samedi 2 septembre 2017

BACH – Cantate BWV 21 – Philippe HERREWEGHE – par Claude Toon



- Bach pour la rentrée M'sieur Claude… Une cantate, elles sont nombreuses je crois et vous n'en avez jamais parlé, à part une cantate profane dite "du café"…
- Oui Sonia, le cantor a dû en composer peu ou prou 365, vraisemblablement une pour chaque office de l'année, seule une moitié nous est parvenue…
- Aujourd'hui, vous avez choisi la N° 21 ou tout au moins BWV 21 puisque c'est un catalogue non chronologique… Pourquoi ce choix ?
- De toutes celles que je connais, elle est une de mes préférées, sans doute par ses dimensions proches d'un petit oratorio et la variété de ses 11 mouvements…
- Oui, je vois… et nous retrouvons Philippe Herreweghe, le chef belge dont vous aviez porté au pinacle les gravures du Requiem de Fauré… Houlà, déjà six ans !
- Une très belle version baroqueuse mais pas trop avec des chanteurs d'exception. Un disque un peu difficile à dénicher hélas…

Philippe Herreweghe
J'avoue mon admiration pour le musicologue allemand Wolfgang Schmieder qui dans les années 1940-50 a établi le catalogue BWV (Bach-Werke-Verzeichnis) des œuvres de Jean-Sébastien Bach (et non pas BMW comme j'ai encore entendu l'autre jour dans le poste 😊). Les manuscrits originaux de la main du Cantor sont rares, mais la tradition a assuré la transmission des ouvrages connus (merci entre autres Mendelssohn). Le catalogue, comme celui de Haydn, et au contraire de celui de Schubert, n'est pas chronologique mais rassemble les œuvres par catégories, les cantates sacrées et profanes formant la première série. Les recherches sur l'authenticité, les variantes écrites de la main de Bach et la découverte de partitions inédites dans les fonds de bibliothèques ont compliqué avec le temps ce travail de titan, et il n'est pas rare de trouver des ajouts, des indices de versions comme pour les logiciels !

La cantate BWV 21 est l'une des œuvres sacrées les plus marquantes de Bach, au même titre que la Messe en Si, les Passions ou encore l'Oratorio de Noël. Le manuscrit ayant disparu mais des fragments autographes subsistants, les conjectures sur la genèse et l'ambition musicale de cette cantate sont dignes d'un thriller musicologique. La première représentation a eu lieu à Weimar en 1714. La cour de Weimar est de confession luthérienne. Bach va y composer une majeure partie de son œuvre pour orgue mais aussi de nombreuses œuvres religieuses. La cantate est donc logiquement chantée en allemand. En 1723, il ajoutera quatre trombones à son orchestration, modification que Philippe Herreweghe n'applique pas pour cette gravure, et de fait l'orchestre sonne plus léger.
Certains musicologues pensent que la richesse de la cantate s'explique par un désir de Bach de montrer l'étendue de son talent afin de briguer le poste d'organiste de Halle. Il concourra, mais le Duc de Weimar souhaitera conserver son compositeur si talentueux et le nommera Konzermeister, poste prestigieux. Bien que jouée à la Trinité, l'œuvre s'adapte à d'autres circonstances dans l'année liturgique.
Le titre "Ich hatte viel Bekümmernis" (le premier vers comme toujours) se traduit par "J'avais grande affliction en mon cœur" et annonce un sujet où le croyant va chercher à passer du désespoir à l'espérance.
On suppose que le texte serait de la main de Salomo Franck, un poète attaché à la cour de Weimar. Le rédacteur, hormis ses propres textes, a puisé son inspiration dans plusieurs psaumes qui correspondent bien à l'esprit de supplication et de confiance qui structure la cantate, mais également dans le livre de la Révélation ou Apocalypse.
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Barbara Schlick (soprano)
Philippe Herreweghe a été présenté dans la chronique consacrée à ses enregistrements des deux versions orchestrales du Requiem de Gabriel Fauré qui dominent la discographie abondante de cette œuvre. (Clic) À 70 ans, le chef belge continue une carrière hors norme. En effet, son répertoire s'étend du baroque primitif joué sur instruments d'époque (assistant de Gustav Leonhardt et de Nikolaus Harnoncourt) jusqu'à la musique plus moderne comme celle de Mahler. La direction de Herreweghe reste attachante par le parti-pris de privilégier l'émotion et la spiritualité par rapport à des préoccupations musicologiques extrémistes concernant l'interprétation à l'époque baroque ou classique. Sa discographie dans tous les domaines atteste de cette préoccupation et demeure excellente si ce n'est de référence.
Pour cet enregistrement de 1990, Herreweghe a fait appel à trois chanteurs rompus au chant baroque, à savoir aux antipodes d'un certain maniérisme de la scène lyrique. La soprano Barbara Schlick a travaillé avec tous les chefs baroqueux, de Franz Brüggen à Ton Koopman en passant par René Jacobs. L'âge venu, elle demeure active comme pédagogue et conférencière incontournable de l'art baroque.
Quant au ténor Howard Crook, contemporain de Barbara Schlick, je pourrais faire un copier-coller concernant la carrière. Complice de Philippe Herreweghe, on le retrouve aussi auprès de  William Christie et de l'ensemble Les Arts Florissants.
Pour le baryton Peter Harvey, un peu plus jeune, je ne pourrais que me répéter. C'est un spécialiste de Bach.
Bien entendu, l'orchestre de La Chapelle Royale et le Collegium Vocale de Gant, fondés dans les années 70 par Herreweghe complètent cette distribution.
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Comme souvent chez Bach, l'effectif de l'orchestration n'est pas aussi précis que pour les partitions romantiques. Donc nous avons ici : 1 violon solo, 2x3 violons (1er et 2nd), 2 altos, 2 violoncelles, 1 contrebasse, 2 hautbois, 1 basson, 3 trompettes et un jeu de timbales. Pour le continuo : 1 basson, 1 violoncelle, 1 contrebasse (tous membres de l'orchestre principal) et un orgue positif. Un chœur mixte. Philippe Herreweghe n'utilise pas de trombones, respectant ainsi l'édition originale de 1713 et non celle de 1723 pour Leipzig.

Howard Crook et Peter Harvey
1 - Sinfonia : il existe un concerto pour violon et hautbois BWV 1060. Il est judicieux d'imaginer que la sinfonia introductive est le mouvement lent extrait d'un autre concerto inachevé ou perdu… Sur un ostinato affligé du continuo, le chant du hautbois surgit de manière poignante. Encore l'une de ses mélodies séraphiques et intimistes, l'une de ces mélopées dont Bach avait le secret et exprimant la douleur spirituelle. Une courte sinfonia qui introduit avec justesse le chœur à venir qui va évoquer l'affliction mentionnée dans le titre.

2 - Chœur : Toujours très inventif, Bach entre dans le vif du sujet avec un chœur divisé en deux parties pour chanter le double verset "Mon cœur était plein d'affliction / mais tes consolations délectent mon âme.". [2:55] De forme motet, le début, avec un simple accompagnement du continuo, chante de manière fuguée la mélodie à la fois plaintive et rythmée, reflet de la dualité des deux versets : la supplication et la foi réconfortante en la miséricorde. Philippe Herreweghe ne fait appel qu'à une vingtaine de chanteurs, ce qui allège la ligne de chant et favorise grandement l'intelligibilité du texte. [5:44] La seconde partie plus enjouée voit arriver l'intervention de l'orchestre. Son écriture est nettement plus polyphonique pour souligner le bonheur retrouvé.

Daniel dans la fosse au lion
3 – Air (Soprano) : [6:50] Le premier air soliste s'attarde sur la dimension éplorée de la cantate. Les quatre versets ne sont pas issus des Écritures saintes et sont : " Soupir, larmes, chagrin, détresse / Attente anxieuse, crainte et mort / Rongent mon cœur opprimé / Je ressens affliction et douleur". La soprano chante accompagnée du continuo, de l'orgue, mais aussi du hautbois qui reprend le ton méditatif et désolé entendu dans la sinfonia. Encore un passage d'une grande beauté, de profond recueillement. Barbara Schlick émeut par la fraîcheur séraphique de sa voix sans aucun vibrato ou lyrisme opératique hors de propos dans le chant baroque. Le tempo lent choisi par le chef est en parfaite adéquation  avec la déploration suggéré par le texte.

5 – Air (ténor) : Un récitatif et un air sont confiés au ténor pour poursuivre la partie sombre de l'ouvrage. [12:42] Le ténor assure un récitatif (4) puis cet air assez long dont les versets extrêmes sont : "Des flots de larmes amères / … /Où je vois le gouffre de l'enfer.", tout un programme. Howard Crook doit suivre une ligne de chant complexe qui rappelle ce que l'on peut entendre dans un oratorio. Le ténor Peter Harvey, à la voix assez légère, évite les outrances larmoyantes auxquelles le texte extrait du psaume 42 pourrait laisser libre cours. 
La première partie se termine par un chœur dans lequel intervient gaiment le hautbois et qui laisse entrevoir les réconforts sujets de la seconde partie. Je ne parlerais que de l'air de basse pour être complet, air qui est chanté en duo avec la soprano (la basse n'ayant pas d'air individuel).

8 – Air (Basse, soprano) : Bach imagine cet air comme un dialogue entre une âme et le divin (soprano vs basse) basé sur un jeu de questions réponses comme "Viens, mon Jésus, réconforter / Oui, je viens réconforter". L'accompagnement est assuré par le continuo seul pour ne pas gêner l'échange vocal qui par son côté théâtrale préfigure oratorios et passions. Peter Harvey campe le divin avec de nouveau un timbre léger plein d'aménité. Le chœur final (11) conclut l'ouvrage de manière victorieuse avec l'ajout des trompettes.

Nota : sur la pochette du CD, choix judicieux de "Daniel dans la fosse au lion" de Esteban Bartolome Murillo, peintre espagnol du XVIIIème siècle. La crainte dissipée par la prière et la confiance, sujet du récit biblique, sont bien en accord avec la thématique de la cantate…
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Le présent album est complété par la cantate BWV 42 merveilleusement chantée par l'alto Gérard Lesne et la basse Peter Kooy, deux comparses de grand talent de Philippe Herreweghe. D'ailleurs la vidéo est présente dans le catalogue YouTube, je l'ajoute en fin de chronique. L'ensemble forme une introduction idéale à l'univers très vaste des cantates. (Des intégrales de 60 CD environ existent. Harnoncourt & Leonhardt ou plus récemment Gardiner.)
Deux recueils de cantates intégrant la BWV 21, remarquables et surtout disponibles, sont conseillés. Le vol 1 d'une collection dirigée par Ton Koopman faisant appel à une authenticité plus radicale, mais sans perdre la spiritualité de la partition (Challenge – 6/6 - 3 CD). Et bien entendu, on dispose en album simple sous la baguette de Masaaki Suzuki. Le chef japonais, spécialiste reconnu de Bach, livre une interprétation secrète et lumineuse comme à l'accoutumée. Mais hélas, je trouve les coquetteries vocales de la soprano Monika Frimmer un peu trop compassées pour une œuvre sacrée du Cantor (BIS – 5/6). Prix modestes dans tous les cas.

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