samedi 17 mars 2018

SCHUBERT – Sonate N° 21 D 960 (1828) - Vladimir HOROWITZ (1986) – par Claude Toon



- Belle mélodie au piano M'sieur Claude… On pense à Schubert, sans doute écrite à une période heureuse à mon sens…
- Très relatif ma chère Sonia… Oui, Schubert, bravo, mais il ne lui reste que deux mois à vivre, cette grande sonate semble nous arriver d'un autre monde…
- Il émane de cette sonate une telle tranquillité, c'est très surprenant. La pochette parle de poésie et de Vladimir Horowitz…
- Oui, la première chronique consacrée à ce pianiste à la personnalité pittoresque, l'un des grands du XXème siècle, l'archétype du génie caractériel…
- Ah bon, il me semble qu'il est resté très célèbre pourtant…
- Oui, il faut admettre que sa virtuosité et son sens de la beauté sonore étaient sans limite. Les artistes de ce niveau ont parfois des comportements déroutants…

Schubert en 1827
Septembre 1827. Schubert n'a plus que six semaines à vivre. Il va composer en cette fin d'été trois sonates d'une ampleur quasi inconnue depuis la grande Sonate Hammerklavier de Beethoven de 1819. Les sonates pour piano N°19 à 21 (D 958 à D 960). Je suis toujours stupéfait que le compositeur ait pu mener une telle tâche en aussi peu de temps avec un pied dans la tombe (les derniers stades de la syphilis compliqués de la typhoïde). Nous avions déjà écouté la sonate n° 19, première de ce groupe sous les doigts de Rudolf Serkin. (Clic)
Ces sonates forment un triptyque d'esprit romantique cohérent et d'une variété mélodique et formelle inouïe. Pour des œuvres de 35 à 45 minutes, il n'y a aucun temps mort ou remplissage… Les audaces tonales des sonates n° 19 et 20 sont encore plus transcendées dans cette ultime sonate achevée le 26 septembre, pour être précis. On parle souvent du testament musical de Schubert qui, disparaissant à peine plus âgé que les membres du tragique groupe des 29 dans d'autres genres musicaux, léguait 962 ouvrages à la postérité !! Attention, petite pondération, les deux derniers "opus" sont des œuvrettes, et de nombreuses partitions n'ont jamais été terminées, exemple : la 7ème symphonie qui n'a jamais été orchestrée. Des musicologues ont tenté de le faire, mais bof… La sauce ne prend pas vraiment, courageuse initiative mais pas géniale ; en m'excusant pour cette formule un peu triviale.
Comme je l'ai souvent expliqué, Schubert ne verra que très peu de ses œuvres jouées et publiées de son vivant. Écriture trop en avance sur son temps ? Trop timide et vivant à l'ombre de Beethoven mort l'année précédente ? Musique de chambre trop difficile à interpréter pour les musiciens du début du XIXème siècle. Un peu le tout. Heureusement, ses œuvres pour piano solo et certains lieder agrémentent des soirées entre amis, dans des salons, les schubertiades. On peut penser que quelques privilégiés ont pu entendre les sonates dans les semaines qui ont suivi la fin des compositions lors de ces réunions musicales.
Schubert les avait dédiées à Hummel, compositeur et pianiste virtuose, un ami de la dernière heure. Hummel meurt en 1837 soit un an avant la publication des sonates en 1838 par Diabelli qui, n'étant pas au courant des intentions de Schubert, les dédie à Schumann. L'étude de la correspondance de Schubert permettra de rectifier cette dédicace posthume… Comme pour les derniers quatuors, la discographie de est pléthorique, ces trois sonates sont disponibles en album isolé ou regroupées en coffret et complétées d'autres pages de même intérêt. Aujourd'hui, nous écoutons Vladimir Horowitz enregistré en studio à New-York en 1983. Une première pour cette légende du clavier, adulé ou détesté pour son caractère excentrique, mais au talent exceptionnel, il faut en convenir…
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Wanda et Vladimir Horowitz-Toscanini
Nous allons tenter de cerner la personnalité de Vladimir Horowitz. Exercice difficile ? Oui, si on considère tous les superlatifs et sobriquets qui sont associés à ce pianiste mythique et compositeur à ses heures, mythique comme le sont devenus Chopin, Liszt ou Rachmaninov. Jugez un peu : "The number one", "Satan au clavier" (Clara Haskil), "L'ouragan des steppes", "Le roi des pianistes", "Le dernier romantique", "Le dernier chevalier du piano", "Le sorcier"… (Qualificatifs "piqués" sur Wikipédia…). Un peu excessif ou culte de la personnalité. Sans doute un peu les deux, car des virtuoses géniaux, on en trouve d'autres !
Vladimir Horowitz était né à Kiev en Ukraine en 1903 (d'après lui). Sa famille, juive, est très cultivée et maîtrise le piano en étant proche du virtuose Anton Rubinstein et même d'Alexandre Scriabine, le compositeur moderniste que le jeune Vladimir rencontrera vers ses 11 ans. Il commence l'étude de l'instrument vers 5 ans et donne ses premiers récitals à Kharkiv en 1920 et à Kiev en 1921. On raconte qu'à trois ans il aurait pianoté sur une fenêtre en écoutant jouer sa mère et… brisé la vitre. Costaud le bambin ou vitrage bon marché😁. Légende ou réalité ? Peu importe, la frappe du virtuose sera en effet exceptionnelle, de celle qui casse les touches. ("Liszt sort de ce corps !") Petite histoire qui m'amène à séparer dans ce portrait : le pianiste et sa carrière, de l'homme écorché vif qui ferait un personnage au destin romanesque pour une chronique de notre chère Nema.
Dans les années 1920 à 1925, Horowitz reste fidèle à son pays et donne de nombreux concerts. Curieusement, il n'est pas un surdoué de conservatoire donc il alliera toujours un jeu virtuose et puissant avec un sens instinctif et subtil de l'interprétation, liberté proche de l'improvisation qui échappe à tout académisme. De 1925 à 1927, séjour en Europe où il gagne rapidement en célébrité (le fameux "L'ouragan des steppes").
En 1927, départ pour les USA qu'il ne quittera pas souvent, devenant citoyen américain en 1944. En 1928, premier concert (1er Concerto de Tchaïkovski) avec Sir Thomas Beecham. Il se fait pour le moins remarquer, notamment par Rachmaninov, présent dans la salle, avec qui il va se lier d'amitié et devenir l'un des meilleurs interprètes. Il existe une vidéo tardive le montrant jouant la cadence du 3ème concerto avec le même détachement que moi massacrant Au clair de la lune😊. Le compositeur aux mains géantes ressort à l'intention du pianiste l'une de ses sonates tellement difficile qu'il n'arrivait pas à la maîtriser lui-même… Horowitz, si ! En 1933, autre rencontre décisive avec Arturo Toscanini qui a fui l'Italie fasciste. Il interprète le concerto "l'Empereur" de Beethoven avec brio et, de plus, le jeune virtuose épouse Wanda Toscanini, la fille du maestro ombrageux. Jusqu'en 1939, il devient New-yorkais et enchaîne les concerts et récitals, faisant preuve d'une virtuosité sans faille et, bien que son répertoire comporte les grands classiques, il redonne vie à des compositeurs pionnier du clavier comme Scarlatti et Clementi. Il enregistre aussi beaucoup. Sa carrière va prendre une tournure chaotique du fait de plusieurs longues périodes dépressives qui l'éloignent des scènes. Le public patiente, son succès ne s'éteindra jamais et après la fin du second conflit mondial, il va parcourir le monde et RCA, CBS ou encore DG pourront  enregistrer des concerts de légende. Dernier détail : il semblerait qu'Horowitz soit devenu l'un des solistes les mieux payés de l'histoire de la musique grâce à des billets hors de prix qui s'arrachaient longtemps à l'avance. L'opposé d'un Schubert qui subsistait avec difficulté…

Johann Nepomuk Hummel
J'ai lu des commentaires surprenants sur l'homme Horowitz. Le pire ? Dans la revue Diapason : "Comment Horowitz qui était si bête et si fat pouvait jouer aussi bien Mozart, alors que Richter si intelligent et subtil le jouait aussi mal ?". Une question aussi stupide trouve sa réponse dans son énoncé par un critique en mal de vanne pourrie qui font mal… aux deux artistes. Mozart est une musique techniquement assez facile à jouer dit-on (œuvres conçues pour piano forte), mais difficile sur le fond, musicalement instinctive, intériorisée dans les concertos, sans doute artificiellement joyeuse parfois. Richter se posait-il trop de question sur la fidélité au texte, adoptant une rigueur trop intellectuelle, bof… ? Je l'ai écouté dans ce répertoire, franchement, il y a pire… Horowitz fat ? Excentrique assurément, allant jusqu'à tester l'acoustique d'une salle en rotant de toutes ses forces. Provoc ou système D ? Cela l'amusait, c'est tout. À partir de 1936, il va traverser quatre périodes de dépression intense : 1936-1938, 1953-1965 (12 ans !), 1969-1974 et 1983-1985. Il ne se produit plus en salle, vit en reclus. Tous ceux qui ont déprimé connaissent ce drame de ne plus pouvoir affronter des épreuves en public, la procrastination, l'angoisse irrationnelle, ce qui n'a rien à voir avec des caprices de stars. Bête ? Pas plus, le pianiste en concert assumait tous les risques, soignait ses programmes, enchaînant les pièces les plus exigeantes en terme de virtuosité. En un mot, il ne cédait jamais à la facilité pour épater son public… Il composait aussi, aimant transcrire des pièces amusantes comme les marches militaires de John Philip Sousa (Hymne américain).
Dans les périodes de déprime, notamment 1969-1974, dans son immense appartement, un petit studio avait été installé. Des ingénieurs du son attendaient… non pas le bon vouloir du dieu, mais le moment propice pour enregistrer quelques pièces. Exemple : un disque Scriabine de 1973 sans égal…  
En résumé, les stakhanovistes du piano imbus d'eux-mêmes ne traversent jamais 70 ans de carrière, surtout avec d'aussi longues absences du concert. Les artistes tourmentés ont souvent des caractères déconcertants, vivants dans leur univers fantasque. Horowitz était sans doute de cette trempe. Il nous quittera en 1986, toujours en activité. Il repose en Italie, partageant la tombe de Toscanini, son beau-père, et de Wanda disparue en 1998.
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Dernier appartement de Schubert à Vienne en 1828
1 - Molto moderato : Commenter certaines œuvres peut me donner la trouille ! Pourquoi ? Immensité de l'inspiration, densité mélodique si riche que les mots peuvent paraître bien inconsistants face au génie. En un mot : peur d'une trahison des intentions du compositeur, surtout si aucun programme ou contexte particulier ne guide l'interprétation que l'on s'en fait. Et me voilà face à ce premier mouvement de… vingt minutes.
Premières mesures oniriques en si bémol majeur. Une promenade à petits pas, suite élégante d'accords sur une tessiture finement resserrée. Legato et pp comme si Schubert jouait en douce, sans vouloir nous brusquer par un quelconque drame caché dans sa psyché. Des trilles graves interrompent la ballade. Grondement d'un orage lointain ou pensée anxieuse ? Question très secrète et deux temps et demi de silence pour tenter d'y répondre au fond de nous-même. Cette lumineuse introduction assez ambiguë dans sa conclusion sera la thématique porteuse de tout ce mouvement qui joue sur l'éternité. Elle est reprise quasiment da capo. La lecture de la partition peut suggérer la monotonie par cette séquence d'accords. Le miracle Horowitz est de donner une vie propre à chacun d'eux, un balancement rêveur et poétique. Une indépendance des mains si libre que l'on songe à un jeu à quatre mains ou deux pianos… J'écrivais plus haut que le pianiste donnait souvent l'impression d'improviser, d'où ce climat de fraîcheur.
[0:53] Seconde idée dans l'esprit de la grande thématique initiale, mais plus animée, vivante et presque malicieuse avec de tendres arpèges à la main gauche. Étrangement, une première écoute peut refléter un discours général décousu. Il n'en est rien. La musique se développe de mille façons, reprend les thèmes en intercalant des surprises, des chassés croisés, des sourires et quelques larmes, des élans picaresques.
Et la forme sonate dans tout cela ? Ô elle existe, mais la sonate semble se développer dans l'univers du lieder si cher à Schubert. Oui, un voyage intérieur, un poème pianistique comme il y aura avec Liszt et d'autres des poèmes symphoniques. Impossible de détailler de telles pages. Bien entendu, au-delà du traitement fantasque des motifs, Schubert joue avec jubilation sur les tonalités les plus diverses donc sur la variété des climats et sur l'essence des sentiments, changeant celles-ci parfois pour quelques mesures seulement. (La, fa ♯ mineur vs majeur, sol ♭, si ♭, etc.)
Quant à l'interprétation, que dire ? Des trois ultimes sonates, la D 960 n'était pas ma favorite. L'écoute de ce disque d'Horowitz si lumineux a changé la donne, un style léger opposant mélancolie et bienêtre, une construction mélodique parfaite mais sans raideur aucune. Jamais lent ni mortifère, altier certes, mais finement…

Piano du frère de Schubert (supposé)
2 - Andante sostenuto : [19:15] On trouvera étrange la brièveté de l'andante après le si long moderato, 8 minutes. Le sombre Ut ♯ mineur se manifeste dans une marche qui, sans être funèbre, fait songer à une douloureuse procession avec son motif de carillon lugubre et lointain dans le grave. On va retrouver de nouveau dans ce mouvement ce climat proche de certains lieder dominés par la mélancolie comme Le Voyage d'Hiver. [21:33] Le second bloc thématique plus martial rompt cette marche crépusculaire. Schubert s'échappe ainsi de ses tourments pour le monde des impromptus, de ces pièces partagées entre amis. La mélodie retrouve ainsi une gaieté non feinte avant le retour du thème processionnaire et grave qui évolue vers un léger pathétisme romantique [24:03]. Schubert sculpte un développement où langueur et rêve s'entrecroisent, encore un mouvement où mon propos risque à tout instant de paraitre insubstantiel.

3 - Scherzo : Allegro vivace con delicatezza : [27:16] Dans mes commentaires concernant les symphonies de Schubert j'ai souvent souligné l'apparente difficulté rencontrée par le viennois pour terminer ses œuvres avec un niveau d'inspiration égal que les deux premiers mouvements. La maturité atteinte, le compositeur a souvent dépassé cet obstacle.  (Derniers quatuors, quintette D 956, 9ème symphonie – quelques réserves cependant pour cette dernière œuvre orchestrale.) Conscient qu'il lui est parfois difficile d'imaginer de nouveaux matériaux sonores ambitieux, Schubert trouve une solution simple : faire court, tout simplement. Le Scherzo dure quatre minutes, pas plus… Sans malice de ma part, Bruckner qui admirait tant Schubert aurait dû en prendre note😊.
Le scherzo débute sur une danse joyeuse très articulée, une bonhomie qui chasse les tensions de l'andante. Une musique encline à la tranquillité, à la facétie. La tonalité se veut guillerette, celle de si bémol majeur contribue à un chant presque enfantin sous les doigts au touché délicat d'Horowitz. [29:23] En mi mineur, le trio très bref semble une énigme de drôlerie avec ses notes piquées et abruptes. Là encore aucune dureté dans le jeu du pianiste.

4 - Allegro ma non troppo : [31:28] Prolongeant la gaité du scherzo, l'allegro conclusif pourrait porter le titre emprunté à Mozart de "Plaisanterie musicale". C'est un rondo articulé sur trois thèmes. On oscille entre l'humour badin des premières mesures et des élans épiques et allègres du développement. Très amusant, et d'autant plus fascinant que ce sont les dernières pages d'importance qu'écrira Schubert. Comme souvent on s'interroge : qu'aurait composé ce diable de compositeur si le destin lui avait accordé 30 ou 40 ans de vie supplémentaires…
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Presque une lapalissade : la sonate D 960 a une discographie pléthorique ! Je ne reviens pas sur les suggestions de gravures illustres déjà présentées dans le billet dédié à la 19ème sonate sous les doigts de Rudolf Serkin (incontournable lui-même) : Wilhelm Kempff, Maurizio Pollini, Leif Ove Andsnes, et puis évidement d'autres nominés : Claudio Arrau, Alfred Brendel (2 intégrales)…
Si Radu Lupu n'est pas un jeunot, son jeu tendu évoque un Schubert qui y croit encore, plein d'énergie (Decca). Et les gravures récentes se suivent : Adam Laloum, 31 ans ce jour, semble pénétrer les pensées troublées du compositeur, voire lui offrir ses mains dans un phrasé poignant teinté de quiétude, un peu rêveur mais jamais hédoniste ou lambinard (Mirare-2016). Enfin, "le disque dont on parle" le dernier CD de 2017 du trop rare Krystian Zimerman. Précision, clarté, raffinement absolu comme toujours. Une beauté totale à mes oreilles, un petit manque d'engagement pour d'autres (DG).
Notation trop facile : 6/6 pour tous, pas de jaloux. Pour le plaisir de l'écoute, ces trois CD sont tous disponibles sur Deezer.

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La vidéo de la sonate est complétée par les Jeux d'enfants de Schumann, un live capté à Vienne l'année suivante. La sonate se termine à [38:56]. Le CD dans son intégralité. (Partition)



1 commentaire:

  1. Je ne suis pas un familier de Schubert hormis quelques symphonies, les trio pour piano et cordes (surtout le n°2 op 100)et quelques lieder, j'ai écouté cette sonate 21 et je pense que je vais approfondir mes connaissances sur le bonhommes que j'ai, déjà, trouvé très sympathique par ses représentations en peinture.

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