- Mais M'sieur Claude ? La
pochette de ce double album ne mentionne pas une œuvre appelée "Jeux"
?
- Oui Sonia, comme s'il
n'y avait pas eu de place en dessous de Danses… pour marquer le titre de ce
ballet ainsi que "Ronde de Printemps" !!! Débile !
- Malgré ce défaut de
présentation, je suppose que ces disques gravés par Pierre Boulez il y a
cinquante ans sont excellents !!
- Oui et peut-être même
plus impliqués que les remakes des années 90 avec le bel orchestre
de Cleveland, des interprétations plus (trop ?) sages…
- Je n'ai pas trouvé cette
œuvre souvent au programme des ballets depuis
des décennies ? Bizarre ! Sans intérêt cette musique ? Vous connaissant je ne
pense pas…
- Non magnifique de
modernité et d'humour, mais absolument indansable☺, je vais vous raconter tout cela, l'important en été est d'écouter à la fraîche…
Sarrusophone |
Tamara Karsavina, Vaslav Nijinsky et Ludmila Schollar Jeux, 1913. Photo de Charles Gerschel |
Il
faut nous replonger dans la fabuleuse époque au début du XXème
siècle où chaque année les ballets
russes tenaient la vedette au Théâtre des Champs-Elysées avenue Montaigne. Et
cela lors d'une tournée européenne, sachant que Paris sera un passage obligé de
1909 à 1929, sauf pendant les quatre années de la Grande Guerre où seule l'année 1917 sera bien une étape avec notamment Parade de Satie.
Évoquer cette
saga des ballets
russes n'est pas un scoop dans le blog. Je cite Préludes à l'après-midi d'un Faune
de Debussy (1912), le célèbre scandale du Sacre du
printemps de Stravinsky
(1913) ou encore Daphnis
et Chloé de Ravel
(1912), trois exemples : 3 articles à retrouver dans l'index (Clic).
Une constante dans cette période : les compositeurs les plus modernistes, les
peintres comme Picasso, Delaunay, Matisse, Braque, Utrillo, etc. (n'en jetez plus) pour
les décors et tant d'autres créateurs pour les costumes seront sollicités par Serge Diaghilev, seul patron avant Dieu
de ce corps de ballet créé en 1907, troupe qui disparaîtra avec son fondateur en 1929.
Une explosion artistique d'avant-garde comme la France n'a plus connue depuis !
Depuis
1910 Debussy se sait condamné par le cancer.
L'homme est volontaire et va survivre 8 ans à la maladie sans vraiment lever le
pied, sauf dans sa dernière année de souffrance. En 1913, Diaghilev
commande au compositeur un ballet. Debussy
n'aime pas le mot, et reste pour le moins dubitatif face à l'argument suggéré. Diaghilev est l'amant de Nijinski son
chorégraphe et danseur étoile. Il a un fantasme : faire l'amour avec deux éphèbes
! L'époque n'est pas plus pudibonde que de nos jours sur le sujet des
excentricités sexuelles, mais quand même…
Debussy n'a peur de rien, mais ce triolisme masculin le
laisse circonspect. Il modifie le livret : une balle de
tennis perdue va servir de trait d'union entre les jeux de l'amour et du hasard
entre un bellâtre et deux jeunes filles qui jouent au tennis. Poursuite dans
les bosquets, marivaudages et jalousies vont nourrir son imagination.
On
croit souvent que Debussy a écrit le "ballet" Prélude à
l'après midi d'un faune spécialement pour Diaghilev. Et bien non ! Le célèbre morceau inspiré d'un poème de Mallarmé, d'une dizaine de minutes,
datait de 1892-1894. En 1910, Nijinski arriva à persuader un Debussy réticent de le laisser
chorégraphier cette musique pour le moins lascive, afin de mettre en valeur ses
techniques de danse très explicites dans leur sensualité. La fin exprimant
très clairement l'atteinte de l'orgasme tant attendu par le faune lutinant
(voire plus) des nymphes. La première donna lieu à un joyeux chahut dans la salle…
Jeux
sera donc le premier et unique "ballet" de la plume de l'auteur de La Mer.
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Jeux,
pastel de Valentine Gross, 1913
|
La
partition est terminée assez rapidement et Nijinski se creuse la tête pour
mettre au point une chorégraphie où se mêlent sans grande logique les "rythmiques"
imaginés par Emile Jaques-Dalcroze
que Nijinski aimait mettre en pratique,
des mouvements et gestes propres à la pratique du tennis, et la danse académique avec les deux jeunes filles
qui font les pointes, mais pieds parallèles… En un mot : une chorégraphie
plutôt confuse que Debussy n'aime pas. La
première a lieu en mai 1913. Seule
la musique de Debussy marque les esprits
et restera une pièce de concert. Pierre Monteux
a réussi à maîtriser des musiciens désorientés, comme il va le faire peu de
temps après pour le Sacre, partition aux accents
barbares et sacrificiels, le chef d'œuvre farouche et scandaleux qui va faire oublier
rapidement Jeux qui désertera les
scènes de danse.
Le
ballet d'une durée de 18 minutes environ résonnera comme un long mouvement lent et diaphane
lors de la première écoute par ceux qui ne le connaisse pas. On pourra penser
que pour un tel climat noctambule (pas nocturne), Debussy
limite son orchestration. C'est tout l'inverse, l'orchestre fait appel à un
nombre d'instruments qui offre une palette hallucinante de timbres : 2
piccolos, 2 flutes, 2 hautbois, cor anglais, 2 clarinettes, clarinette basse, 3
bassons, 1 sarrussophone, 4 cors, 3 trompettes, 3 trombones, 1 tuba, timbales, triangle, tambourin,
xylophone, cymbales, célesta, 2 harpes et des cordes.
-
Heuu… M'sieur Claude, mais c'est quoi un sarrussophone ? C'est fabriqué dans la Sarre ou en Russie, hi hi…
- Un contrebasson en
cuivre Sonia, avec une anche double, on utilise ce drôle d'engin au son ingrat dans
les fanfares municipales, et encore. Une idée insolite de Debussy comme souvent…
Portrait de Nijinski dans Jeux (Roberto Montenegro, 1913) XXXXX |
Les
premiers accords des bois, entendus avant l'intervention ludique du xylophone
et du tambourin, éclairent la scène d'une lumière crépusculaire mais distille aussi
une ambiance de sensualité bien en rapport avec les désirs frivoles et libertins
des jeunes gens. Le cloisonnement du discours musical imposé par les nécessités de plaquer les éléments chorégraphiques
entraîne une fantaisie débridée du récit, un puzzle symphonique. On doit se laisser
porter par cette cocasserie sans chercher un fil conducteur mélodique rigoureux. Debussy insuffle cependant des leitmotive scandés
pour assurer une cohérence à sa musique. La discontinuité et l'asymétrie ne sont
qu'apparentes. Elles sont réelles en termes de structure polyphonique, par contre l'auditeur participe à un voyage capricieux à travers un caléidoscope de couleurs et de
timbres, on pourrait parler de kyrielle au sens strict, mais en appliquant le mot à une succession de blocs de sonorités féériques. On entendra par moment des réminiscences de jeux
de vagues tirées de La Mer
ou des sonorités bizarres qui renvoient au Pelleas
et Mélisande de Schoenberg
de 1902. Les successeurs de Debussy de notre temps n'oublieront pas ces facéties tonales et harmoniques échappant à toutes règles enseignées au Conservatoire avant la seconde Guerre…
Passionner
l'auditeur exige de la part du chef d'orchestre un souci de clarté absolue pour
mettre en relief chaque "phénomène sonore" puisque l'on ne peut plus
parler de thématique au sens premier.
Pierre Boulez a enregistré deux fois au disque Jeux. En 1966 avec le New Philharmonia
(que nous écoutons) et en 1995 avec
l'orchestre de Cleveland. Les deux gravures
sont des références, on s'en doute, le maestro excellant dans la recherche de
la limpidité. Boulez souligne toutes les subtilités de l'écriture et détaille avec minutie le discours, mais sans disloquer la cohésion liant les péripéties musicales, ce qui nuirait à la poésie nocturne et drolatique du récit d'essence
chorégraphique. Il existe d'autres belles versions : Haitink, Martinon, Celibidache.
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Je suis une bille en musique classique mais ce CD intègrera ma maigre collection actuelle. Pierre Boulez est originaire d'une petite ville à 50 bornes d'où je crèche. Et par le plus grand des hasards je l'ai rencontré et pu discuté avec lui il y a une quinzaine d’années. Un vrai personnage de chef d’orchestre.
RépondreSupprimerAvoir le coup de foudre d'emblée pour Jeux de Debussy me semble incompatible avec l'expression "une bille en classique". Œuvre géniale mais pas aussi aisée à écouter que les quatre saisons de Vivaldi…
SupprimerOui, un double album remarquable avec les must de Debussy… Tout ce qu'a écrit Debussy pour l'orchestre occupe 4 CD. Cette intégrale avec divers morceaux sympas mais plus dispensables est disponible en deux doubles albums sous la houlette de Jean Martinon.
Tu a connu du beau monde :o)
Debussy ! Le top de la musique française du début du XXe siècle. Rien que les "Préludes à l'après midi d'un faune" vaut son pesant de cacahouètes.Le pauvre Nijinski qui sera le faune et qui finira complètement marteau! Il y a longtemps, je suis allé au cimetière de Montmartre sur sa tombe, le gisant est magnifique, avec une statue du danseur assis en tenue du ballet "Petrouchka".
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