vendredi 16 mars 2018

LA FORME DE L'EAU de Guillermo Del Toro (2018) par Luc B. comme batracien


Sans doute avez-vous eu vent de la polémique entre Jean Pierre Jeunet et Guillermo Del Toro, le premier faisant remarquer gentiment au second qu’il lui avait piqué pas mal d’idées. Les réactions, toujours aimables et argumentées sur la Toile, donnaient dans les : qu’est ce qu’il vient nous faire chier, Jeunet, il est jaloux, y ferait mieux de faire des bons films, virgule ce con. Le débat vole haut.
Giles et Amélie... euh... Elisa.
Sauf que… Aussi merveilleux soit-il, le premier quart d’heure de LA FORME DE L’EAU est effectivement extrêmement troublant, car il repique du Jeunet & Caro, en veux-tu en voilà. Le personnage d’Elisa, est indéniablement une cousine d’Amélie Poulain, à la vie bien rangée, ordonnée, avec ses manies et son grain de folie. Le décorum années 60 renforce cette impression, les travellings dans le couloir de l’immeuble, la teinte de la photographie, la référence à Paris avec « La Javanaise » de Gainsbourg / Greco, ici interprétée par Madeleine Peyroux, comme la (très belle) musique d’Alexandre Desplat, genre valse avec accordéon qui renvoie à celle de Yann Tiersen. On pourrait rajouter le voisin Giles, solitaire bourru mais au coeur tendre, et qui peint dans son appartement, et bien sûr, la scène incriminée (Giles et Elisa sur le canapé avec une télé diffusant une comédie musicale) ou la scène de la salle de bain inondée…
les moeurs évoluent : 1954 / 2018
Et pis tiens, on pourrait dire que le très beau premier plan d’un appartement sous l’eau, avec les meubles qui flottent, on l'avait vu dans TITANIC. Et l’amphibien du film est un descendant direct de LA CRÉATURE DU LAC NOIR (mais ça c'est fait exprès !) classique de Jack Arnold (1954), tournée en relief à l’époque. On le sait, en matière de cinéma, comme de musique, rien ne se crée, tout se transforme !
Il n’empêche, cette FORME DE L’EAU se boit comme du petit lait. Un cinéma référencé, qui renvoie aux drames de SF des années 60, à la Guerre Froide, avec scientifiques obtus et cyniques, laboratoires secrets, désinformation de la population, espions russes. Cadillac et chapeaux mous, Del Toro s’amuse à recréer cet univers, comme les frères Coen en leur temps.
Cette histoire d’amour improbable entre une jeune femme de ménage (muette, vivant dans sa bulle) et le monstre - qui évoque aussi KING KONG - pas sûr qu’on y croit réellement. Ce qui fonctionne, c’est la curiosité d’Elisa pour cet amphibien doué d'émotion. Elisa parvient à communiquer avec lui, une relation s’instaure, une attirance surement, on comprend ce qui les rapproche, les relie, mais de là à verser dans la romance… Pourtant, Del Toro va filmer leurs ébats aquatiques, car oui, le poisson est un mâle, aux attributs en état de marche. Une vision assez triste, pessimiste, qu’Elisa, privée de vie sexuelle parce qu'handicapée (Giles, son vieil ami est homo…) se raccroche à un têtard géant ! Certes, mieux vaut têtard que jamais... A moins d'y voir une allusion aux contes, avec le baiser sur le crapaud / prince charmant ? 
Strickland s'instruit... sur la pensée positive !
LA FORME DE L’EAU est aussi, est surtout, un récit à suspens. Toute l’histoire autour de kidnapping, bien sûr, mais avant cela, les ruses et manigances d’Elisa pour approcher son bien aimé. J’entends déjà les grincheux : pour un labo hyper ultra méga secret, tout le monde y entre comme dans un moulin !! On s’en fout ! Et si la chose est réussie, comme l’adage hitchcockien l’affirme, c’est parce que le méchant est réussi.
Le salaud, c’est le colonel Richard Strickland. Il a ramené la créature, considérée comme un dieu en Amazonie. Mais il ne peut pas y avoir deux dieux sur Terre ! Strickland n’aura de cesse de maltraiter sa chose, vouloir la découper en carpaccio pour l’étudier au microscope. Une vraie brute Strickland, comme on aime les détester, dès sa première apparition (la scène dans les toilettes), imbu et méprisant, armé de sa redoutable matraque électrique, phallus de substitution à n’en pas douter. Il a une sexualité moins glamour qu’Elisa, il faut le voir baiser sa femme, un peu nympho, j’adore quand elle lui sort un de ses seins à la figure, dans une bonne famille américaine, ça ne se fait pas !
Strickland est une véritable pourriture, au sens propre, avec ses doigts coupés, mal recousus, qui se gangrènent et commencent à puer ! Et c’est l'acteur génial Michael Shannon qui s’y colle (acteur fétiche de Jeff Nichols). Les séquences dans le labo sont réussies, et non dénuées d’humour. On est souvent ravi, troublé, amusé, surpris, la mise en scène est très fluide, esthétiquement superbe, tout est absolument maitrisé. Del Toro donne heureusement davantage dans le conte que dans la thèse sociologique (la place des handicapés/inadaptés à cette société…). Là où un Tarantino joue aussi avec les codes du cinéma passé, pour mieux les déconstruire, les re-tricoter à la sauce, Guillermo Del Toro fait davantage dans l’hommage révérencieux, et réussi.
Le film a raflé les Oscars, tant mieux pour lui, pourtant rien d’innovant dans la FORME, c’est une habile reconstruction des séries B d’antan, avec une patine contemporaine. C’est en tout cas un superbe spectacle, divertissant, du fantastique-merveilleux, devant lequel on ne s’y ennuie pas une seconde.
 



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9 commentaires:

  1. Un vrai bonheur de te lire Lucio: Accessible, fluide, référencé,teinté d'humour, peux pas m'empêcher de citer une phrase tirée d'un bimensuel (La septième obsession) que ma curiosité mêlée de prétention a poussé à acquérir.
    A propos d'Alien: "Psychanalytique, le dispositif invite à une prise de conscience de réalités souterraines teintées d'intolérance,mettant par la même occasion à nue des enjeux de domination masculine par le biais d'une adversité immanente."
    Vous avez 3 heures...

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    1. En effet putain "ça jette" !!!
      Et moi qui a peru d’être trop abscons dans mes papier "classique" :o)

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  2. Merci Juan ! Pour la rédac, je pourrai avoir 5 minutes de plus ?

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  3. Tout est dit ! Excellent film.
    Oui, effectivement, les similitudes avec Jeunet et Caro sont troublants. Cependant, Jeunet et Del Toro, ont tout deux beaucoup emprunté à la bande-dessiné. Celle que l'on qualifiait d'underground et d'alternative. Ainsi qu'au bon cinéma de série B. Ce qui peut expliquer des liens évidents.
    Et si Jeunet a vraiment inspiré Del Toro (ce qui est probable), quel honneur. Cependant, il ne suffit pas de s'inspirer d'un réalisateur pour réussir à faire un bon film ; ça se saurait.

    Guillermo a aussi été accusé de s'être beaucoup appuyé sur une pièce de théâtre, "Let Me Hear You Whisper". Une plainte a été déposé par le fils de l'auteur, aujourd'hui décédé.

    Quoi qu'il en soit, ce film est là ; faisant preuve d'une réalisation impeccable, d'une photographie ad hoc et d'une retenue rare dans le cinéma actuel.
    Et enfin, on peut encore faire de bons films de fantastiques, sans lasers, ni explosions apocalyptiques, sans bouffer le budget dans des effets numériques. A rajouter, pour la nouvelle tendance, sans scènes de cul.



    Notons aussi le rôle des femmes qui se montrent plus courageuses que les hommes.

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  4. C'est vrai, l'univers de Caro (graphiste) et Jeunet (réalisateur) s'inspire de la BD. Mais ils ont au cinéma su créer un style, qui visiblement a inspiré outre atlantique. J'ai lu l'histoire sur le plagiat de scénario, aussi. Comme tu le dis, peu importe. Le résultat est là. Quand les Stones font du Chuck Berry, on parle d'influence, d'hommage, c'est pareil pour le cinéma. Del Toro a son univers à lui, qui puise dans les séries B 50's, 60's, la frontière entre "hommage" "inspiration", et "plagiat" est aussi mince qu'une feuille de Rizzla Croix !

    Sans scène de cul... oui, mais il y a pourtant de la nudité, et c'est assez rare dans un film hollywoodien, la première scène du bain, étant l'écho de ce qui se passera ensuite...

    Bref, tout ça pour dire que c'est un super film, qui fait vraiment plaisir à voir, et sans lasers...

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  5. Vu hier avec Maggy…
    Un bon moment pour Maggy, plus fan de fantastique déjanté j'ai beaucoup aimé.
    Jeunet vs Del Toro. Mouais, pas complètement faux (anachronisme de Delicatessen, jeune femme héroïque d'Amélie – mais les rôles sont très très différents – technologie loufoque de la cité des enfants perdus). Plus des influences car le film comporte quelques scènes violentes étrangères à l'univers de Jeunet (film français).
    Mais comme tu le sous entend Luc, l’histoire des arts et des lettres est un jeu d’influence : Bach inspire Mozart et Haydn qui inspirent Beethoven qui inspire Brahms, Schumann, Wagner, Bruckner, etc. etc. etc.
    Quant à la créature, elle un copier/coller plus sombre de l'amphibien cultivé et un peu précieux des Hellboy I & II (même gestuelle), logique c'est le même acteur Doug Jones :o) Il va finir par attraper la crève !

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    1. Bien vu. En fait, d'après ce que j'avais pu lire bien avant que le film ne sorte en salle, l'histoire aurait été initiée par Abe Sapiens, l'étrange humanoïde aquatique que l'on retrouve dans les "Hellboys" (pour la 1ère fois en 1994).
      Une création donc de l'auteur et dessinateur Mike Mignola. Del Toro souhaitait lui donnait une nouvelle vie. Peut-être a-t'il tout simplement voulu développer la romance à peine effleurer dans le deuxième volet Hellboy entre la princesse Nuala et Abe.
      Cependant, l'origine de la créature diffère entre celle présentée dans Hellboy (qui est retrouvée prisonnière sous les ruines d'un vieil hôpital), et celle de ce film. Outre la ressemblance - pas totale -, tous deux raffolent des œufs à la coque. A la différence qu'Abe les préfère verts, en phase d'être pourris.

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  6. Il me semble que Del Toro s'auto-cite (de son propre "Labyrinthe de Pan") plus qu'il ne s'inspire des autres ...

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  7. C'est son univers, certes, très référencés, certes, mais il y a des ressemblances tout de même troublantes....

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