- Ah M'sieur Claude, après des articles sur un livre autobiographique de
la courageuse pianiste Zhu Xiao-Mei et sur le film positiviste Demain,
retour "classique", déjà avec le RIP Boulez la semaine passée…
- Oui ma petite Sonia. J'ai reçu ce très beau cadeau pour Noël : un
coffret de cinq CD de concertos, de Mozart à Prokofiev, par l'inséparable
duo Argerich-Abbado, une merveille !
- Tant que ça ! Et pourquoi avoir
porté votre choix sur un concerto de Beethoven ?
- Trois raisons : ce concerto est mon préféré des cinq écrits par Ludwig
van, l'interprétation est souveraine, et plus concrètement la vidéo
YouTube est dispo…
- Je pense aussi, vous connaissant, que c'est un ouvrage marquant ?
- Oui, on peut le considérer comme le premier concerto d'esprit
romantique, il est d'ailleurs contemporain de la Symphonie Héroïque, mais
Mozart avait initié le mouvement…
Martha Argerich et Claudio Abbado (Salle Pleyel - 2013) |
Les deux artistes ont déjà fait la une du blog. Lors d'une confrontation au
sommet sur les interprétations de la
Sonate en si mineur
de
Liszt,
Martha Argerich
était opposée à
Kristyan Zimerman. J'avais à l'époque souligné les caractéristiques du jeu de la grande
Martha : fougueux, précis, sans concession aucune vers l'hédonisme,
l'antithèse de l'approche parfois sirupeuse de cette sonate romantique.
(Clic)
Quant à
Claudio Abbado, six articles lui ont déjà été consacrés : son RIP en janvier
2014 et des interprétations
comme chef seul :
Mendelssohn,
Moussorgski
(la nuit sur le mont chauve
dans sa version originale) ; ou comme accompagnateur d'Isabelle Faust
dans les
concertos
de
Berg
et
Beethoven, de la toute jeune
Yuja Wang
dans le
3ème concerto
de
Prokofiev
et enfin de
Friedrich Gulda
dans quatre concertos de
Mozart, une gravure des années 70 d'anthologie… Tous les liens sont dans l'Index. Son style reposait sur une grande fidélité au texte, des tempos retenus,
le rejet du pathos, un sens aigu de l'articulation. On lui a parfois
reproché un manque d'engagement et d'énergie. Mouais, ça se discute. Sa
gravure de la
1ère symphonie
de
Brahms
est au programme du blog en 2016.
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Avant de rentrer dans le vif du sujet, quelques mots sur le contenu de ce
coffret. Sa parution vise plusieurs publics. Les fans des artistes bien
entendu, mais aussi les mélomanes qui souhaiteraient découvrir l'univers du
concerto pour piano classique à travers un programme éclectique. À tous les
coups, un ensemble que je glisserai dans ma valise pour mes séjours
montagnards. Voici la liste
des œuvres proposées :
- CD 1 :
Prokofiev
: Concerto N° 3 ;
Ravel
Concerto en sol (1967 en studio)
- CD 2 :
Chopin
: Concerto N°1 (1968) ;
Liszt
: Concerto n° 1 (1968) ;
Ravel
: Concerto en sol (1988 en live)
- CD 3 :
Tchaïkovski
: Concerto N° 1 (1995 en live)
- CD 4 :
Beethoven
: Concerto N° 3 (2004 en live) et N° 2 (2000 en live)
- CD 5 :
Mozart
: Concertos N° 25 & 20 (2013 en Live)
Avec le
Symphonique de Londres, le
Philharmonique de
Berlin, l'orchestre du
Festival de Lucerne
et le
Mahler chamber orchestra… Qui dit mieux ?
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J'ai évoqué Mozart avec Sonia sans préciser que je songeais au
24ème concerto
commenté récemment sous les doigts de
Mitsuko Uchida
(Clic). L'un des deux seuls concertos en mode mineur, au climat tragique, écrit
dans le début des années difficiles de la fin de vie de
Mozart.
Mozart
ouvrait la voie à des compositions très psychologiques, intimes, reflet
d'état d'âmes anxieux. Nous étions en
1786,
Beethoven
fêtait ses 16 ans et ambitionnait l'écriture de concertos pour piano,
l'instrument dont il était virtuose. Trois concertos vont voir le jour en
1784,
1795 et
1798. Celui de
1784 est un travail
d'adolescent lorgnant vers
Haydn
(son professeur avec lequel les relations sont conflictuelles) et hors
catalogue (n°0). Les deux suivants, plus matures sont à l'évidence
influencés par ceux de
Mozart. (Le N° 1 est en fait le n°2 et inversement).
Beethoven
est en pleine santé, les deux ouvrages sont d'importance, imaginatifs, et
gorgés d'optimisme.
1803
: l'année charnière voire maudite dans la vie de
Beethoven. L'homme commence à souffrir de surdité et écrit le
Testament de Heiligenstadt, une
lettre destinée à ses frères et exprimant son désespoir face à ce début
d'infirmité - la pire pour un musicien -, ses angoisses et ses pensées
dépressives. Le courrier ne sera jamais envoyé, sa possession est un miracle
pour comprendre comment le compositeur va réagir, contrecarrer avec vigueur
ce destin dramatique. En cette année, vont être créés ce
3ème concerto
sur lequel le maître travaille depuis plusieurs années et la
symphonie n°3 "Héroïque".
Beethoven, par la puissance émotionnelle et la dimension des deux partitions,
pulvérise la forme classique et invente le romantisme musical. Jusqu'en
1827, année de sa mort, les
chefs d'œuvres vont s'accumuler, la musique n'étant plus seulement vouée à
divertir mais à exprimer les émotions les plus intérieures.
Beethoven
va influencer tous les grands maîtres du XXème siècle, de
Berlioz
à
Bruckner
en passant par
Wagner, Brahms
et
Schumann…
Testament de Heiligenstadt |
Donc, achevé et créé en avril
1803, en même temps que la
seconde symphonie, le
concerto
est accueilli fraîchement par la critique qui lui préfère les œuvres
précédentes de facture plus classique. La
première symphonie
peut être attribuée en toute bonne fois à
Mozart
par un non spécialiste.
Le concerto est dédié au prince
Louis-Ferdinand de Prusse (1772-1806), excellent pianiste et élève de
Beethoven, les deux hommes ayant le même âge. On lui doit même quelques œuvres
intéressantes.
Le concerto est composé en
do mineur, une tonalité grave,
et donc une exception dans l'œuvre concertante de
Beethoven. L'orchestration est celle rencontrée dans les symphonies : 2/2/2/2, 2
cors, 2 trompettes et timbales. Il comporte les trois mouvements usuels de
la forme.
1 - Allegro con brio
: (avec cadence de Beethoven) :
quelques accords hésitants et sombres, cordes dans le grave alternant avec
les bois, des notes scandées aux timbales pour gagner en gravité. Les
violons ébauchent un premier
thème nostalgique. L'introduction expose une longue phrase héroïque. La
parenté avec le
24ème concerto
de
Mozart, le parallèle dans l'expression de l'angoisse est évidente.
Beethoven
construit ce début viril via une grande variété dans le dialogue entre
l'harmonie et les cordes. Le grand
Beethoven
vient de naître, celui des
œuvres romantiques, exaltées et tourmentées. [3:21] Le piano fait son entrée
vaillamment en enchaînant trois arpèges ascendants couvrant trois octaves.
Ce qui va suivre tente de contredire le climat dramatique de l'introduction
par un dialogue ardent entre le piano, et l'orchestre. À noter la volubilité
de cet orchestre qui n'est pas qu'un accompagnateur. Non chaque pupitre se
voit attribuer de courts solos et devient ainsi acteur à part entière du
discours musical. Un tel traitement instrumental est tout à fait inédit.
Claudio Abbado
et la prise de son raffinée mettent parfaitement en avant cette
particularité, cette complicité concertante.
Martha Argerich
adopte le jeu qui est le sien : un touché volontaire, assumé, un
legato-staccato équilibré. [12:18] La cadence de
Beethoven
d'une difficulté inouïe s'écoule avec force et subtilité, transparence et
tendresse, un jeu détaillé qui magnifie cette page de piano pur et
contrasté, un moment privilégié et intime au sein du concerto. [15:16]
De ténues coups de timbales
annoncent une transition vers la coda d'une grande poésie. L'expressivité
sans relâche obtenue par le chef et la soliste semble raccourcir le
mouvement. Il n'en est pourtant rien (16'11" : exactement comme
Kempff). Seule la passion qui anime cette interprétation et évite
le moindre passage à vide suggère cette impression.
Louis Ferdinand de Prusse (Jean-Laurent Mosnier, 1799) |
2 – Largo
: Après l'expansif et épique allegro,
Beethoven
souhaite à l'évidence poursuivre par un mouvement lent empreint de
recueillement mais sans tristesse. Il retient un tempo très lent et priant
de largo, mais une tonalité relativement optimiste de mi majeur. Ce largo
d'une grande spiritualité se classe parmi les pages les plus émouvantes
écrites par le compositeur. Le piano se fait entendre, seul, pour débuter le
morceau. Des notes isolées, vacillantes, un climat nocturne. [1:22]
L'orchestre fait son entrée en déroulant une immense phrase élégiaque
marquée par des traits répétés et descendants aux cordes graves, signature
douloureuse de ce largo. Une mélopée infiniment poignante mais sereine.
Beethoven
joue admirablement sur les ambiguïtés entre des sonorités rêveuses et
tranquilles et d'autres plus fiévreuses. Le développement, comme dans
l'allegro, va libérer les instruments de la petite harmonie comme
l'enchanteur solo de flûte soulignant les ondoiements en forme de ballade du
piano [4:21].
Martha Argerich
caresse chaque note dans un phrasé d'une ductilité absolue. Quant à
Claudio Abbado, il détaille avec gourmandise
le jeu raffiné de chaque
instrument du
Mahler
Chamber
Orchestra. L'étagement des plans est souverain, la présence des bois parfaitement
réaliste. Il me semble que le chef n'ait pas surchargé de cordes
surabondantes l'effectif. Quelle transparence ! Les deux artistes révèlent
Beethoven dans sa quintessence : un esprit romantique baigné dans une clarté héritée
de l'âge classique. Le largo s'éteint dans un songe…
3 – Rondo – Allegro
: Pour son final,
Beethoven
opte pour de nouveau le do mineur mais aussi pour un tempo allègre qui
semble, dès les premières mesures, chercher à redonner un peu plus de joie
et de confiance en l'avenir dans l'ouvrage. Le piano, rapidement suivi de
l'orchestre, virevolte gaiement dans la première partie. On écoute quasiment
un perpetuum mobile.
Beethoven
imagine cependant de nombreuses surprises, des changements de rythmes et des
variations diverses. De nouveau les bois apportent des couleurs
chatoyantes, introduisent les réexpositions. La coda gagne en rapidité puisque notée
presto. Le mouvement se précipite vers le point d'orgue avec une vitalité
qui témoigne peut-être du désir de surmonter les épreuves par
Beethoven
: une forme d'écho musical au
Testament de Heiligenstadt qui
ne fut pas suivi d'acte irréversible, mais au contraire par une puissance
créatrice échevelée, ce concerto étant une pierre angulaire de cette
volonté.
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Je n'aurais pas de mal à vous persuader que tous les pianistes ont
enregistré ce concerto dès l'invention du phonographe…
Donner une discographie exhaustive et objective est impossible. Si le reste
de ce coffret ne vous passionne pas ou fait double ou triple emploi sur vos
étagères, voici quelques idées parmi mes gravures favorites.
J'ai découvert le concerto avec l'intégrale fétiche des années 60 :
Wilhelm Kempff
au piano
(Clic)
et
Ferdinand Leitner
dirigeant la
Philharmonie de Berlin
à l'époque
Karajan. Ce chef un peu oublié
peut sembler manquer de panache et de souplesse. Une interprétation
grandiose cependant qui regarde vers le concerto
l'"Empereur". La transition entre la cadence et la coda de l'allegro provoque des
fourmis dans le dos (Dgg –
5/6).
La collaboration entre le jeune
Maurizio Pollini
et
Karl Böhm
intervient au moment où le jeune pianiste fougueux et le maestro âgé sont au
top de leurs carrières respectives. Le tempo allant et la couleur
mozartienne de la
Philharmonie de Vienne
voulue par le maestro ne masquent en rien l'énergie révolutionnaire de
l'œuvre. Le largo atteint une hauteur spirituelle hors norme (Dgg
– 6/6). Maurizio Pollini
enregistrera de nouveau ce concerto avec son ami
Abbado
quelques années plus tard à Berlin, en
1995, une gravure très sage et
un peu lourde qui ne fera pas autant l'unanimité, dommage.
J'avais évoqué une forme de noblesse digne de Visconti dans le commentaire
sur le
5ème Concerto "Empereur" à propos de l'interprétation de
Arturo Benedetto Michelangeli
et
Carlo Maria Giulini
conduisant l'orchestre symphonique de Vienne. Dans cet autre album réunissant les
1er
et
3ème concertos, une direction contrastée et épique et une partie de piano dans laquelle
souffle un vent de passion constitue une sorte de référence (Dgg
– 6/6).
Pour ceux qui vont penser que j'ai des actions
Dgg, je me dois de rappeler
qu'en fin de carrière le pianiste
Alfred Brendel
a gravé en 1999 un testament
beethovénien avec la complicité du chef
Simon Rattle
à la tête de la
Philharmonie de Vienne. L'alchimie entre les deux hommes offre une interprétation décoiffante.
Brendel
adopte un jeu hyper contrasté qui souligne à merveille les affres du
compositeur (Philips– 6/6 - Heu, j'aurais aimé une prise de son un
peu plus... "féline"). N'existe que dans une intégrale à prix indécent
hélas… J'ai réécouté le disque de 1968 réunissant le jeune
Daniel Barenboim de 26 ans et
Otto Klemperer l'octogénaire. Pour être en place c'est en place, mais Dieu que c'est lent
et marmoréen... Un peu triste de le dire, mais on se trouve face au
romantisme wagnérien et non à la virulence beethovénienne.
Les écoutes "en série"
apportent parfois des déceptions. (EMI - 4/6 - pour les fans du chef
; j'en suis un, mais là...).
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Joli billet. Je n'ai pas d'action chez DGG -mais plus de 1500 CD de l'éditeur jaune dans ma discothèque- et ce n'est pas chez eux que j'ai trouvé la plus époustouflante version de ce concerto, mais chez Orféo : Emil Gilels et l'Orchestre philharmonique de Vienne dirigé par George Szell, en concert au festival de Salzbourg en 1969. C'est complété par une cinquième symphonie du compositeur tout aussi essentielle !
RépondreSupprimerGilels fut d'ailleurs l'interprète qui joua le plus les concerti de Beethoven au 20ème siècle, et il a laissé, également, une version du quatrième qui fait encore référence aujourd'hui -avec Leopold Ludwig et le Philharmonia Orchestre, chez EMI-.
Merci Diablotin
SupprimerJe suis en train d'écouter le 3ème concerto dans la version Gilels-Szell- mais avec "cleveland" sur Deezer. Je confirme : génial. Le feu, le romantisme mais avec clarté, un prise de son mettant en relief mains gauche/droite exceptionnelle. La virilité à fleur de peau de Beethoven comme jamais. Les bois de Cleveland, un rêve !
Pas facile à trouver par contre comme souvent pour tous les disques du pianiste russe (qui aurait eu 100 ans cette année, d'où idée de chronique - le 4ème avec Ludwig et le Philharmonia est disponible sur Youtube justement. Emi a réédité les concertos 1 à 4 dans une collection économique en 1996. On trouve des exemplaires d'occasion chez amazon.com (USA). Ça me tente...
La version à Vienne est disponible plus facilement, également en occasion, et ça me tente aussi :o)
Le plus simple et le moins onéreux, c'est d'acheter le coffret EMI-Warner consacré à Emil Gilels dans la collection Icon. On y trouve les deux intégrales Beethoven avec, en plus des séries de variations phénoménales, mais aussi les 3 concertos pourpiano de Tchaïkovsky, du Chopin, du Rachmaninoff -un 3ème superlatif avec Cluytens-, ... C'est disponible à pas cher, qui plus est, pour un coffret qui n'a pas de prix... Et c'est hautement recommandable. http://www.amazon.fr/Icon-Emil-Guilels-Coffret-CD/dp/B003D0ZNXS/ref=sr_1_2?ie=UTF8&qid=1453631337&sr=8-2&keywords=gilels
SupprimerPour autant, à part peut-être dans le cinquième, Gilels - Szell - Cleveland est moins bon que la première intégrale avec Ludwig, Cluytens et Vandernoot.