- M'sieur
Claude, si je ne m'abuse vous n'avez parlé qu'une fois de Stravinski, pour le
Sacre du printemps dans six versions, et le ballet avec la danseuse japonaise
qui finit toute nue…
- C'est
rigolo les détails croustillants qui marquent les esprits… Mais oui en huit ans
c'est maigre d'autant que je comparais six grands disques sans vraiment
détailler le ballet…
- Il faudra y
revenir, une musique de folie ! Petroucka est aussi une musique mouvementée, un
ballet écrit l'année avant le Sacre. Un beau scandale lors de la création, lui
aussi ?
- Non un
franc succès. Il faut dire que le sujet est moins provocant et Stravinski ne
fait pas appel à la délirante polyrythmie du Sacre qui dérouta le public…
- Vous avez
choisi une version du encore jeune Claudio Abbado de 1982. Une grande version…
- Oui, très
musicale, peut-être mois cynique que l'on pourrait l'espérer… Une
interprétation tirée d'un double album qui réunit les meilleurs ballets du
compositeur russe…
Stravinsky et Nijinsky en 1911 |
Né en 1882,
Igor Stravinski n'éprouve pas un penchant
marqué pour la musique, contrairement à un Mozart
ou Mendelssohn. Son père, autoritaire et
chanteur réputé, obtient cependant que son fils travaille le piano dès l'âge de
9 ans. Grand adolescent, Igor
suit des cours de composition et de contrepoint et s'essaye sans grande conviction
à la composition. La mort de son père en 1902
semble le libérer de tout destin musical (Allo
M'sieur Freud) et le jeune homme s'inscrit en faculté de droit. Pourtant la
même année, il rencontre Rimski-Korsakov
qui repère en lui un franc-tireur de talent. Il lui déconseille le conservatoire
et accepte, moyennant pendant un an l'acquisition des principes de l'harmonie
et du contrepoint, de le prendre comme élève. (Fréquents les futurs génies qui
s'em**nt au conservatoire académique 😃.) Stravinski commence à prendre plaisir à la
composition et rencontre un certain succès. Un soir de 1909, Serge Diaghilev déjà
bien installé dans le Paris musical entend la fantaisie symphonique Feu d'artifice
et apprécie…
La même année Diaghilev
fait un triomphe dans la capitale avec la première saison des ballets russes (pendant deux ans,
on danse sur des chorégraphies de Michel Fokine
recourant à des musiques russes célèbres comme Shéhérazade de Rimski-Korsakov).
Mais entre-temps, Diaghilev a déjà
passé commande de musiques originales à Stravinski.
Le pré-ado qui baillait sur son clavier va se révéler l'un des compositeurs les
plus originaux et modernistes de l'époque et un orchestrateur presque illuminé
(Merci qui ? Rimski-Korsakov !)
Les "ballets" de Stravinski
vont prendre une place importante dans le parcours du compositeur : 15 écrits
de 1910 à 1957 qui se répartissent en cinq groupes d'inspiration diverses.
Pas de détail cette fois-ci. Dans le premier groupe, on trouve les célèbres partitions
pour les ballets russes, le mot "ballet"
ne plait d'ailleurs pas au compositeur. Citons exactement les titres des trois chefs-d'œuvre
: L'Oiseau de feu
(Conte dansé en deux tableaux d'après
un conte national russe - 1910/1919), Petrouchka (Scènes burlesques en quatre tableaux - 1911/1945-1947/1965), Le Sacre du
printemps (Tableaux de la
Russie païenne en deux parties - 1913/1947/1967). Les dates
indiquent les révisions orchestrales. L'inspiration est clairement indiquée :
le folklore russe ; elle sera abandonnée par la suite, par exemple, Stravinski illustrera la mythologie grecque dans trois
"ballets" tardifs très en deçà à mon sens des trois premiers…
Créé en 1910,
L'Oiseau de feu fait un tabac. Debussy, Ravel,
de Falla et tous les compositeurs
novateurs félicitent le jeune homme. Ils feront de même lors de la soirée beaucoup
plus chaotique qui verra la création en 1913
du Sacre du printemps et sa
folle et sauvage polyrythmie. En 1911,
une œuvre plus fantasque en terme d'écriture que L'Oiseau
de feu mais moins provocatrice et délirante que le Sacre va voir le jour : Petrouchka.
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Décors de Alexande Benois pour les tableaux 1 et 4 |
Été 1910 : Stravinski va entreprendre un périple
européen : La Baule, Lausanne, Saint-Pétersbourg. Il compose intensément et
couche les premières esquisses du Sacre. Diaghilev
lui rend une petite visite en Suisse. Le début d'un Petrouchka est en cours de rédaction, pas encore un ballet mais une pièce
de forme libre pour piano et orchestre. Les deux
hommes se concertent et le chorégraphe propose un récit mettant en scène, dans
ce qui va devenir un ballet, les aventures d'une marionette au destin tragique. Fin décembre 1910, les premiers tableaux sont achevés
et Michel Fokine assure à
Saint-Pétersbourg une première représentation ; Stravinski
ne reverra jamais sa terre natale…
Pour cette version primitive, Stravinski
a travaillé avec Alexandre Benois
(un ami russe, même si son nom ne l'indique pas, scénariste, décorateur,
costumier). Petrouchka est, comme
souvent pour les ballets russes placé dans les mains d'artistes polyvalents, la
crème des artistes et peintres de ce début du siècle (voir les autres articles
cités en fin de ce billet). 13 juin 1911,
Pierre Monteux, qui relèvera aussi le gant
de créer le quasi injouable à l'époque Sacre du printemps, assure la
première au Théâtre des Champs-Élysées. Comme pour l'oiseau
de feu, le triomphe est au rendez-vous, la chorégraphie de Nijinski participant grandement à ce
succès…
En 1911,
L'orchestration est particulièrement fournie. Connaissant la fosse du TCE, je
me suis toujours demandé comment tous les instrumentistes arrivaient à se caser
? En 1947, Stravinski
réduira l'effectif (les bois par 3, les cornets disparaissent, des détails…).
C'est la partition la plus jouée en concert. les différences sonores sont très minimes.
4 Flûtes (+ 2 Piccolos), 4 Hautbois (+ Cor anglais), 4
Clarinettes en Sib et La (+ Clarinette basse en Sib), 4 Bassons (+
Contrebasson), 4 Cors en Fa, 2 Trompettes en Sib et La, 2 Cornets à pistons en
Sib et La, 3 Trombones, 1 Tuba, Célesta (deux claviéristes), Glockenspiel,
Piano, Timbales, Xylophone, Cymbales frappées, Grosse caisse, Tambour de
basque, Tambour militaire, Tam-tam, Triangle, 2 Harpes et les cordes.
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Décor tableau 2 |
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Les "scènes burlesques"
comportent quatre tableaux incluant un nombre varié d'épisodes. Même si Stravinski métamorphose à l'infini la musique
pour chaque scène, certains thèmes vont réapparaitre en forme de leitmotiv.
Pour animer avec une telle verve le spectacle (ou le concert), le compositeur
va jouer avec une imagination redoutable sur l'orchestration chamarrée que lui
offre son imposant effectif orchestral. Quatre "personnages"
principaux sont au centre de ce drame magique :
Le charlatan : un montreur de marionnette,
sorcier à ses heures et qui aura le pouvoir de donner vie à ses trois poupées :
Petrouchka : un gentil garçon que
l'on peut identifier à un Pierrot.
La ballerine : très imbue d'elle-même et qui
délaisse les avances timides de Petrouchka.
Le maure : brutal et malfaisant qui
répond aux avances de la ballerine.
15 épisodes ou scènes composent l'argument. Malgré l'absence
de notion directe de "pas de deux" ou équivalents, découpage
caractéristique du ballet classique, Stravinski
avait été sensible au style d'organisation des grands ballets de Tchaïkovski qu'il avait entendus dans son
enfance. Le commentaire se limitera à quelques repères dans cette œuvre prolifique
de 35 minutes environ. Voici le plan général :
Tableau 1 :
La foire du mardi gras
Introduction
La baraque du charlatan
Danse russe
Tableau 2 :
Chez Petrouchka
Tableau 3 :
Chez le Maure
Chez le Maure
Danse de la ballerine
Valse de la ballerine et du Maure
|
Tableau 4 :
La foire du mardi gras (la nuit)
Danse des Nourrices
Le Paysan et son ours dansant
Le Joyeux négociant et deux
Bohémiennes
Danse des personnalités et de leurs
suivants
Les Artistes de théâtre
Le Combat entre le Maure et
Petrouchka
Mort de Petrouchka
Vision du fantôme de Petrouchka
|
Tableau 1 :
La foire du mardi gras : Introduction : Une fête foraine, le
bruissement généreux des attractions, les cris extasiés des bandeaux et une
ambiance plus que festive dépeintes par un dialogue fantasmagorique entre flûte,
3 clarinettes, 3 cors et 4 violoncelles. La rythmique est appuyée, la ligne mélodique à la fois
gracieuse et farfelue. [0:52] Cuivres et percussions à volonté animent avec
bonhomie et virulence la liesse populaire. [1:35] Soucieux d'apporter une
solide cohérence à cette musique déroutante car très endiablée pour l'époque, Stravinski réexpose les premières mesures
; la fête bat son plein… [2:04] Enchaînement brusque, qui dit forains dit
manèges et baraques de jeux. Un échange entre flûte et bois surprend par la
sonorité d'orgue de barbarie émanant d'un manège. La mélodie prolonge finement
cet enchantement ludique, le triangle battant la mesure. [3:27] Un développement de tous ces matériaux
sonores dans un déchaînement très vivant. Comme nombre de tableaux ou de scène,
un roulement de tambour annonce une nouvelle séquence.
La baraque du
charlatan : [5:21] Quelques notes lugubres de contrebasson,
basson, clarinette graves et xylophone nous amènent devant la baraque du magicien.
Musique mystérieuse que ce solo de flûte montrant le magicien donner vie à ses
trois pantins à l'aide d'une formule magique musicale. Quelle facétie et
surtout quelle modernité. La joie reprend ses droits après ce tour de magie qui
ébahit le public vaguement inquiet de ses conséquences. Illusion ou réalité ?
Une Danse
russe conclut le premier tableau. Le piano intervient avec force
montrant le rôle important que lui destinait le compositeur. Grosse caisse,
solo sarcastique de violon sont aussi à l'honneur. Un délire symphonique très aventureux
en 1911 qui préfigure le Sacre en gestation… Un léger roulement de caisse
claire at quelques notes étranges des bois nous invitent dans la chambre de Petrouchka.
La direction de Claudio Abbado est précise, magnifie un orchestre idéal pour ce
genre de musique effervescente, apporte une articulation parfaite mais un climat général un peu
sage pour ce conte aux accents diaboliques.
Nijinski dans le rôle de Petrouchka |
Tableau 2 : Chez Petrouchka : [10:03]
Un tableau très court d'une seule scène montrant la petite chambre de Petrouchka
mal logé car souffre-douleur du charlatan. Le petit pantin affiche sa tristesse
face au mépris de la ballerine. La musique se veut par moment furieuse avec une partie
concertante de piano très staccato, des solos tristounet des bois et de la
flûte, des gémissements des trompettes, [11:44] une marche mélancolique scandée
par la flûte puis le piano semble traitée comme un concerto grosso. On pourrait
parler de fantaisie pour piano et orchestre. [12:56] Petrouchka ne perd pas espoir comme le traduit
l'enthousiasme qui surgit dans une seconde partie… Une variation toutes les
trois mesures. Inventivité avez-vous-dit ? [14:20] Roulement de tambour pour
clore cet épisode consacré aux affres de Petrouchka.
Tableau 3 : Chez le Maure : [14:22]
La musique va confirmer la magnificence souhaitée par le compositeur : une
débauche de couleur. En quelques mots que se passe-t-il dans la chambre très
confortable du Maure ? Le personnage s'amuse avec une noix de coco,
jouit de son aisance, se fiche éperdument de la tristesse du pauvre Petrouchka.
Musique extraordinairement imaginative ; entre la première marche ironique à [15:01]
et la seconde aux accents cruels à [15:44] montrant un Maure
bien immature et égoïste. [16:57] La ballerine vient pirouetter autour du sinistre
personnage, aguicheuse. L'occasion d'un solo de trompette d'une difficulté inouïe.
Une œuvre qui nécessite la réunion d'instrumentistes virtuoses. J'ai entendu
une fois Petrouchka
interprété par un bon orchestre de région (que ne nommerai pas), Aie ! [17:43] La
ballerine
valse avec le Maure. [19:02] Petrouchka
intervient grâce à un tour de magie noire du charlatan. Un coup en vache
dirait-on pour ce nécromancien. [20:13] Le Pantin veut se battre avec le Maure
qui le fiche dehors. Et vous avez quoi ? Le tableau se termine sur un roulement de
tambour 😉.
Tableau 4 :
La foire du mardi gras (la nuit) : [20:52] Stravinski va enchaîner diverses scènes
pittoresques émaillées de solos instrumentaux : l'exhibition d'un ours, des danses… Rien de surprenant que Debussy et Ravel
se soit emballer pour la rutilance exacerbée du propos… (On pourra établir dans
cette suite fantasque de scénettes un parallèle avec les tableaux d'une
exposition de Moussorgski.) [30:42] Une rixe éclate entre Petrouchka et Le Maure… Petrouchka perd la vie ! La
police viendra tenter d'y voir clair dans cet assassinat entre poupées qui ont
retrouvé leur structure de bois, de paille et de chiffon… Le vieux magicien vicieux
aperçoit le fantôme de Petrouchka et s'enfuit terrorisé ! Avons-nous
tous rêvé ? La foule se disperse, la nuit tombe.
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Si l'interprétation de Abbado
à Londres reste un disque tout à fait recommandable, surtout avec ses
compléments, la version de Pierre Boulez de 1971 reste à mon sens un témoignage
incontournable. Avec l'orchestre de New-York, tout est parfait : la transparence,
la furie, l'articulation très dynamique, le refus d'appuyer les effets parfois
lourds des percussions et des cuivres (les roulements de tambour sont
contrôlés), bref un miracle que le chef n'a pas su réitérer dans les années 90 à
Cleveland, une lecture bien trop policée… (Sony
Classical – 6/6). J'avais entendu ces artistes quelques années après dans ce programme salle Pleyel. Un concert fabuleux (le solo de trompette !). Le lendemain : même orchestre de New-York, dans la cathédrale de Chartres pour la symphonie N°9 de Mahler. Deux jours pour le moins marquants dans une vie de mélomane.
Pour ne pas toujours regarder vers l'époque
analogique, de nouvelles gravures excellentes paraissent de temps à autres. J'en
cite deux : celle de Simon Rattle
avec l'orchestre de Birmingham datant de 1988
(orchestration 1947) (Warner – 5/6) et enfin la gravure allègre et poétique de Riccardo Chailly avec le Concertgebouw d'Amsterdam
en 1995 (orchestration 1947 également) (Decca – 6/6).
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Liens vers d'autres chroniques de musiques pour les ballets russes (commandes spécifiques
ou adaptations) :
Shéhérazade de Rimski-Korsakov
Prélude à l'après midi d'un faune de Debussy
Jeux de Debussy
Daphnis et Chloé de Ravel
La tragédie de Salomé de Florent Schmitt
Une nuit sur le mont chauve de Moussorgski
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L'interprétation de Claudio Abbado suivi d'un film
tourné au Bolchoï (interprète inconnu, certes style un peu ringard ; Le Maure semble sortir d'une revue nègre des années 30).
Tu n'as fait que deux chroniques sur Stravinsky ? Pourtant "L'oiseau de Feu" et "Jeu de cartes" (Par Abbado chez DDG), l'"Oedipus Rex" (Par Ozawa bien sur ! Chez Philips) ou encore le "Concerto Dumbarton Oaks" (Boulez, Baremboim, Zukerman chez DDG) pour les plus connus sont trrrrès écoutable. Cependant , éviter la version de l'"Oedipus Rex" chez DDG par Levine (Malgré un Jules Bastin imposant !). Sinon je connais la version de "Petroushka" par Abbado, mais j'ai un faible pour la version plus "couillu" de Bernstein !
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