mardi 12 juin 2018

FRANCESCA SOLLEVILLE - "DOLCE VITA" (2017) - par Pat Slade



Sortons des sentiers battus pour aller à la rencontre de la vraie chanson, à des années lumières de Christophe Maé et autre Tal. Francesca Solleville, une des doyennes de la chanson rive-gauche, 86 printemps et toujours dans les bacs !



Du lyrique à la chanson




Combien d’artistes, féminines de surcroît, peuvent se vanter d’avoir eu une longue et prolifique carrière tout en restant en marge du système du show business ? Nous pouvons les compter sur presque les doigts des deux mains : Colette Magny, Germaine Montero, Monique Morelli, Pia Colombo, Catherine Sauvage, Cora Vaucaire, Catherine Ribeiro, Anne Sylvestre, Juliette Greco ou même Isabelle Aubret (pile-poil les deux mains !), toutes ces artistes de la chanson réaliste ou engagée ont laissé une trace dans notre patrimoine culturel.

Et Francesca Solleville fait partie de ces grandes dames qui vont rester sur le bas-côté hormis chez un certain public bien ciblé. Cette périgourdine née d’un père gascon et d’une mère italienne se passionne pour la littérature française tout en apprenant le chant lyrique. Elle monte sur Paris suivre des études de lettres à la Sorbonne et elle obtient une licence tout en suivant des cours de chants auprès de la cantatrice Marya Freud. Elle est engagée dans les chœurs de Radio France. A partir de 1958, elle abandonne cette voie pour chanter ses auteurs préférés dans les cabarets Rive-Gauche, très influencée par Germaine Montero. Léo Ferré va aussi la pousser à continuer et Jacques Douai, celui qui était surnommé «Le troubadour des temps modernes», (du fait d’avoir repris beaucoup de chansons médiévales et de folklore français ancien) va la guider jusqu’à la maison de disque : Boîte à Musique. En 1959 sort son premier 45 tour «Francesca Solleville chante Aragon et Mac Orlan»,  et déjà elle se démarque par ses goûts pour les poètes et les auteurs engagés. 

Elle chante dans de nombreux cabarets comme à l’Écluse avec Barbara ou à la Contrescarpe où Elsa Triolet et Louis Aragon viendront l’écouter chanter. Son premier album sort en 1962 et est intitulé «Récital n°1» Elle y chante les poètes comme Paul Fort, Baudelaire, Aragon et Jean Ferrat. Elle recevra le Grand Prix de l’Académie Charles-Cros pour son deuxième album «Récital n°2». La chanson engagée sera une grande partie de son cheval de bataille, contre le nazisme («L’Affiche Rouge»), le franquisme («Je n’irais pas en Espagne»), la guerre du Vietnam  avec un album «Poèmes Vietnamiens chantés par Francesca Solleville», elle soutient aussi la cause ouvrière, la cause des noires en Amérique «200 mètres (Mexico 68)», «Complainte pour Angela Davis» et le Chili «Camarade Chili», «Chanson pour Victor Jara». Elle fera aussi un album en duo avec Mouloudji dans lequel ils reprennent des textes d’Aristide Bruant. En 1989, le bicentenaire de la révolution sera pour elle un passage obligé pour enregistrer «Musique, citoyennes !» ou apparaissent des morceaux comme «La Carmagnole», «Hymne des Montagnards aux Jacobins (la Marseillaise)» ou «Hymne sur l’abolition de l’esclavage», 20 titres très appuyés sur la révolution de 1789.

Les albums s’enchainent les uns derrière les autres (24 albums studio et 2 en public) et elle est toujours le chaînon artistique entre beaucoup de poètes, d’Aragon à Ferré. Elle est à elle seule plusieurs pages essentielles de l’histoire de la chanson. A partir de 1994, les enregistrements vont s’espacer, avec 7 albums et toujours sur les planches, elle arrive à faire bouillir la marmite. Mais même si elle a levé un peu le pied, en 2017, elle enregistre «Dolce Vita». 14 titres avec des textes de Michel Bühler, Allain Leprest, Yvan Dautin, Aimé Césaire, Bernard Dimey, des noms qui ne diront pas grand-chose à la jeune génération des geeks et des lecteurs de mangas. La voix de la blonde a évidemment changé avec le temps, mais elle est juste et l’émotion dans sa narration est toujours présente. Ne cherchez pas de guitares et de batteries, ici nous sommes aux antipodes du Rock’n’roll, l’accordéon, le piano et le violon sont les instruments d'accompagnements, idéal pour porter les textes et la voix de Francesca Solleville.
Imaginez l’ambiance feutrée d’un cabaret de Saint-Germain des Prés et écouter des titres comme «La page Blanche» ou «La Dame Cendrillon» L’histoire d’une SDF. Des textes toujours aussi engagés «Vous êtes marrants les riches» déclamés à la manière de Boby Lapointe, ou dramatique «Le mur Méditerranée» où s’échouent les corps sans vie des réfugiés. Ce disque est plus qu’un disque, c’est un démenti, Francesca Solleville est toujours là et elle chante toujours, soit avec tendresse, soit avec le poing levé. Une pochette où elle est photographiée devant la fontaine de Trévi à Rome immortalisée par Fellini dans «La Dolce Vita». Un album en forme d’autobiographie comme avec «J’en veux», inventaire de vie et colère contre celui d’en haut dans sa tour d’ivoire : «Mais là-haut dans ta tour d'ivoire / Comme toujours tu n'veux rien savoir / Entre nous j'vais t'faire un aveu / J't'en veux, j't'en veux / Oui, j't'en veux».

Christian Pacoud (Auteur-compositeur-interprète) dira d’elle : «elle est le point sur le i d’humanité», je rajouterais même le poing ! Elle n’aime pas que l’on dise qu’elle est une grande dame de la chanson française, elle est une grande dame tout simplement qui partage sa générosité avec son public qui ne lui a jamais fait défaut malgré les années qui passent. L’ayant vu sur scène (Fête de l’Humanité) il ya bien longtemps, je peux dire que Francesca Solleville symbolise un engagement artistique que peu d’artistes atteindront au cours de leurs carrières, jamais elle ne déposera les armes. Et pourquoi des auteurs lui offrent des textes ? Écoutez la chanter, écoutez «Dolce Vita» et vous comprendrez.

«Francesca, toute droite, chante, j’allais dire fonce, et son chant devient évidence, comme une part d’elle-même et des autres à laquelle on ne peut échapper»
Jean Ferrat




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