Bertrand
Tarvernier aura adapté deux romans noirs américains au cinéma, DANS LA BRUME
ELECTRIQUE (2009) écrit par James Lee Burke, et COUP DE TORCHON (1981), d’après
le roman de Jim Thompson 1275 ÂMES.
Accessoirement,
ce livre est aussi célèbre pour porter le n°1000 de la Série Noire Gallimard.
Jim
Thompson est né en 1906, son père était shérif. Ca ne s’invente pas. Les cinéastes
se sont bien servis dans ses publications, Sam Peckinpah avec GUET APENS, Alain
Corneau avec SERIE NOIRE, récemment Michael Winterbottom avec l’excellent THE
KILLER INSIDE ME, du non moins excellent roman éponyme (qui d’ailleurs rappelle
celui-ci par son shérif psychopathe). Thompson apparait aussi aux génériques de
deux films de Stanley Kubrick, comme dialoguiste additionnel sur L’ULTIME
RAZZIA (1956) et co-scénariste sur LES SENTIERS DE LA GLOIRE (1957) pour lequel
il n’a pas fait grand-chose, Kubrick ayant été bienveillant, lui fournissant
une fiche de paie, suite à un accrochage contractuel sur le précédent film.
1275
ÂMES (POP. 1280 en anglais, oui, vous remarquerez qu’en VO il y a 5 habitants
de plus…) est sorti en 1964. C’est un des plus fameux Romans Noirs qui soit, et
même si on connait l'excellente adaptation de Tavernier, faire l’impasse sur le bouquin serait
criminel. Comme pourrait le dire son héros, le shérif Nick Corey : je ne dis pas que ce serait mal de ne pas le lire, mais disons que ce s’rait pas bien non
plus…
Il
est comme ça, Nick Corey, à jamais savoir quoi faire, quoi dire. Il est shérif
de Pottsville. On est en 1910, au Texas. L’autorité n’est pas son fort. Il se
fait emmerder par tout le monde, sa femme d’abord, et son débile de frangin. Et
par les administrés, qui se foutent de lui. Seulement voilà, les élections
approchent. Ce serait bien d’être réélu, pour continuer à jouir des avantages.
Il demande conseil au shérif voisin, Ken Lacey, une brute prétentieuse, qui s’enorgueillit
de pouvoir éliminer tous les parasites. Alors la petite graine germe dans le
cerveau de Nick Corey. Se débarrasser des gêneurs (à commencer par deux
maquereaux du coin) mais faire en sorte que d’autres
soient suspectés à sa place…
Et
pour ça, Nick Corey a une tactique particulière. La rhétorique. Il enfume les gens. Le livre
est extrêmement dialogué. Les mots sont importants. Surtout que ce sont ceux de
Corey, c’est lui le narrateur. Il saoule ses adversaires, se
plaint, se rabaisse, ce qui fait grandir le sentiment de puissance
de ses interlocuteurs, dont l’orgueil s’emballe. Comme Ken Lacey, qui va se
vanter auprès de tous que lui, il saura faire le ménage. Et quand on retrouve les cadavres des deux maquereaux, forcément, les gens causent. Et le débonnaire
Nick Corey dira à Ken : « t’as tellement dit à tout le monde
ce que tu allais faire, que moi, j’crois bien que tu l’as fait. T'es un homme de parole. Un vrai chef. Sinon, pourquoi
tu aurais été te vanter… ». Et l’autre est coincé.
Il
y a une autre grande scène, sur le parvis de l’église, à la sortie de la messe.
Corey vient en aide à Sam Gaddis, l’autre candidat à l’élection de shérif. Il harangue les fidèles. Cet homme est formidable, il sera un bon shérif, ayez confiance en lui,
dès qu’il aura répondu aux rumeurs dégueulasses qui trainent. Et l’autre :
hein, quoi, quelles rumeurs ? Et hop, la p’tite graine est semée. Et Corey
de poursuivre : c'est ignoble ce qu'on raconte, personne ne peut croire que t’as violée une p'tite négresse
de 5 ans, personne, un bon chrétien comme toi, alors dit-le que c’est pas vrai, et qu’on en
finisse…
La
scène est énorme, fabuleuse, un long crescendo qui passe du cocasse à l’horreur pure. Corey sous ses airs de simplet de village fait
des ravages. Il divise pour mieux régner. Plus le roman avance, plus Nick Corey s’affirme comme un ange mystique œuvrant pour la justice du Seigneur. Mais il a d’autres problèmes sur
le dos. Sa femme Myra, une harpie qui l'humilie sans cesse. Et ses maîtresses, dont Rose Hauck, et son mari possessif, raciste, qui fait tache dans le tableau. Et puis Amy, celle-là il l'aime vraiment, il a failli l'épouser. Et il en pince encore... Car Corey est un queutard invétéré. Et ça baise dans ce roman, oh la vache, plus que dans le film ! Thompson aligne les scènes de coups de reins que c'en est surprenant. Bref, toutes ces liaisons secrètes, c'est trop compliqué à gérer, difficile d'être partout à la fois, et là aussi il va
falloir faire le ménage.
On
est au croisement de LF Céline et Feydau. Une vision nihiliste de l’humanité,
une noirceur d'âmes, et la pure mécanique vaudeville. Une bouffonnerie, on s'accroche à sa fonction, sa petite carrière, sa respectabilité de surface. L’humour est omniprésent, par la truculence du langage,
des dialogues, du style, par les situations mêmes. Mais un humour très noir. Jim
Thompson va très loin. On patauge dans l’immoralité, la vulgarité, le cynisme,
la corruption, le racisme, la violence. Roublard, rusé, au départ, Corey s’empêtre
dans ses mensonges, se crée plus de problèmes qu’il n’en résout. Thompson, en
(très) bon auteur de polar n’oublie pas le suspens, les rebondissements, les témoins
de dernières minutes, les coups du sort. Jusqu'à la dernière ligne.
1275
ÂMES est un roman proprement hallucinant, il n’y a pas une virgule en trop. La fin
diffère beaucoup du film (Tavernier avait transposé l’action en Afrique,
supprimé et rajouté des personnages) elle nous laisse sur le flanc, avec cette
ultime réplique d’un Nick Corey tiraillé de toutes parts, ange exterminateur, qui se répand en boniments face un détective privé qui lui cherche des noises, et conclut d'un lapidaire : « ce que je vais faire ? eh ben j’en sais rien du tout »…
Ah ! Ce Coup de Torchon... Quel film !!!
RépondreSupprimerSi le bouquin est encore mieux alors là...