- Mais M'sieur Claude ?
Une symphonie N°0, c'est un gag, une faute de frappe ? Bon vous allez
m'expliquer, sinon, de nouveau Bruckner, le symphoniste viennois…
- Non ce n'est pas un gag
Sonia, Bruckner a composé 11 symphonies, mais très exigeant avec son travail, il
en a retiré 2 de son catalogue, décision non justifiée pour celle-ci !
- Ah ? Et donc, les musicologues
et les chefs d'orchestre ont réhabilité cet opus alors. Il vaut le coup ?
- Une œuvre de jeunesse
composée entre les officielles 1ère et 2ème symphonies.
Oui, un ouvrage sympa qui préfigure le Bruckner des chefs-d'œuvre de la
maturité…
- Donc, 6ème
article sur ces symphonies de M'sieur Anton, la 0 au banc d'essai, et un chef italien déjà invité dans
une symphonie de Mendelssohn si j'en crois l'index…
- En effet mon petit,
l'une des meilleures versons modernes de cette œuvre un peu laissée de côté. Un
chef qui sait alléger le style "bourrin" parfois reproché à tort à Bruckner…
Caricature de Bruckner de 1886 |
Pourquoi
Anton Bruckner a rejeté cette symphonie à
la fin de sa vie ? C'est un mystère. De facture moins rugueuse que la 1ère
symphonie, moins ambitieuse dans la durée que la seconde,
composée avec habileté, elle trouve sa juste place dans le parcours du
compositeur. Si on ne peut pas tenir le même langage pour la symphonie d'étude
de 1863 assez gauche et portant le
N° 00, elle possède déjà toutes les caractéristiques du style romantique du
maître : polyphonie et contrepoint soignés, final fugué (comme la future 5ème),
scherzo plus audacieux que celui des partitions à venir, orchestration
rigoureuse inspirée de la technique en choral de l'orgue, et surtout, notamment
dans l'andante : de très beaux thèmes. Cette symphonie est de ces œuvres que
l'on mémorise facilement dès les premières écoutes. Elle peut même être une
bonne introduction à la musique de Bruckner.
Quand
on parle d'œuvre de jeunesse, tout est relatif car en 1869 Bruckner a 45 ans. Comme Brahms, qui ne l'aimait pas, il a
entrepris la composition de ses symphonies tardivement, faisant de ce travail
l'essentiel de son œuvre. Si on le considère de nos jours comme l'un des
symphonistes les plus éminents du romantisme tardif, il ne fut pas compris de
son vivant. Certaines partitions ne seront jamais éditées, et le compositeur
n'entendra jamais la plupart de ses ouvrages. Cette symphonie N°0 ne sera
créée qu'en 1924 par Franz Moißl à partir d'une édition
"bricolée" due à Josef Wöß.
Depuis 1968, on utilise une édition
plus authentique de Leopold Nowak qui
faisait autorité dans la restitution des partitions plus authentiques.
On
ne présente plus Bruckner dans ce blog, ce
billet étant le 6ème consacré au compositeur. L'essentiel de la
biographie de ce personnage énigmatique est à lire dans le premier article consacré
à la 5ème
symphonie (Clic). Oui énigmatique et hors de son temps :
introverti, timide, dépressif et donc un peu poivrot, mal fait de sa personne
et ne faisant rien d'efficace pour séduire… D'origine rurale, le brave Anton cultive les bourdes en société qui
en font la risée du tout Vienne de l'époque… Pourtant l'année 1869 est un bon cru : Bruckner subjugue l'Europe par ses talents
d'organiste et d'improvisateur, notamment à Nancy.
Comme
toujours pour Bruckner, la genèse de cette
symphonie et la rédaction de sa forme finale restent difficiles à cerner. Certains
musicologues spéculent sur l'existence d'ébauches entre 1863 et 1864, P-g Langevin, musicologue fiable,
l'évoque, mais on ne dispose d'aucun manuscrit musical pour l'affirmer
définitivement. De toute façon, il est très vraisemblable que comme à son
habitude, Bruckner aurait tout réécrit
à partir de 1865 pour achever une partition
exécutable en septembre 1866. Souhaitant
la faire interpréter, il présente son manuscrit au chef Otto
Dessoff qui reste dérouté par l'absence de thème émergeant dans
le premier mouvement et décline la proposition ! Pas de thème percutant : une entorse fatale à la forme
sonate à cette époque. Encore une désillusion pour Bruckner… Il la retouchera encore en 1869. Un quart de siècle plus tard, en 1895, il ressort sa symphonie des tiroirs alors qu'il a enfin terminé sa
monumentale et géniale 8ème et travaille sur la non
moins ambitieuse 9ème
que la mort l'empêchera de terminer. Considérant les vielles pages comme indignes
du sommet qu'il a désormais atteint, il écrit un "Zéro" rageur sur
la première page ! Ah les perfectionnistes !!!
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Il maestro italiano che ama i bambini, evidentemente |
Nous
avions déjà été à la rencontre du chef italien Riccardo
Chailly à la carrière exemplaire : Deutsches
Symphonie-Orchester Berlin (1982-1989),
Orchestre royal du Concertgebouw d'Amsterdam
(1988-2004) et depuis 2005 l'Orchestre
du Gewandhaus de Leipzig (Clic).
Parmi
sa prolifique discographie, le maestro a gravé entre 1984 et 1999 une
intégrale des dix symphonies de Bruckner.
De par les postes occupés, le cycle a été enregistré soit à Berlin, soit à
Amsterdam, orchestre d'un niveau supérieur bien entendu. Une intégrale de plus
? Donc superflue ? Et bien non, car les qualités de précision et de dynamisme
du chef tournent le dos à une tradition germanique encore parfois présente : pathos
wagnérien et mysticisme outrée. Bon, la hiérarchie habituelle de la discographie n'a pas été
bousculée par cette réalisation (Haitink, Wand, Jochum,
Celibidache…), mais il s'agit d'un très bon cycle toujours disponible, à prix imbattable…
Et
puis les enregistrements de la symphonie N°0 n'étant guère pléthoriques,
cette interprétation de haute volée de 1989
fût la bienvenue. J'avais aussi mentionné l'exceptionnelle interprétation de Riccardo
Chailly de 1993, à Amsterdam, de
la symphonie N°2
de Mendelssohn dans une chronique dédiée à cette œuvre (Clic).
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Bruckner dans ses cinq premières symphonies restera fidèle à
l'orchestre Beethovénien : 2/2/2/2, 4 cors, 2 trompettes, 3 trombones, timbales
et cordes. 4 cors, comme dans la 1ère symphonie, et non 2 ou 3, une innovation qui annonce les cors par 8 des
trois dernières symphonies.
Otto Dessoff |
1 – Allegro : Une petite
marche bien scandée aux contrebasses et, cinq mesures plus tard : exposé d'un motif
frémissant aux violons… Par d'erreur, une introduction brucknérienne typique. Cet
ensemble de mesures est repris derechef avec quelques notes de cuivres pour épicer le
propos. Otto Dessoff ne trouvait pas
le thème ? Évidemment, contre toute attente, il faut le chercher dans cette association de motifs combinant deux lignes mélodiques. Bruckner
raffole déjà des thématiques longues mais "sécables". Ce thème, car
s'en est un à sa manière et à mon sens, rappelle l'intérêt du compositeur pour l'univers
romantique et épique. Langevin parle donc de groupe et non de thème et en
déduit une faiblesse dans la composition. Je ne partage pas trop cette opinion respectable. Bruckner va explorer un mode de
composition différent de la forme sonate académique avec son intro, ses thèmes A et B, etc. De
fait, la musique échappe à un carcan, déroule des "groupes" mélodiques
assez variés, alternant héroïsme et poésie bucolique. Rien de mystique dans ces
pages. [1:01] Un court choral de cuivres avant l'exposé d'une seconde idée sans motif très
défini mais élégiaque (ré mineur) peut faire songer à une technique héritée des
poèmes symphoniques d'un Liszt.
[3:04] Encore une nouvelle mélodie inattendue et lyrique avec un chatoyant
dialogue concertant des bois (belle prise de son). Bruckner
nous ballade au sens propre dans une forêt viennoise. On peut considérer le
passage comme le développement d'un mouvement de sonate, sans doute, mais
quelle fantaisie dans l'exploitation des matériaux mélodiques… [7:10] Le chant
des flûtes et du hautbois préfigure les murmures de la forêt du Siegfried de Wagner
achevé en 1869, Wagner
que Bruckner admirait tant.
[9:24]
Un retour du premier groupe (règle sonate somme toute respectée) va introduire
un second développement aux accents énigmatiques suivi d'une coda [12:34] avec
son crescendo conclusif, énergique, élaboré à partir de la seconde phrase mélodique
exposée aux violons lors de l'introduction. Beau souci de rigueur dans la construction.
Furie de cuivres ultime : signature du style du compositeur présente quasiment dans toutes
les codas des allegros introductifs. Elle disparaitra uniquement lors de la réécriture de la 8ème
symphonie… Riccardo Chailly
n'appuie jamais le trait avec brutalité, requiert des tempos retenus qui laissent
les dialogues de l'harmonie s'épanouir en évitant leur étouffement trop
fréquent par la masse des cordes. Une œuvre qui a trouvé son interprète.
2 – Andante : [15:25] Ô oui, que Josef Wöß a eu raison de passer outre
l'autodafé de Bruckner sur sa propre
musique et de la réhabiliter, ne serait-ce que pour ce magnifique et tendre andante.
Le mouvement lent dans l'art du compositeur se révèle la clé de voute de ses œuvres
symphoniques, le temps et l'espace où se conjuguent l'intime et la réflexion ; réflexion
métaphysique et mystique dans les cinq symphonies de la maturité pour ce
chrétien fervent. Ici moins de religiosité mais un épisode rêveur. Une grande
phrase sereine aux cordes initie le mouvement. Un dialogue des bois, coloré et
nocturne, la prolonge et annonce un premier développement. [17:38] Une mélopée
martiale aux violons énonce une seconde idée charmeuse et bucolique. Rien que
pour ce beau thème, la symphonie se devait d'exister. Si nombre de compositeurs
mineurs du XIXème siècle avaient écrit ne serait-ce que cet andante,
on ne les aurait pas oubliés… L'andante va se prolonger par épisodes successifs
dans un esprit de rayonnement lumineux insufflé par les thèmes initiaux. Riccardo Chailly fait de nouveau chanter les
bois et les cordes avec clarté, soulignant ainsi à merveille la douce et riche
polyphonie imaginée par Bruckner.
Mais pourquoi diable avoir jeté ces pages aux orties en 1895 ?
3 - Scherzo : Presto –
Trio
: Langsamer und ruhiger : [29:10] Les
amateurs de Bruckner sont habitués à ses
scherzos assez vifs, un peu longs, à la thématique bien marquée, mais d'une
symétrie pendable de monotonie : Scherzo – Trio – Scherzo da capo à la
quadruple croche près ! Curieusement dans cette symphonie posthume qui ne fut
pas charcutée inconsidérément par des élèves ou des conseillers généreux mais
attachés à la forme comme une fin en soi, Bruckner
compose cet intermède de façon plus
libre et surtout plus brève… La vivacité trépidante du scherzo nous prend à
bras le corps. La musique jaillit, syncopée, farouche, empreinte de chromatisme
mais surtout dépêtrée des redites trop souvent critiquées car critiquables
présentes dans les symphonies ultérieures. [31:25] le trio apporte un intermède
galant et poétique dans laquelle s'étire une mélodie gracieuse illuminée par un
dialogue de bois et de pizzicati surgi d'une légende de la forêt viennoise. [33:20]
Le scherzo fait son retour, mais là est la surprise : une coda frénétique,
presque diabolique, termine vaillamment ce scherzo de 7 minutes. Dans une des 8
éditions de la 3ème
symphonie, cette coda fantaisiste existait, mais très peu de chef
l'exécute (Haitink à Vienne).
4 - Finale : Moderato – Allegro vivace : [35:58] Par
ses dimensions et sa richesse, le final préfigure encore plus que les mouvements
précédents la maîtrise de la complexité qui fera de Bruckner
le symphoniste le plus marquant de l'ère romantique finissante et le roi du contrepoint
hérité de Bach. Une introduction
lente assure la transition avec l'exaltation du scherzo, un instant de repos
avant les hostilités. De longues phrases aux cordes et un scintillement des
bois. [37:04] Un premier thème, vigoureux et sévère, porté par un choral de cuivres
émerge de la tranquillité. Le grand Bruckner de la future 5ème symphonie prend son élan. Il développe sa musique avec ce mélange de rusticité et de bonhomie
qui le caractérisent. [38:33] Second thème plus joyeux et inhabituel par sa
facétie chez ce compositeur. La suite : un travail contrapuntique qui aurait
déjà fait entrer l'homme dans la légende : écoutons ces échanges sur plusieurs
voix entre les divers pupitres. (Technique de la registration appliquée avec
talent par Bruckner l'organiste.) Riccardo Chailly poursuit son travail de
clarification : pas de tutti tonitruant au bénéfice de la mise en place aérée de
cette musique foisonnante et énergisante.
On
trouve ce disque en album séparé chez quelques vendeurs. Sinon l'intégrale de
bon aloi le propose et reste disponible chez DECCA. Autre disque d'un intérêt certain, celui de Daniel Barenboïm avec le superbe Orchestre symphonique de Chicago. Un album
isolé de sa première intégrale, la meilleure (DG – 4/6).
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