samedi 23 juin 2018

John ADAMS - Harmonielehre (1985) - Simon RATTLE (1994) - par Claude Toon



- Heu, John Adams M'sieur Claude, pas le second président des États-Unis, mais le compositeur contemporain dont vous nous aviez déjà parlé pour un ouvrage pour piano.
- Oui Sonia, Phrygian Gates de 1978… Là nous écoutons sa première œuvre pour grand orchestre. Un langage moderne, certes, mais très accessible pour le grand public…
- Ouf, ça me rassure, parfois la musique trop moderne me désarçonne… Une musique minimaliste et répétitive je suppose comme celle de ses potes Philip Glass et Steve Reich…
- Ô vous suivez bien nos articles Sonia. Oui et non car Adams n'a justement pas voulu s'enfermer dans un dogme en réaction au tout sérialiste, il combine les deux…
- J'écoute et c'est vrai que cette musique coule avec limpidité, on y ressent une certaine rêverie et puis quelle richesse instrumentale… Waouh !
- En effet, Adams a travaillé à partir de ses rêves assez cocasses et l'orchestration est digne de celle des Mahler, Ravel and co…

John Adams dans les années 80
Dans les années d'après-guerre, le dodécaphonisme et le sérialisme s'imposent comme le mode de composition officiel. (Petit rappel : on n'utilise plus les gammes chromatiques majeurs et mineurs, mais les douze tons en les organisant en séries de notes suivant des règles imaginées – et non pas découvertes comme un nouveau Graal musical – par Schoenberg.) L'École de Vienne a tellement fait école (désolé pour la répétition) que des gourous de la technique s'autoproclament comme les seuls vrais compositeurs contemporains. Et de citer René Leibowitz qui balança "Sibelius est le plus mauvais compositeur du Monde". Sympa ! Sauf que Sibelius qui révolutionna le style symphonique bien plus que quiconque en trente ans à l'époque postromantique-moderne est devenu l'un des musiciens les plus joués et aimés du public et que M'sieur Leibowitz occupe cinq petites lignes dans le Larousse…
Face à ce risque d'enfermement dans le dodécaphonisme, divers compositeurs vont se démarquer de ce courant intégriste. En France, Olivier Messiaen prendra ses distances avec ce sérialisme intégral et rigide, et va entraîner à sa suite de jeunes compositeurs comme Pierre Boulez, Stockhausen, Nono, etc. Un vent nouveau naît également aux USA où, je l'ai souvent écrit, les frontières académiques sont très poreuses… Fin des années 60, un groupe se forme avec Terry Riley, Steve Reich, Michael Nyman, Philip Glass et John Adams, celui des minimalistes. Je ne reviens pas en détail sur le concept déjà développé dans plusieurs articles concernant ces créateurs. Le principe en deux mots : des motifs brefs, répétés de manière obsédante qui peut parfois paraître entêtante. La mélodie et le charme surgissent des sauts de timbres, de tonalité, de rythmique et non des variations intrinsèques de la hauteur de notes isolées comme chez les classiques ou les romantiques.
Plus jeune que ses camarades, John Adams craint à son tour que la technique s'enferme dans des doctrines. Après mûre réflexion, il décide en 1984 d'écrire Harmonielehre qui fait appel au mode répétitif et minimaliste, mais enjolivé de mélodies sérielles ou même chromatiques. Le titre de l'œuvre résume bien l'idée, puisque le mot se traduit de l'allemand par "Étude d'harmonie", titre emprunté à un ouvrage théorique de Schoenberg… En explorant tous les genres musicaux, de la musique pour clavier à l'opéra, en passant par les B.O. et les quatuors, Philip Glass apportera beaucoup d'adaptations mélodiques après le très rigoureux Einstein on the beach.
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Bay Bridge entre San Francisco et Oakland
L'ouvrage comprend trois mouvements. La vidéo ci-dessous est une suite de six séquences de "demi-mouvements" qui permet d'écouter l'œuvre dans sa continuité.
Adams pour sa première œuvre symphonique se voit confronter comme tous ses confrères à deux questions fondamentales : quel sujet d'inspiration et quelle forme ? Le compositeur veut s'échapper du minimalisme sans pourtant le renier. Mais par ailleurs, il ne souhaite pas revenir à un postromantisme dépassé ou au tout sérialisme, chasse-gardée en occident.
L'idée va germer, de nuit, la tête sur l'oreiller… Quoi de plus personnel qu'un rêve pour échafauder un programme original, sortir des sentiers battus de la littérature et de la poésie ou encore de théories musicales arides. Dans un songe, Adams voit un tanker se redresser puis s'élancer vers le ciel telle une fusée Saturn V rendue célèbre lors du projet Apollo. Le décor : la baie de San Francisco et le Bay Bridge assurant la liaison avec Oakland sur lequel roule le compositeur. La composition ne cherchera pas à évoquer cette scène fantasmagorique mais à provoquer chez l'auditeur la sensation viscérale des forces mises en jeu par la puissance du lanceur de 3500 t et l'effet d'accélération subit par les astronautes. Le premier mouvement par ses ruptures de rythmes violents voire cataclysmiques en sera la plus nette illustration.
Pour obtenir de son orchestre cet effet de combats de titans mécaniques, Adams recourt à un effectif instrumental impressionnant, capable de produire des tuttis et des climax dans une tessiture très large :
Bell tree
4 flutes + 3 piccolos, 3 hautbois + 3 cors anglais, 4 clarinettes en Si bémol + 4 clarinettes en La + 2 clarinettes basses, 3 bassons + contrebasson, 4 cors en Fa, 4 trompettes en Ut, 3 trombones, 2 tubas, timbales, 2 marimbas, 1 vibraphone, 1 xylophone, cloches tubulaires, crotales, glockenspiel, 2 cymbales suspendues (haute et basse), cymbale rivetée, cymbales crash, bell tree*, 2 tamtams, 2 triangles, grosse caisse, 2 harpes, piano et cordes.
(*) Instrument étonnant constitué d'une pile de petites cloches accrochées à la verticale, imbriquées les unes dans les autres. On pense à la queue d'un serpent à sonnettes. Je rencontre cet instrument pour la première fois 😮.
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La création aura lieu en 1985 sous la direction de Edo de Waart dirigeant le merveilleux orchestre symphonique de San Francisco. L'enregistrement existe toujours. Aujourd'hui nous écoutons une gravure concurrente, celle de Simon Rattle, l'actuel patron de la Philharmonie de Berlin, qui dirige ici l'orchestre symphonique de la ville de Birmingham qu'il connaissait très bien. Un disque auréolé de prix à sa parution en 1993. Toujours au catalogue dans diverses présentations.
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1 - : Le premier mouvement, assez développé, ne porte pas de sous-titre précis. (vidéos 1 & 2.)  L'introduction s'élance sur un martèlement répétitif (normal) et apocalyptique mais légèrement arythmique de la grosse caisse et des timbales, traits stridents des trompettes vs orchestre nimbé des percussions métalliques. On pense à deux danses barbares du Sacre du printemps de Stravinski : (3) Le Rapt et (11) Glorification de l'élue. On pourra songer aussi aux coups de grenadier au début d'une pièce de théâtre… [V1-0:22] Un thème très léger et trépidant s'interpose, un motif a priori typiquement minimaliste mais pas que : cabriole des percussions, des cordes et de l'harmonie, sans l'aspect ostinato de mise à l'époque chez Philip Glass ou Steve Reich. L'inventivité d'essence chorégraphique de l'orchestration apporte une fantaisie débridée dans le flot mélodique, une esthétique sonore étincelante peu fréquente dans les musiques répétitives. Une cavalcade joueuse qui préfigure Musique à grande vitesse de Nyman (1991). [V1-1:08] Dans un doux crescendo, Adams continue de développer la rythmique affirmée d'un kaléidoscope dans lequel s'affrontent des notes allègres issues de tous les pupitres, des cordes au marimba, en passant par les flûtes, les cloches, les cymbales et tant d'autres… Magique. Un enchantement qui va s'éteindre en douceur.  [V1-6:06] Changement complet de style de composition. Un accord des cuivres libère l'espace pour laisser les violoncelles chanter une mélodie profonde dans le plus pure style classique ou romantique. On pense aux adagios de Mahler. Le compositeur ne tourne pas le dos au minimalisme avec radicalité pour un retour au romantisme. Les nombreux instruments de l'harmonie et du groupe des petites percussions dialoguent intimement et illuminent de phrases inspirées des modes minimalistes le propos, soutenant ainsi avec délicatesse le chant épique des violoncelles. Avec une habileté confondante, Adams réconcilie les solfèges ennemis au bénéfice d'une musique diaphane, mélancolique et poétique.
[V2-5:02] Retour d'un langage scandé du minimalisme qu'il n'abandonne pas mais étend à une forme élargie. Une coda démoniaque au phrasé disloqué et sauvage se construit dans une furie conclusive. Est-ce le rugissement audible à 50 km et plus de Saturn V-tanker, seconde après seconde ?  Simon Rattle sait que la régularité du tempo et le staccato le plus net sont la clé de la réussite de l'interprétation de cette musique sans concession envers la suavité parfois liquoreuse des musiques postromantiques. Une science de la direction que le chef britannique maîtrise parfaitement pour cette gravure plébiscitée et indémodable.

Amfortas (Gerd Grochowski) Opéra de Lyon
2 – : Si le premier mouvement poursuivait l'exploration des concepts minimalistes et répétitifs, le second mouvement transforme plus sensiblement le principe, à l'image du long passage central du premier mouvement, très legato et présenté dans le paragraphe précédent. Le sous-titre du second mouvement est "The Amfortas Wound" (La Blessure d'Amfortas). Musicalement, aucun rapport avec la musique clair-obscur empreinte de spiritualité de Wagner dans Parsifal. Adams n’illustre pas les affres du personnage blessé par la lance de Longinus et ne survivant qu'en présence du Graal dont il a la garde. Adams va chercher cependant un parallèle en exprimant l'angoisse du créateur craignant de rester pieds et poings liés à des dogmes musicologiques, jour après jour. Le mouvement aux accents graves débute sur les tenues de contrebasses. L'atmosphère sera sombre et fait songer à la noirceur des adagios des Mahler (de nouveau) ou encore ceux de Chostakovitch qui y exprimait les terreurs de l'oppression stalinienne. On entendra des citations du style parfois glacial des thrènes d'un Sibelius. Nous écoutons une longue méditation aux cordes à l'apparence sereine dans un premier temps mais qui va se laisser gagner par une frayeur sourde puis paroxystique. L'orchestration et la mélodie se développent par nappes superposées aux accents mystérieux. La répétition des motifs a lieu en suivant un tempo très lent qui en gomme tout effet un tant soit peu obsédant des techniques répétitives. [V4-1:50] La coda sera un déchirement sonore terrifiant qui rappellera à certains les clusters cauchemardesques du climax de l'adagio de la 10ème symphonie de Mahler.

Simon Rattle vers 1980
XXXX
XXX
3 – Le troisième mouvement renoue avec le monde onirique du compositeur et porte un sous-titre énigmatique "Meister Eckardt and Quackie" !? Meister Eckardt était un mystique pur et dur du XIIIème siècle. L'auteur d'une théologie assez hermétique prônant le détachement absolu du monde terrestre, principalement matériel, pour atteindre la grâce… Adams rêve de ce personnage aux idées controversées à l'époque* portant sur l'épaule sa petite gamine surnommée Quackie. Le musicien va exploiter la dualité entre le rigorisme du théologien intransigeant avec la doctrine qu'il a établie et la joie de vivre de la fillette… Le dernier mouvement va prolonger le climat spirituel et secret de l'adagio dans une première partie puis, faire évoluer l'atmosphère vers un final joyeux et endiablé (si je puis me permettre d'employer ce mot en parlant de Eckardt 😊).
* Imaginez Sean Connery dans Au nom de la Rose en professeur de théologie à la Sorbonne sous le règne de Philippe le Bel, il y a un peu de cela…
[V5-0:00] La forme minimaliste se réinsinue à travers une thématique éthérée qui invite au recueillement. Tout débute par un dialogue entre les violons dans l'aigu, l'harmonie et quelques percussions, dialogue rapidement dominé par de longues phrases de facture classique et tonale aux cordes à [V5-0:57]. Au lointain, les contrebasses assurent le lien stylistique avec l'adagio. Peut-on parler de prière en regard de la métaphore religieuse suggérée par le rêve ? [V5-4:12] Les clarinettes et les flûtes introduisent une seconde idée très rythmée. Une danse un peu folle entre marimbas, trompettes, puis glockenspiel et une myriade d'instruments colorés, nous fait basculer vers l'univers de l'enfance, celui de la joie et des débordements, celui de Quackie. Tous les pupitres sont mis à contribution pour éblouir l'espace sonore d'une tarentelle de timbres. [V6-3:08] Un "choral" de cuivres introduit une coda farouche et bondissante qui réconcilie minimalisme et tonalité. Une furia de marimbas qui vont prendre feu et de percussions métalliques donne libre court à une irruption volcanique de tout l'orchestre qui retrouve en point d'orgue les chocs de grosse caisse et de timbales des premières mesures de l'œuvre. Une tuerie sonore pour reprendre un terme à la mode. Et le plus surprenant, aucun effet de confusion ! Merci M'sieur Rattle
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