- Ah ah M'sieur Claude… Il y a belle lurette que vous n'avez pas écrit ce
genre d'article opposant deux interprètes… Une raison particulière ?
- Les 555 sonates pour clavier de Scarlatti peuvent être interprétées
soit au clavecin (comme à l'origine), soit au piano sans perdre leur
charme.
- Combien ?! 555 vous vous payez ma tête. Il faut combien de temps pour
écouter tout cela. Heu, ce n'est pas lancinant à force ?
- Oui bien entendu, d'où la publication d'albums de 12 à 15 sonates
choisies suivant le goût des artistes. Attention, ce sont des pièces de 4,
5 minutes environ…
- Ah d'accord, pas comme Schubert et ses ultimes sonates de trois quart
d'heures. Petite question : existe-t-il des intégrales ?
- Oui, Scott Ross a réussi cet exploit, étalé sur des années, au
clavecin, 34 CD. Pour piano, le label Naxos en constitue une pas à pas,
mais avec des pianistes différents…
Scarlatti (1685-1757) par Domingo Antonio Velasco |
Personne ne contestera que ce soit la composition de ses
555 sonates
qui permet à
Domenico Scarlatti
d'être resté un maître d'exception dans l'art du clavier de l'époque baroque
et… de nos jours.
Attention de ne pas confondre le terme "une sonate" avec "la forme sonate". Les deux expressions désignent à la fois une œuvre et une architecture
avec une frontière mal définie, d'où la surprise de Sonia. La forme sonate
est une construction symétrique avec par exemple deux thèmes A et B utilisés
dans une succession ABCAB où C est un développement à partir de A et B ;
pour présenter un exemple simple. Ce formalisme, surtout à l'époque
classique et romantique s'applique autant aux sonates pour piano ou violon,
qu'aux duos d'instruments, à la musique de chambre et aux symphonies pour
orchestre. Il peut y avoir trois thèmes et des variantes très complexes plus
on avance dans l'histoire de la musique (Brahms,
Bruckner
et
Mahler). Une grande sonate de
Schubert
est fréquemment un ensemble de quatre mouvements dont chacun épouse plus ou
moins la forme sonate. Une sonate de
Scarlatti
répond à la forme la plus simple : ABA' avec des motifs brefs mais
inventifs, ce qui explique sa courte durée limitée à quelques minutes et
leur caractère vivant et attachant…
Hasard de l'histoire,
Scarlatti
est né en 1685, la même année
que
Bach
et
Haendel, autres figures parmi les plus marquantes du baroque tardif (Vivaldi
étant né en 1678).
Scarlatti
est un napolitain, enfant d'une famille de musiciens qui va sans doute
éduquer musicalement le jeune garçon. Il n'y a aucune trace du parcours
pédagogique du jeune
Domenico. On sait par contre que ses dons sont exceptionnels pour jouer du clavecin
et de l'orgue et dès l'âge de 16 ans, il occupe un poste d'organiste à la
chapelle royale. Par la suite, il va acquérir une grande renommée de
virtuose à travers l'Italie baroque. Une joute amicale avec
Haendel aura lieu entre 1706 et
1710. Les deux hommes
rivaliseront à armes égales et resteront amis pour la vie.
Scarlatti
va beaucoup voyager en Europe en ce siècle des lumières commençant. Il
séjourne à Lisbonne à partir de
1721, retourne à
Naples en
1725 avant de s'établir en
Espagne, d'abord à Séville en
1729, puis définitivement à
Madrid en
1733, capitale ibérique qu'il
ne quittera plus, pour mourir en
1757 à l'âge vénérable pour
l'époque de 71 ans.
Si ce sont ses sonates qui le placent comme un compositeur majeur par leur
modernité pour l'époque,
Scarlatti
a également écrit de très belles œuvres religieuses, quelques opéras, etc.
Les sonates n'ont pas toutes été éditées de son vivant mais de nos jours,
on peut penser que le catalogue nous est parvenu dans sa quasi-totalité. Il
existe plusieurs catalogue, celui de 1953 de
Ralph Kirkpatrick (1911-1984)
étant le plus utilisé, d'où la lettre K suivi d'un numéro. Lors de ses
travaux, Kirkpatrick a établi
que certaines sonates peuvent être jouées sur deux claviers.
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Scott Ross |
Scarlatti
avait intitulé ce que nous appelons sonates de nos jours :
essercizi. (Exercices
!) Terme qui nous renvoie a priori par une certaine humilité aux études de
Czerny, compositeur romantique écouté la semaine passée à propos de sa
symphonie N°1
mais surtout connu pour ses célèbres cahiers d'études, intéressantes sur le
plan pédagogique mais très pauvres sur le plan émotionnel.
Les sonates se distinguent du principe des études et des regroupements
thématiques comme le
clavier bien tempéré
par plusieurs points : pas de titres évocateurs (comme chez
Couperin), une virtuosité plutôt corsée pour de soi-disant exercices, des tempos
oscillant entre presto et larghetto (donc toujours assez allants), une
grande inventivité mélodique et des audaces de composition peu courantes à
l'époque : jeu de tonalité et dissonances, ruptures de rythmes… Sans doute
une existence dans des pays ensoleillés et ou la danse et la fête sont
reines expliquent la bonhommie, la facétie, la fantaisie lumineuse de ces
innombrables pièces. Certaines ne sont pas dénuées d'humour à l'instar de
pièces drolatiques de
Couperin
(Tic-toc-choc -
Clic) ou celles de
Rameau
(La poule).
L'interprétation des sonates de
Scarlatti
a traversé les siècles. La vaillance et la liberté de ton des sonates
offrent un plaisir égal, qu'elles soient jouées sur un clavecin, un piano
forte et même sur un grand piano de concert moderne. Au musicien de leur
rendre leur fraîcheur par un jeu approprié, plutôt détaché et vif-argent, en
évitant d'insuffler tout émoi et pathos romantiques dans ces œuvres.
Difficile de parler du retour en grâce du clavecin au XXème
siècle sans évoquer
Wanda Landowska, pianiste et claveciniste polonaise (1879-1959) qui n'hésita pas en 1912 à
demander à la firme Pleyel de
construire des instruments neufs de qualité, en un temps où seules des
vieilleries criardes et mal entretenues constituaient le patrimoine
disponible. La talentueuse interprète nous a d'ailleurs légué à la fin de sa
vie des gravures des sonates de
Scarlatti
(1934-1940). Elle sera suivie par plusieurs générations de clavecinistes ;
la liste est sans fin.
Pour le piano, les plus grands ont toujours aimé agrémenter leurs
répertoires par une ou plusieurs de ces sonates, en jouant quelques-unes
entre
Beethoven
et
Rachmaninov
ou d'autres, ou en puisant dans les centaines de sonates pour les bis en fin
de récital. Quelques pianistes illustres :
Horowitz,
Gillels,
Lipatti
pour le passé.
Impossible pour ne pas dire délirant de tenter de commenter 555 sonates 😯. D'ailleurs je n'ai écouté dans ma vie qu'une infime partie du corpus et
ne possède que des Best-of (dont les deux CD de ce jour) ou des sonates
isolées captées lors de récitals en live ou d'album varié de débutants tels
Yuja Wang. Écoutons-en quelques-unes extraites de vidéos proposées.
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Ivo Pogorelich |
L'intégrale du claveciniste américain
Scott Ross
(1956-1989 -
Clic) a été déclinée en un Best of de 3CD et un album simple intitulé
banalement "les plus belles sonates", appellation subjective… Un choix de
l'artiste ou du label sans doute. Nous avions déjà rencontré cet homme
disparu trop jeune dans une interprétation au sommet des
variations
Goldberg
de
Bach.
Sonate K 141 en ré mineur
: la partition porte l'indication de tempo allegro. Il s'agit de la huitième
présente sur l'album. Les sonates sont d'ailleurs proposées dans l'ordre du
catalogue. Il n'y a pas de sens logique d'une sonate à une autre… Cette
sonate assez connue est l'une des plus endiablées du maître. Tant à la
lecture des portées qu'à l'écoute, on pense à la musique minimaliste d'un
Glass
ou d'un
Reich
! La mesure étant à 3/8, la main droite joue vaillamment et staccato des
groupes de 6 doubles croches de valeur égale tandis que la main gauche
marque le rythme obsédant avec un unique accord à la croche.
Scarlatti
nous entraîne dans une danse virevoltante. Ce premier groupe de motifs est
suivi d'un jeu d'arpèges plus mélodique mais non moins animés. Pour varier
encore cette introduction, quelques trilles égaillent la vivacité du propos.
Techniquement, c'est d'une difficulté inouïe, les groupes de six notes
devant être joués à un niveau sonore rigoureusement égal avec trois doigts.
Et c'est là que l'on ne peut qu'admirer la rigueur du phrasé de
Scott Roos
: aucune bavure mais aucune dureté, le staccato idéal. L'éclat des lumières
de l'Espagne jaillissant du clavier. L'imagination est bluffante, les
variations mélodiques constantes voltigeant de la main droite à la main
gauche. [0:41] Seconde idée avec une rythmique à trois croches à gauche et
cavalcade épique dans l'aigu. Et ainsi de suite pourrais-je dire. Une
première écoute peut donner l'impression d'un récit lancinant. En réalité
Scarlatti
surchauffe le clavecin dans une folie fantasque.
Scott Roos
cravache son clavecin bichonné par Anthony Sidey et en obtient mille
couleurs si chatoyantes que le débat clavecin vs piano est relancé…
Clavecin de Andreas Ruckers de 1643 |
Sonate K 380 en mi majeur
: Les anthologies pianistiques des sonates de
Scarlatti
sont nombreuses. Bien entendu, au son délicieusement aigrelet du clavecin,
s'oppose le velouté des timbres des pianos aux cordes frappées. Cela dit
Scarlatti
a écrit ses sonates à l'époque où le piano forte était encore au stade de
projet. J'ai donc un faible pour les pianistes qui par un touché gracile et
pimpant, sans doute en abandonnant l'usage de la pédale, retrouve l'esprit
primesautier des timbres du clavecin. C'est le cas avec
Ivo Pogorelich, pianiste que j'avais présenté il y a quelques mois dans l'interprétation
qu'il donnait de
Gaspard de la Nuit
de
Maurice
Ravel.
(Clic)
J'ai choisi de commenter la dernière sonate du CD K 380. [55:01] Très différente de la K 141, le tempo étant Andante comodo, on écoute une pièce en forme de nocturne mais aucunement mélancolique. En parcourant l'ensemble du disque, on constate rapidement qu'à la virtuosité vertigineuse, jusqu'à l'absurde parfois, Ivo Pogorelich joue la carte de la poésie.
La partition témoigne d'une grande économie de notes par rapport à sa sœur.
Le thème principal égrène malicieusement des chapelets de notes soutenues
par des accords légers dans le grave. Le mot thème est un peu usurpé du fait
des caprices que le compositeur inclus dans sa pièce : pauses, syncopes… Et
là j'insiste sur un point essentiel dans l'exécution des sonates : l'humour,
la bonne humeur, le soleil souvenir de Naples ou des villes ibériques si
chères au compositeur.
Ivo Pogorelich
inscrit cette sonate dans la modernité sans trahir sa joyeuse vitalité. Les
notes papillonnent ; un interprète en état de grâce. Je dois avouer être
tombé sous le charme de ce jeu aéré, d'une précision absolue, mais jamais
asséché comme on l'entend parfois. [56:18] Sans abandonner la délicate
rythmique du style, le second thème se présente plus tendre, sous les
ombrages.
Un album isolé, de toute beauté.
On ne peut pas se quitter sans parler de la
sonate K 466
qui est ma favorite parmi celles que je connais ; elle est fréquemment
jouée et pourtant absente des deux albums commentés (frustration).
Écrite en fa mineur, dotée d'un tempo noté
andante moderato, elle déploie une mélodie chaloupée d'une beauté sidérale. La durée
d'exécution varie beaucoup d'un interprète à l'autre, ce qui montre
quelle liberté
Scarlatti
offre aux musiciens. Pas trop rapide, sinon son côté crépusculaire
disparait, mais pas trop lente non plus car elle devient alors affectée…
Pas simple. Je vous laisse écouter
Vladimir Horowitz
au piano et bien entendu
Scott Ross, deux réussites marquantes.
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Il est illusoire de proposer une discographie "idéale". Il existe des
dizaines de gravures réalisées depuis les années 30, et l'intérêt varie
grandement suivant la sélection opérée dans ce corpus gigantesque par chaque
artiste et les attentes de l'auditeur.
Pour le piano :
Vladimir Horowitz, homme pourtant anxieux, trouve toujours le tempo idéal, la clarté du
virtuose convenant à merveille à cette musique ensoleillée. Un double album
de légende toujours disponible (Sony
– 6/6). Le pianiste allemand
Christian Zacharias, grand interprète de
Mozart, s'est taillé une excellente réputation comme interprète de
Scarlatti. Souvent rééditée, sa production est actuellement disponible dans un
coffret de 4 CD. Les tempos sont retenus certes, mais la magie, l'élégance
du phrasée ne tombe jamais dans la mièvrerie, notamment dans la
K 466
jouée en 6'20 ! Enchanteur (EMI
– 6-6). Les options interprétatives sont proches de celles de
Ivo Pogorelich.
Pour le clavecin, le choix est immense et le jugement devient très
subjectif. Il existe des enregistrements historiques de
Wanda Landowska
des années 30-40 à citer pour la petite histoire. Le son est abominable, le
clavecin sonnant comme un tas de ferraille. J'attendais beaucoup du
claveciniste français
Pierre Hantaï. J'avoue être totalement dérouté par les tempos hystériques adoptés et la
brutalité de la frappe. Diapason d'or cependant ?! À chacun de se faire un
avis. Je me demande après maintes écoutes si
Scott Ross
a un concurrent sérieux alliant virtuosité subtile et musicalité colorée.
Réponse oui avec
Andreas Staier
dont on dispose d'un beau double album (DHM
– 5/6)
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Les trois sonates commentées interprétées par
Scott Ross
et l'intégrale du disque de
Pogorelich.
Pour ce dernier :
1. K.20 in E major 00:00 |
6. K.87 in B minor 19:45 |
11. K.450 in G minor 42:36 |
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