samedi 7 avril 2018

Richard STRAUSS – Don Quichotte – ROSTROPOVITCH & KARAJAN (1976) – par Claude Toon



- Tiens M'sieur Claude… Don Quichotte, le chevalier dépenaillé, addict aux romans héroïques, etc. Il n'y a pas que Richard Strauss qui s'est passionné pour le personnage…
- Mon dieu non Sonia, des films, de la musique dans tous les genres, des ballets, un opéra de Massenet. Il faut dire que le sujet est une mine d'or pour les artistes…
- Et là ? Il nous a concocté quoi le musicien bavarois ? Un opéra ou l'un de ses poèmes symphoniques fleuves ?
- Plutôt un poème symphonique, mais aussi une suite de variations fantasques, et surtout une forme de concerto pour violoncelle… Très originale et palpitant…
- Oui je vois cela, je pense que le compositeur évoque Sancho Panza, le souffre-douleur fidèle de Don Quichotte ? Comme moi avec M'sieurs Luc et Rockin, pfff !
- Ô Sonia n'exagérez rien ! Vous avez un bon boulot et même une copine : Nema, le self est bon… Quant à Luc et Rockin', avouez qu'ils sont plus taquins qu'esclavagistes…
- Mouais, pas faux…

Lors de la première partie de sa carrière et au tournant du XXème siècle, Richard Strauss va porter un intérêt particulier pour les poèmes symphoniques, de Aus Italian (pas le top) de 1886 (le compositeur n'a que 22 ans) jusqu'à la symphonie Alpestre de 1915, une dizaine de grandes fresques symphoniques vont se succéder. Par la suite, le musicien bavarois orientera sa créativité au service de l'opéra.
Dans la plupart de ces partitions, l'homme est au centre du sujet. Souvent des personnages légendaires : Don Juan, Till l'Espiègle, l'homme au sens philosophique du terme dans Ainsi parla Zarathoustra immortalisé par Kubrick dans 2001, le héros tout court (l'artiste lui-même ?) dans Une vie de héros, etc. Une thématique plus épique qu'un Liszt, l'inventeur du genre, illustrant des poèmes de grands écrivains comme dans Ce que l'on entend sur la montagne de Victor Hugo.
Don Quichotte date de 1897, il suit Ainsi parla Zarathoustra de 1896 et précède Une vie de héros de 1899. Points communs aux trois œuvres et à la symphonie Alpestre : une orchestration très riche et colorée, des durées élargies, un souffle romantique énergique, sans compter sur le mode d'écriture mélodique "par vagues" dans les passages de grande sensualité. J'y reviendrai…
Comme je le rappelais à Sonia, le roman chevaleresque de Cervantès écrit vers 1605-1615 reste une source d'inspiration inépuisable pour tous les artistes. Depuis 400 ans, le chevalier excentrique est au centre de : BD (comme ci-contre), ballets, films (19 depuis 1903), pièces de théâtres, gravures, tableaux, etc. et bien sûr la musique : classique (25 œuvres au moins en comptant les opéras), et même comédies musicales comme l'homme de la Mancha de Jacques Brel chroniquée par notre ami Pat (Clic).
Un héros un peu fou, fauché et vieillissant, des péripéties, de l'amour. Richard Strauss ne pouvait passer à côté d'un personnage aussi fantasque. Le compositeur va d'ailleurs donner à son poème symphonique une forme originale qui correspond bien au style feuilletonesque du roman : une introduction et une conclusion, mais surtout une série de dix variations qui narrent chacune l'une des mésaventures parmi les plus pittoresques du récit. Et puis, il ne peut ignorer Sancho Panza, le compagnon fidèle et un peu naïf, alter ego de Leporello, le valet de Don Juan
Don Quichotte méritait un traitement musical spécifique. Il sera un violoncelle solo. Mais attention, un héros dans l'orchestre, en aucun cas un instrument au rôle concertant et rivalisant de virtuosité avec lui. Don Quichotte ne doit jamais prendre la forme d'un concerto. Le soliste doit y prendre garde !
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Richard Strauss vers 1890
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Maggy Toon ne raffole pas de Strauss, Nema non plus, Sonia, bof… La raison, car il y en a une est toujours la même : "Ça paraît confus et un peu trop expansif". Une opinion qui se défend à défaut de reposer sur une réalité structurelle, les goûts et les couleurs, etc. Même si Richard Strauss architecture ses grands poèmes symphoniques avec un programme assez précis, chaque partie ne possède pas forcément une thématique qui lui est propre, on rencontre de nombreux motifs et leitmotive qui vont resurgir ici et là sans une logique évidente héritée de la forme sonate chère aux symphonies de ses confrères, Mahler compris. Le principe est assez wagnérien et si on ajoute à cela une orchestration rutilante, suivre le discours n'est pas si facile que cela… J'avoue. On comprend à cette phrase que les mauvais disques (aggravés par des prises de son compactes) ou des concerts à la mise en place approximative ne risquent pas de faire des nouveaux adeptes. Je me rappelle d'une exécution au TCE de Don Quichotte avec un violoncelliste peu motivé ; même convaincu par l'œuvre, pas de lézard, on s'ennuie… Aujourd'hui : petit plat dans les grands avec l'une des meilleurs interprétations rêvées : le trio Rostropovitch- Karajan-Berlin, une gravure de 1976 pour EMI. Le chef autrichien faisait une petite infidélité à DG. Franchement, pour le son, on y gagne !
Je ne présente pas les deux géants de l'archet et de la baguette ; des biographies sont à lire :
Pour Mstislav Rostropovitch à propos du concerto pour violoncelle de Dvorak avec Adrian Boult (Clic).
Pour Herbert von Karajan (plusieurs chroniques), principalement celle consacrée au Requiem Allemand (Clic).
Les deux artistes ont enregistré d'autres versions : Herbert von Karajan avec Pierre Fournier pour DG, une moins engagée à l'ère du  numérique avec le violoncelliste brésilien António Meneses. Mstislav Rostropovitch avec Kirill Kondrachine pendant sa période soviétique ou encore avec Malcom Sargent en live pour la BBC.
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L'orchestration est luxuriante, mais pour obtenir des sonorités capricieuses et joyeuses, l'effectif est moins délirant que pour la symphonie Alpestre avec ses bois par 3 ou 4 et ses 12 cors. Jugez plutôt :
Piccolo, 2 flutes, 2 hautbois + cor anglais, 2 clarinettes + petite clarinette et clarinette basse, 3 bassons + contrebasson, 6 cors, 3 trompettes, 3 trombones + tuba ténor et tuba basse, timbales, grosse caisse, caisse claire, cymbales, triangle, tambourin, machine à vent (Clic), harpe, cordes ; alto et violoncelle solo.

Opéra de Chicago 2016 : Don Quichotte de Massenet
Introduction: Don Quichotte perd la raison à la lecture des romans

Don Quichotte et Sancho Panza
6:25
Variation I: L'aventure avec les moulins à vent
8:44
Variation II: La bataille contre les moutons
11:24
Variation III: Conversation entre le chevalier et l'écuyer
13:09
Variation IV: L'aventure avec les pèlerins
21:47
Variation V: La veillée d'armes
23:44
Variation VI: Rencontre avec Dulcinée
27:54
Variation VII: La chevauchée dans les airs
29:09
Variation VIII: Le voyage dans le bateau enchanté
30:25
Variation IX: Le combat contre les deux sorciers
32:16
Variation X: Le duel contre le chevalier
33:28
Finale: La mort de Don Quichotte
38:10

Don Quichotte et Dulcinée (B. Buffet)
Richard Strauss aimait apporter aux auditeurs des explications claires sur ses intentions descriptives ou narratives pour chaque passage de ses poèmes symphoniques. Un petit guide du mélomane. Le tableau ci-dessus ne démentira pas ce principe et me coupe l'herbe sous le pied quant à des commentaires supplémentaires qui seraient bien superflus.
Ainsi parla Zarathoustra, si populaire, ne lésinait pas sur le grandiose voire le cataclysmique ! Don Quichotte conserve ses moments de bravoure symphonique mais avec un trait plus allégé, des couleurs plus ciselées, de l'humour à travers les diverses péripéties.
Introduction : quelques notes primesautières du hautbois soulignées par un arpège vif-argent des flûtes préfigurent l'ironie qui va parcourir l'ouvrage. Une longue phrase aux cordes accompagne un premier thème amusant aux clarinettes. Le chevalier se dandine.  Plusieurs motifs animés se succèdent pour camper cette Espagne moyenâgeuse. Don Quichotte s'abrutit à travers des lectures picaresques illustrées ici par des fracas crescendo de tout l'orchestre. On ne peut nier le modernisme de cette musique dépourvue de thème identifiable, discours imaginatif passant du coq à l'âne : chant langoureux et galant du hautbois et de la harpe, appel lointain et héroïque des cors, violon qui se rengorge… Strauss parcourt les lectures de Don Quichotte par-dessus son épaule : les récits et prouesses donnent lieu à l'intervention sarcastique des trémolos acides des trompettes. La fantaisie symphonique se révèle le fil conducteur de cette introduction un peu folle à l'image du héros qui va s'autoproclamer "le chevalier errant". Quelle galère pour l'orchestre et le chef ! Mais là c'est la Philharmonie de Berlin et Karajan capables de tout. Aucun pathos, le chef autrichien délaisse ses tendances hédonistes pour un flot orchestral pertinemment clinquant, aux accents acérés, desséché, en un mot à l'image de notre Don Quichotte famélique victime de ses fantasmes…
Don Quichotte et Sancho Panza : L'entrée du violoncelle se fait sur un leitmotiv évoquant l'attitude pompeuse du héros, le pas lent de Rossinante, son destrier efflanqué. Rostropovitch adopte un phrasé sautillant et détaché avec le minimum de vibrato. Une grande richesse de sentiments jaillit de l'instrument : une générosité naïve, un idéalisme conquérant grotesque, en un mot : des ressorts tragicomiques… [7:31] Sancho Panza fait son entrée à l'aide d'un leitmotiv pataud et bonhomme réunissant clarinette basse, tuba et alto. Le violoncelle-quichotte s'impatiente, brave Sancho 😉.
Var 1 : la bataille burlesque et démente avec les moulins à vent se fait plus guerrière. Mais Strauss s'amuse. Après cette attaque "sous acide", le violoncelle chevalier se fera pitoyable, adoptant un timbre geignard. Ridicule et pathétique Don Quichotte.
Astérix en Hispanie
Var 2 : En dehors du sujet évoqué, Strauss découvre des sonorités grinçantes, désincarnées et dissonantes qui annoncent des recherches tonales et expressives de l'École de Vienne. Une technique d’utilisation des timbres très nouvelle chez le compositeur. Gémissement paroxystique des trompettes et panique des moutons ne font-ils qu'un ?
Var 3 : La plus longue des variations évoque la complicité entre Don Quichotte et Sancho Panza, l'évocation des batailles perdues, mais aussi l'amour galant sans doute, avec un élégiaque passage [17:11] avec dominante de cordes et arpèges glissandi des harpes. On retrouve le Strauss amateur de ces immenses et mystiques mélodies chamarrées et lumineuses qui se chevauchent par vagues successives.
Var 6 : Hormis dans Aus Italian, Richard Strauss ne se passionne guère pour l'exotisme. Ici : oui mais fugacement. Rencontre sur fond de tambourin avec la belle Dulcinée, petit air de danse. Espiègle, Strauss envoie notre chevalier chevaucher dans les airs à grand renfort de machine à vent (Var 7). Les effets sont incontestablement un peu faciles mais la facétie en musique classique a toute sa place…
Un peu long, parfois répétitif, une orchestration ne faisant pas toujours dans la dentelle ? Oui, possible. Mais Strauss n'avait pas son pareil pour captiver le public, le plonger dans une ivresse sonore pour laquelle Herbert von Karajan avait peu de concurrent. Quant à Rostropovitch et le son soyeux et engagé de son violoncelle, difficile de trouver plus imaginatif… Le virtuose offre toute sa tendresse lors de la mort du vieux chevalier qui a retrouvé… la raison ! (Partition)
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Parcourir la discographie laisse une impression curieuse. Il semble que les violoncellistes des nouvelles générations ne sont guère tentés par l'enregistrement de Don Quichotte. Il est vrai que les virtuoses historiques ont laissé un patrimoine assez riche. L'ouvrage durant une quarantaine de minutes, on trouvera des couplages des plus variés. Si le disque Rostropovitch-Karajan demeure un must, j'ai un faible pour trois autres gravures.
Dotée également d'une belle prise de son, l'autre version officielle de Karajan, avec Pierre Fournier, reste toujours disponible depuis les années 60 (ce n'est pas le cas du disque EMI). Un orchestre somptueux et un Don Quichotte droit dans ses bottes (DG – 5/6). En 1973, un autre grand violoncelliste français, Paul Tortelier, se voit invité par Rudolf Kempe à Dresde dans le cadre d'une intégrale symphonique consacrée à Strauss que réalise le chef allemand. Réjouissant (Brillant ou EMI – 5/6). Enfin après bien des décennies de retard, un disque de 1970 de Jacqueline Du Pré accompagnée par Sir Adrian Boult a été édité. Un souci du détail exceptionnel de la part des deux artistes qui ne surprendra pas les habitués du chef anglais (EMI – 5/6). Voilà pour une première sélection…

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