- Bonjour
M'sieur Claude, à voir vos photos et ce titre "Stalingrad", je
suppose qu'il s'agit d'une symphonie patriotique exaltant les exploits de
l'armée rouge ?
- Et bien pas
du tout Sonia, le sous-titre "Stalingrad" a été ajouté par les
autorités staliniennes à des fins de propagande. Le compositeur n'avait pas le
choix…
- Il existe
aussi une symphonie "Leningrad" je crois, la 7ème,
composée en hommage aux courageux défenseurs de la ville assiégée par les nazis
pendant 900 jours !
- Vous mettez
le doigt sur les intentions de Dmitri, Sonia, Chostakovitch met en scène un
peuple martyrisé à la fois par la guerre et par le régime soviétique…
- C'était
très risqué de sa part, surtout en pleine guerre… Si on retrouve dans cette œuvre
son ironie mordante habituelle, il a dû avoir des soucis à se faire ?
- Il en a eu... Ce chef d'œuvre a par la suite été interdit d'exécution et le compositeur a dû
subir les procès et autocritiques en 1947…
Dmitri Chostakovitch et son fils Maxime en 1938 |
Ô oui, la vie et le travail de Dmitri
Chostakovitch (1906-1975) n'ont été que difficultés, prises de
risque, angoisses que le KGB débarque en pleine nuit pour toutes les raisons
irrationnelles et tyranniques dont se nourrissaient avec avidité le petit père
des peuples et ses sbires.
Je ne réécris pas la biographie de l'homme et du
musicien déjà bien détaillée dans deux articles consacrés, l'un en 2011 à la 11ème
symphonie "1905" (Clic)
et l'autre en 2013 à la 5ème symphonie (Clic).
Cette œuvre purement orchestrale sauvera par son apparent classicisme la peau à
Chostakovitch en 1937 en éclipsant, d'une part les critiques du régime à son
encontre après la création d'opéras jugés "dégénérés" et d'autre part
en prenant la place de la 4ème, un ouvrage moderne et pessimiste qui
ne refera surface que dans les années 60.
1937 : début des premières
grandes purges pendant lesquelles les élites de la Russie seront décapitées, y
compris les officiers, ce qui expliquera en grande partie le désastre causé
par l'invasion allemande en 1941, et par conséquences, pour remonter la pente,
les boucheries des batailles de Leningrad,
Stalingrad et Koursk. Pour les deux grandes villes assiégées, les civils
paieront un épouvantable tribut.
Décembre 1941 :
Leningrad croule sous les obus allemands. Dmitri
Chostakovitch, très myope, n'est pas appelé à combattre mais se porte
pompier volontaire. 1942 : il
compose à partir d'éléments déjà en tête une longue fresque d'aspect
patriotique si l'on écoute superficiellement la marche mécanique et brutale de
l'allegro initial et le final triomphale, riche de cuivres et de coups de
cymbales. Avec le recul, une écoute plus attentive montre plutôt un ouvrage anti-stalinien, un adagio hurlant la détresse d'un peuple, guerre ou pas guerre,
et un final de cirque ironisant sur les défilés pompeux et militaristes de la
place rouge. Une symphonie qui sera très populaire et jouée dans ces années
terribles jusqu'aux USA (Toscanini en juin 1942). Le compositeur était passé
maître dans l'art de la subjectivité, cachant son dégoût des totalitarismes de
manière subliminale dans ses partitions. L'interprétation permettant de révéler
ses intentions réelles. Il en sera de même pour la 8ème,
mais, avouons-le, la nouvelle symphonie n'hésitera pas à chercher une
profondeur existentialiste et une innovation musicale plus affirmées que dans le
précédent opus.
Rudolf Barchaï |
Jdanov, l'un
des rares potes (complices) de Staline
et butor des arts en URSS, impose à des artistes désespérés d'écrire, peindre
ou composer des œuvres simplistes et académiques à la gloire du bolchévisme au
nom du "réalisme socialiste"
(un concept "prolétarien" imaginé dans les années 30 par le vieillissant Maxime
Gorki). En 1948, Jdanov interdit
l'exécution de la symphonie. Bien qu'il meure (alcoolique ?) peu de temps après,
il faut attendre l'ère Khrouchtchev et
1956 pour voir la symphonie de nouveau
au programme des concerts.
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L'altiste et chef d'orchestre Rudolf
Barshaï est né dans le Caucase en 1924. Il se rend au conservatoire Tchaïkovski de Moscou pour
étudier le violon et la direction d'orchestre. C'est comme un altiste virtuose qu'il se fait d'abord
connaître. (Il enregistrera en 1963 avec
Yehudi Menuhin la symphonie concertante de
Mozart, une gravure dont je ne me lasse pas !) En 1945,
il fonde avec trois amis étudiants du conservatoire le Quatuor
Borodine. En 1955, il
cède la place d'altiste dans ce quatuor d'exception, et fonde l'orchestre de chambre de Moscou et le
dirige jusqu'en 1977.
Parallèlement, il se lie d'amitié avec Dmitri Chostakovitch dont il créera en 1969
la 14ème
symphonie, une œuvre similaire au chant de la Terre de Mahler et mettant en musique des poèmes de
divers auteurs européens : Apollinaire,
Garcia Lorca, Rilke. Barshaï assurera la
transcription de plusieurs quatuors du maître russe sous forme
de symphonies pour
orchestre de chambre.
Barshaï fut-il un
cacique du parti pour connaître une telle notoriété et disposer de tels moyens
? Non. En 1977, il part pour Israël
et obtiendra la naturalisation. Sa carrière se poursuit comme directeur de l'orchestre de chambre d'Israël jusqu'en 1981 puis comme chef principal de l'Orchestre de Bournemouth de 1982 à 1988.
L'enregistrement des symphonies de Chostakovitch se déroule 1995 à 2000 avec l'Orchestre
symphonique du WDR de Cologne. Rudolf
Barshaï nous a quittés en 2010
après avoir proposé sa propre orchestration de la 10ème symphonie
de Mahler restée inachevée mais déjà
complétée par Derick Cooke.
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La symphonie comporte cinq mouvements, forme peu
usuelle sauf chez Mahler. L'orchestration est
riche mais sans outrance : 4 flûtes + 2 piccolos, 3 hautbois + cor anglais, 2
clarinettes + 1 clarinette picolo et 1 clarinette basse, 2 bassons + 1
contrebasson, 4 cors, 3 trompettes, 3 trombones, 1 tuba, timbales et
percussions : grosse caisse, caisse claire, cymbales, triangle, xylophone,
tam-tam, tambourin, quatuor des cordes (62). (Source : la partition.)
Entre l'enfer des combats... |
1 – Adagio - Allegro non
troppo : Si les autorités attendaient une clameur des cuivres, un chœur
de l'armée rouge en intro, elles furent logiquement déçues. Des traits
cinglants aux contrebasses et violoncelles nous agressent. Un chant plaintif
aux cordes appuyé par la gravité des bassons puis des cuivres de plus en plus suraigus,
prolonge ces premières mesures d'une atmosphère accablée, désespérante. Des dizaines
d'idées se succèdent dans une des pages les plus inspirées du compositeur. Je
dois signaler ici qu'avec une durée proche de la demi-heure, l'adagio occupe la
moitié de l'œuvre et va présenter, pour ne pas lasser l'auditeur, l'opposition
entre deux idées fortes : la désespérance d'un peuple asservi et, par ailleurs,
la rage des compatriotes otages de batailles meurtrières. [12:12] L'adagio va
lentement accélérer et gagner crescendo une puissance destructrice (caisse
claire, rythmique guerrière, cuivres dissonants). On retrouve une parenté avec
la quatrième
symphonie qui se nourrissait déjà d'un grand pessimisme et, comme on l'a lu avant, dû être remisée en attendant des temps meilleurs. Ces passages
mécaniques et brutaux qui martèlent le développement central ont pu gruger les
critiques en établissant un vague lien sonore avec des musiques descriptives
comme celles de Prokofiev pour le film d'Eisenstein
Alexandre
Nevsky, notamment pour la bataille sur la glace. Chostakovitch met en scène un mélange de larmes
et de fureur latentes ; des sentiments et non pas des exploits.
On retrouve le goût du compositeur pour les mélodies
scandées, les staccatos sarcastiques de cordes, les mélopées pathétiques des
bois. Il est évident que cette musique vigoureuse et dramatique, à l'orchestration
virulente ne doit en aucun moment sombrer dans un quelconque style romantique
et boursouflé.
Et c'est en cela que la direction incisive de Rudolf Barshaï interpelle et subjugue, avec
un orchestre allemand de qualité et bien préparé. Une vision ardente qui déroule
le drame avec une terrifiante sécheresse et non un pathos mélodramatique. Le
chef russe discipline ses troupes avec un souci du détail stupéfiant. On entend
absolument toutes les interventions solistes grâce à des plans sonores
parfaitement étagés. Le chef montre ainsi la modernité de cette partition qui
n'obéit en rien au postromantisme dont certains détracteurs ont voulu
l'accabler. [17:21] Les cuivres et les cordes se fracassent lors de la fin du développement
dans une orgie infernale empreinte d'un déchirement que je n'ai jamais entendu ailleurs que dans d'autres
interprétations russes, mais hélas avec des conditions sonores beaucoup plus
précaires. [18:37] La plainte du cor anglais soutenue par les trémolos des
cordes prend vraiment aux tripes. Une douceur feinte qui ne nous soulage en rien de
la furie qui précède.
... et l'enfer des camps sibériens... XXXXXX |
2 – Allegretto [27:12]
: Après le douloureux adagio, Dmitri Chostakovitch
nous offre un allegretto à titre de scherzo, ironique et insolent comme il les
aimait tant. C'est court, bizarre et malicieux, mais diablement grinçant. Rudolf Barshaï est l'un des rares
interprètes qui se rappellent que Allegretto ne veut pas dire Allegro voire
Presto. Il prend son temps pour distiller toutes les couleurs étranges et rythmiques
saccadées, signatures du sarcasme omniprésent. Comme chantait Ferrat, faut-il
en rire ou bien pleurer (à propos de tout autre chose, mais l'expression
convient bien). On imagine une danse villageoise mais qui pourrait singer une
danse macabre. Ce que l'on pourrait étiqueter de trio central est un virevoltant
dialogue entre le piccolo et le basson, d'une difficulté technique inouïe. Lors
de la création, les répétitions s'éternisèrent face aux prouesses demandées aux
musiciens, avec un Mravinski impatient et
irascible… La reprise déchaîne le propos pour aboutir à une coda fantasque et farouche
martelée par la caisse claire et la grosse caisse et même le xylophone.
Entraînant et glaçant.
3 - Allegro non troppo [33:46]
: Dmitri Chostakovitch juge opportun
d'insérer avant le largo un second passage drolatique et cynique. Il va durer
comme l'allegretto six minutes seulement, mais vulgairement parlant, ça barre
loin. Les premières mesures suggèrent une suite obsessionnelle de triolets
joués aux altos. Non ce n'en sont pas en terme de solfège, mais l'idée est là.
De râpeux, le son va s'éclaircir traversé par des interventions agrestes des
trompettes et des traits des cordes basses. Ambiance ambiguë qui oscille entre
fantaisie et musique de cirque ou encore marche cocasse. Inexorablement la
scansion des cordes est reprise par les contrebasses. Un jeu capricieux de la
caisse claire, du tuba et des trompettes fait office de trio au milieu de la
frénésie staccato des violons. Le compositeur semble vouloir rejouer da capo
l'introduction mais, à l'opposé, une transition féroce avec un motif impétueux
des timbales conduit sans pause au largo. Rudolf Barshaï
adopte de nouveau un tempo un peu retenu comme indiqué sur la partition. Ce
qu'il perd en folie pure et sauvage, il le gagne en rigueur et clarté dans
cette folie burlesque et goguenarde.
Portrait de propagande de Jdanov |
5 – Allegretto [50:34]
: Chostakovitch dans ses grandes symphonies précédentes : 5 & 7 (mais pas
la 4, évidement) terminait sa partition en apothéose. Ici, un allegretto où dominent
les ténèbres conclut l'ouvrage. On retrouve la gravité de l'adagio dans le jeu
des cordes introductif. La musique se fait errance dans les paysages gelés de
la Russie (paysages morts car massacrés ?). Un cor lointain se fait entendre.
On voudrait un peu de gaieté, un climat plus pastoral, un peu d'espoir. Tout
cela va arriver mais timidement. La clarinette va imposer une première idée positive.
La musique lève quelques tensions. [50:43] Un passage amusant avec les bassons
solos tente d'esquisser un sourire, un souvenir de bonheur perdu. Les violons
découvrent des sonorités plus élégiaques et obtiennent une réponse de la flûte
(une citation de Pierre et le Loup) qui rappelle que quelque part des enfants
jouent, indifférents aux horreurs en cours. Une conclusion joyeuse et apaisée sera-t-elle
possible dans la coda ? On peut y croire dans le développement presque dionysiaque.
Non, le tonnerre est de retour avec ses cymbales, son tuba et ses terreurs.
Quelques mesures de clarinette basse bien sarcastiques nous rappellent que tout
ce qui précède n'était qu'onirique. Les dialogues des bois et du xylophone renouent
avec la mélancolie. Un violon solitaire introduit une coda : des pas (pizzicati)
sur la glaise à la fois brulée et gelée de la terre russe en ses années de souffrance.
Le peuple russe marche encore, petitement, mais il marche.
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La première gravure de cette symphonie fut réalisée
par Evgueni Mravinski en 1947 avant
l'interdiction. Ce chef détestait le disque mais on trouve des rééditions de live qui témoignent de la maîtrise que cet homme taciturne possédait dans l’œuvre qu'il avait créée (Alto - 1982 - 6+/6). Beaucoup d'interprétations ont marqué la discographie. Je ne
donne ici que des albums isolés des intégrales les plus réputées, notamment celle
de Bernard Haitink avec pour cette 8ème
symphonie le fabuleux Concertgebouw
d'Amsterdam. Sans doute la meilleure gravure purement
"occidentale". Et puis toujours dans les choix : quatre chefs slaves.
L'interprétation volcanique et torrentielle de Kirill
Kondrachine reste le témoignage exemplaire du pathétisme russe.
Même si l'orchestre est moyen et la prise de son datée, c'est un modèle (Melodya – 6/6). Kurt
Sanderling avec son orchestre symphonique de Berlin
a signé l'un de ses meilleurs disques Chostakovitch,
une fresque contrastée finissant sur une note d'espoir. Bonne qualité sonore en
plus (Berlin Classics – 6/6). Dans
les gravures récentes, le jeune Vasily Petrenko
montre que les nouvelles générations inscrivent enfin la musique de
Chostakovitch au premier plan, même avec un orchestre a priori modeste (comme
celui de Barshaï) (Naxos – 5/6). Pour l'irrégulier Valery
Gergiev, une réussite totale avec son orchestre
Marinsky en voie de devenir le meilleur orchestre russe (Marinsky – 6/6).
Vidéos : l'interprétation de Rudolf Barshaï puis un live de Mravinski (1982 à mon humble avis vu le visage émacié du chef âgé de 80 ans) avec la Philharmonie de Leningrad. Le son est acide, la balance mal réglée (le hautbois sonne comme un Klaxon) mais quelle souffle épique. Avec en prime le sourire avenant du grand maestro russe... Le disque paru chez Alto est de bien meilleure qualité que la vidéo pour un prix dérisoire...
J'aime beaucoup Chostakovitch mais j'ai un problème, je confond toujours la symphonie n°7 "Léningrad" et la symphonie n°8 "Stalingrad". Heureusement que Chostakovitch n"a pas appelé sa neuvième "Moscou" et comme ça jusqu'à sa 15 ème symphonie. :-)
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