qui résonnent comme s'ils avaient été façonnés par quelque divinité.

   Rares, extrêmement rares sont les chansons capables de libérer autant d'émotion. On ressent la fragilité de l'interprète, le conflit de son âme où le désespoir se mêle à l'incompréhension avec un besoin énorme d'amour. Faut-il être aussi instable pour s'ouvrir autant ?
 Un jour, une personne de radio m'a dit que tous les artistes - du moins les authentiques - étaient tous plus ou moins fous. Qui sait ?
La chanson est si forte, que son souvenir suffit à faire dresser le poil.


     En 1967, sûr de son coup, Goldwax lui fait enregistrer un 33 tours. C'est le premier long-player du label. Fait inhabituel à l'époque, mais l'album ne comporte aucune reprise. Toutefois, James Carr n'écrit qu'exceptionnellement. Une seule chanson sur ce premier disque, et une seconde incluse dans les bonus de l'édition CD. Il est donc essentiellement un interpréte. Mais quel disque magnifique. Un incontournable de la musique Soul. 
L'album "You Got Messed Up" se situe quelque part entre Sam & Dave et Otis Redding, tout en étant plus favorable aux ballades intimistes, assez sombres mais enflammées. On dirait parfois qu'il s'arrache le coeur.
Si la chanson éponyme - premier succès - et "The Dark End of The Street" se détachent, il n'y a néanmoins aucun faux-pas. A un point tel que l'on pourrait aisément croire qu'il s'agit d'un "Best Of".
Ballades sentimentales, parfois un tantinet déchirantes, avec "Love Attack", "I Don't Want to Be Hurt Anymore", "These Ain't Raindrops", "She's Better Than You" ; Rhythm'n'Blues vivifiants - faisant trembler le piédestal d'Otis Redding - pour "Coming Back To Me Baby" et "That's What I Want to Know" ; Soul poignante pour "Lovable Girl", "Pouring Water On a Drowning Man","Forgetting You" (inspiré du Gospel pour ce dernier) et "You've Got My Mind Messed Up".



     La version CD, une fois n'est pas coutume, offre des bonus de grande qualité. Douze morceaux de plus (!) et, là encore, aucun déchet. Bien d'un petit degré en dessous, ça frôle carrément l'indispensable. Hormis une énième version de "These Arms of Mine" sans réel intérêt, on a le plaisir de (re)découvrir les bluesy "You Don't Want Me" (composé par son manager Roosevelt Jamison, tout comme le revigorant "There Goes My Used to Be") et "Search Your Heart", ou encore le Soulful "A Lucky Loser", le trépidant "Sock It To Me - Baby!" (pour défier Wilson Pickett sur son terrain), l'enjoué Rhythm'n'Blues "Love is a Beautiful Thingdont l'orchestration courtise le Rock, la superbe version du hit de la Country "plan-plan" "Life Turned Her That Way" ici en habit de Soulful, ou encore le chaud "A Losing Game" (co-signé de sa main) faisant la leçon à Ike & Tina Turner.


     En deux albums, celui-ci et le suivant "A Man Needs a Woman", James Carr s'installe confortablement au panthéon de la Soul et du Rhythm'n'Blues. Tout laisse à croire qu'une longue et riche carrière se trace droit devant lui. Malheureusement, James Carr est ingérable. Il a des absences. On le dit capable de rester prostré et muet des heures dans un studio d'enregistrement, en présence de tout le staff qui attend patiemment qu'il se ranime.
     Hélas, en perpétuel conflit avec lui-même, il se bourre de tranquillisants jusqu'à ce jour fatidique, un soir de 1970, au Japon, où il se retrouve pétrifié sur scène. Hospitalisé, puis mis au repos forcé, il retourne penaud à Memphis où il trouve refuge chez sa soeur. Complétement dépressif, et surtout pas mal abîmé par les drogues qu'il a découvertes et consommées sans modération pendant ses années fastes, il alterne entre sa soeur, la maison de repos et l'établissement psychiatrique. Il ne monte plus sur scène, et n'approche pas le moindre studio. Plus aucune nouvelle. Au point où nombreux sont ceux qui le croient carrément décédé. Il finit par s'effacer des mémoires.
Son découvreur et ancien manager, Roosevelt Jamison vient le chercher pour le faire sortir de sa retraite, de la spirale dans laquelle il s'est enfoncé. Il lui fait enregistrer un inespéré nouvel album, qui passe inaperçu. Qui se souvient de James Carr ? Puis l'envoie en tournée au Japon avec O.V. Wright (dont Jamison s'occupait déjà dans les 60's), mais Carr se laisse rapidement reprendre par ses vieux démons et il flingue à la fois la tournée et tout espoir de revenir sur le devant de la scène.

     James Carr décède dans l'anonymat, à 62 ans, le 7 janvier 2001, des suites d'un cancer du poumon.
Pour son enterrement, le boss de Goldwax Records, l'ancien quincaillier reconverti dans le business de la musique après avoir été un temps musicien de studio pour Sun Records, Quinton Claunch, dit : "Sa priorité, c'était un joint, un coup de gnôle ou une femme ; ça passait toujours avant la musique. Mais il aimait vraiment chanter".

     Aujourd'hui encore, nombreux spécialistes du genre le considère comme l'un des meilleurs,  sinon le meilleur, chanteur de Soul sudiste ; l'égal d'un Otis Redding ou d'un Wilson Pickett.




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