- Je m'interroge M'sieur Claude,
vous avez déjà commenté ce disque lors de vos début au blog ? Je me trompe ou pas ?
- Pas tout à fait, Sonia, j'avais
mentionné l'enregistrement du Sacre du Printemps, seconde mouture, par Karajan,
gravure qui complète ce CD Prokofiev…
- Moui je vois… Dites, pourquoi ce
chef autrichien dans une symphonie de Prokofiev ? Il doit y avoir de beaux
enregistrements russes je pense… ?
- Certes, mais Karajan, qui n'a pourtant
enregistré que la 5ème de Prokofiev et la 10ème de
Chostakovitch, parmi les œuvres maîtresses des compositeurs soviétiques qui lui sont contemporains,
reste quasi insurpassable dans ce répertoire…
- Étrange en effet, y a-t-il une
explication ?
- La rencontre d'un homme et d'une œuvre
marquée l'un et l'autre par la folie de la seconde guerre mondiale... Et puis c'est la
Philharmonie de Berlin, bien supérieure à maints orchestres russes, sans compter
une prise de son exemplaire…
- Heuuu… maintenant que je connais un
peu mieux tout cela, Mravinsky n'a pas laissé un témoignage marquant avec sa
Philharmonie de Leningrad ?
- Et bien ma chère Sonia, je vais bientôt
vous céder mon job !!! Si, je crois, mais c'est quasi introuvable, quant au son, on
peut s'attendre au pire…
Prokofiev : grand amateur d'échec comme tous les russes ! |
La question de Sonia est pertinente. Un orchestre
allemand et un chef autrichien dans une œuvre viscéralement russe, ça peut surprendre. Depuis 1969, date de cet enregistrement,
d'autres gravures ont vu le jour mais aucune n'a renvoyé aux oubliettes le disque
du maestro. Bien évidement il y a eu Rozhdestvensky,
mais la qualité sonore Melodya est
tellement pourrie que, quels que soient les mérites des interprétations, on
reste sur sa faim lors de l'écoute d'une œuvre à l'orchestration luxuriante, une débauche de couleurs orchestrales qui mérite le meilleur son.
J'ai même renvoyé après achat et avec tristesse cette intégrale Rozhdestvensky et le vendeur a admis que…
et remboursé !
Je ne reviens pas sur la personnalité d'Herbert von Karajan, un habitué du blog.
Je ne suis pourtant pas un inconditionnel, mais il faut avouer que le maestro avait : du
talent, des orchestres de rêve à sa disposition (Berlin,
Vienne, Philharmonia)
et un besoin compulsif de graver des disques, souvent plusieurs fois (des centaines
de titres, sans compter les live). Un catalogue tellement riche qu'il n'est pas surprenant d'y trouver des références discographiques.
J'avais très succinctement évoqué la prestation d'Antal Dorati pour Mercury dans un article consacré à une anthologie en 5 CD des
gravures du chef, à l'époque où il dirigeait l'orchestre
de Minneapolis. Écoutée tout de suite après Karajan,
c'est tout de même un peu rugueux avec un son entêtant et nasillard… Maïs cela
montre que la 5ème symphonie
reste la plus jouée du cycle des 7 symphonies
de Prokofiev avec la 1ére,
dite "classique", un pastiche
à la Haydn. (Clic).
Herbert von Karajan en 1941 |
De son côté, à Berlin,
Herbert von Karajan, même s'il n'a pas été
un opposant au régime, (pour pouvoir diriger à tout prix,) subit les raids
alliés jour et nuit, arrive à grand peine à assurer les répétitions d'un
concert de la Staaskapelle de Dresde, ville qui dans un mois sera rayée de la carte par la RAF et l'US air force… Berlin est presque en ruine. De
nombreux musiciens juifs ont été déportés. Même pour l'ego du jeune maître âgé
de 36 ans, la coupe est pleine face à cette barbarie. Les autorités
aveuglées et fanatisées l'avaient obligé à assurer ces concerts, certains d'un
revirement de situation militaire miraculeux. Karajan
va bientôt quitter la ville et ses tueries de masse pour rejoindre l'Italie.
Une symphonie
"patriotique" (c'est ce que croit les caciques de Staline), vraiment ? Une osmose Prokofiev – Karajan ?
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Les chars russes lors de la bataille pour la Vistule |
Les grandes lignes de la biographie de Serge Prokofiev (1891-1953) ont été
explorées dans la chronique dédiée à son 3ème
concerto pour piano dans l'interprétation fougueuse de Lang Lang et Simon
Rattle. Le compositeur avait notamment vécu un long moment aux USA puis à Paris et à Saint-Brévin les
pins au sud de Nantes, fréquentant aussi Montparnasse et sa pépinière de créateurs modernistes pendant les
premières années troublées de la révolution bolchévique (2ème symphonie aussi
abrupte que les ballets de Stravinsky).
En 1933, il retourne dans son pays
natal plein d'espoir. Il est respecté même si des œuvres comme ses 2ème et 3ème symphonies
sont d'un modernisme sauvage qui aurait pu les faire figurer dans la catégorie
"art dégénéré", avec risque de soucis auprès des autorités officielles
chargées de régir ce que le petit père du peuple autorisait d'écrire,
de peindre, de composer... En 1947,
la chasse aux artistes orchestrée par Jdanov
le conduira à produire à contrecœur des œuvres "grand public",
comprendre : un peu creuses.
Dans les années 1944,
chaque musicien se doit de proposer des œuvres "patriotiques"
destinées à galvaniser, en concert ou à la radio, le "courageux combat du
peuple russe contre les fascistes". Chostakovitch
avait écrit une 7ème symphonie
"leningrad" un peu pompeuse (qui plut) et une 8ème "Stalingrad", géniale,
mais angoissée voire désespérée (qui plut donc beaucoup moins)… Prokofiev
contribuera à ce civisme musical avec sa 5ème
symphonie créée alors que l'Allemagne est pratiquement à genoux.
L'œuvre par sa puissance peut faire songer à un hymne guerrier… Ce serait une
approche simpliste. Le sarcastique scherzo, à l'instar de ceux de Chostakovitch, témoigne d'un dégoût pour
la folie humaine. Content que le nazisme sombre en enfer, le compositeur
pensait un peu naïvement que la fin du conflit apporterait un souffle nouveau
en URSS. Il sera déçu, mais en cette période d'espoir, il sous-titre sa belle
composition par "la symphonie
de la grandeur de l'esprit humain, comme un chant d'hommage à l'homme libre et
heureux, en quelque sorte le point final de toute une phase créatrice".
Prokofiev donne la première place à
l'homme, ses joies, ses tourments, ses souffrances dans un conflit (ou un
régime) déclenché par des brutes, alors que la vie pourrait être si belle…
Prokofiev orchestrait
avec talent et abondance ses œuvres symphoniques. Ceux qui connaissent ses
ballets comme Roméo et Juliette le savent.
Pour obtenir un souffle épique et slave en alternance avec des fracas
métalliques et barbares, la symphonie réunit : Pour l'harmonie : 1 piccolo, 2
flûtes, un cor anglais, deux clarinettes (si bémol), une clarinette piccolo,
une clarinette basse, 2 bassons, 2 hautbois, 4 cors, 3 trompettes, 3 trombones,
un tuba… On continue : un piano, une percussion de choc : timbales, triangle,
tambourin, tambour, cymbales, grosse caisse, tam-tam, et pour finir une harpe
et une armée de cordes ! Côté couleurs orchestrales, voici qui ouvrent des
perspectives, on pense à Mahler
et Chostakovitch bien entendu.
Peinture de propagande en 1930 (un peu ringard, non ?) |
1 - Andante : L'introduction andante en
si bémol majeur trompe-t-il son monde ? Prokofiev
déroule aux cordes une mélodie aux accents pastoraux. Prokofiev imagine-t-il un monde idyllique dans
les premières mesures avec son chant des clarinettes, l'instrument récurrent
dans les débuts des quatre mouvements ? Rapidement, des accents de caisse
claire, des traits de cuivres et des thrènes sombres des contrebasses
morcellent le discours. Herbert von
Karajan déploie un kaléidoscope orchestral interrogatif. La
direction du maestro est nette, tranchante et pourtant presque guillerette par
moment, magnifiant ainsi l'ambiguïté du propos. Dans le développement, les motifs
s'entremêlent, se combattent. Est-ce l'évocation du combat du peuple russe face aux
hordes nazies ? Pas uniquement. Les gémissements des trompettes et cuivres
(cuivrés et non acides comme ceux des orchestres russes) n'évoquent-ils pas les
cris d'un peuple cerné par la guerre et le joug stalinien. La sombre et farouche
marche de la coda tente d'apporter une réponse : l'âme russe ne renonce jamais,
aime sa terre… Herbert von Karajan dispose,
pour exprimer cette force populaire, de l'orchestre le plus puissant de la planète,
celui dont Bernard Haitink disait, amusé
: "ils me font peur, on se croirait
face à un rouleau compresseur, magnifique et terrifiant".
2 – Allegro Marcato
: Marcato ? C'est le mot ! On retrouve le Prokofiev des symphonies
n°2 et 3,
à l'orchestration fracassante, aux discours déchiquetés et nerveux. C'est
globalement une forme scherzo très libre qui débute par une phrase martiale des
violons accompagnant un thème ironique de la clarinette. Prokofiev
songe-t-il à une fête villageoise, à une réunion glorieuse et cocardière du
parti ? Le trio (ce qui en tient lieu) est une suite de variations grotesques
dans lesquelles se bousculent de manière truculente les percussions et tous les
instruments. Dans cette rythmique infernale, Herbert
von Karajan déchaine ses forces, assure une mise en place et un
relief stupéfiants dans ce qui pourrait n'être qu'une cacophonie. La prise de
son et la qualité du report ne font que confirmer qu'en plus de la virtuosité
des Philarmoniker cette gravure garde une
place essentielle de dans la discographie. Waouh ! Ça dépote !!!
Émulation socialiste dans une usine d'armement (A.
Kozlov, 1942)
|
3 – Adagio : ce
mouvement nostalgique se déploie sur une mélopée où domine le flot des cordes et quelques notes tristes des bois. Prokofiev
compose une marche moins funèbre que nostalgique. On retrouve bien entendu ces
tensions internes et anxieuses dans un discours contrasté où se succèdent
pianissimo et forte. Herbert von
Karajan souligne parfaitement cette pulsation obsessionnelle suggérant
le battement du cœur meurtri du peuple russe. Un travail orchestral d'orfèvre,
des graves d'une profondeur bouleversante. On entend de très curieuses et
dramatiques réminiscences des passages pathétiques de ses grands ballets comme Roméo et Juliette. L'adagio évolue vers un
climax infernal et tragique. Le mouvement se termine plus sereinement sur une
note d'espoir. Le dialogue entre instruments devient lumineux : frémissements des cordes, notes éparses des bois...
4 – Allegro Giocoso : un
allegro "gai" ! Pléonasme ou provocation ? Quelques notes des bois et
l'énoncé aux violoncelles d'un premier thème sonne en écho de l'andante initial. La
clarinette, comme toujours, lance les hostilités dans ce mouvement enflammé. On
pense vraiment au Prokofiev des ballets. La musique se fait soit martiale soit langoureuse,
oscillant entre le chant des cordes et des bois et les trémolos aux cors (il
fallait y penser, sympa pour les cornistes…). Ce final se refuse aux angoisses
et railleries entendues dans les trois premiers mouvements. Herbert
von Karajan développe sans vaine précipitation cette musique
plutôt joyeuse. Les autorités soviétiques ont dû en effet apprécier cette jovialité. La
coda est une étrange et frénétique péroraison pleine d'enthousiasme et… de
fureur. Herbert von Karajan garde un
tempo tellement constant dans ces ultimes mesures que l'on devine (simple
impression) que, dans la pensée de Prokofiev,
le peuple russe est vainqueur, courageux, mais devra marcher au pas… Prokofiev admirait-il les peintures de
propagande comme ci-contre ? Pas certain vue la facétie sous-jacente
dans ce final.
Comme la 8ème
symphonie de Chostakovitch
contrebalançait l'aspect très patriotique de sa 7ème,
Prokofiev va vouloir exprimer la réalité
de sa pensée après l'holocauste européen en écrivant en 1945-1947 sa 6ème
symphonie. En trois mouvements, avec un langage glacial et
moderne qui revient par moment aux sources de ses expériences des années 30, Prokofiev livre son désarroi dans un
ouvrage âpre et moins immédiatement accessible. Pourtant dans ces années
d'après guerre la création par Mravinky
à Leningrad en 1947 n'entraînera pas
les foudres d'un Jdanov, le gardien
de l'orthodoxie artistique en URSS. Comprend qui pourra. Un chef d'œuvre qui
aura sa chronique… suite logique...
Pour ceux qui n'aime pas le style Karajan
ou le bonhomme, Vladimir
Askenazy avec le Concertgebouw d'Amsterdam, James Levine avec le symphonique
de Chicago, et Valery Gergiev avec le symphonique de Londres (dans une intégrale) ont gravé des versions tout à fait intéressantes.
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de le 5 eme symphonie de Prokofiev, je ne connais qu'une version, celle de Jean Martinon avec l'orchestre de la société des concerts du conservatoire couplé avec la septième symphonie du même Prokofiev.
RépondreSupprimerMravinsky et le Léningrad a quand même laissé une trace, l'ancien pote de Chostakovitch a quand même crée pas mal de ses symphonies et il était un grans interprete de Tchaikovsky
Merci Pat de parler de Jean Martinon, grand chef un peu trop oublié qui fut "quand même" le successeur de Fritz Reiner et prédécesseur de Georg Solti au symphonique de Chicago. Un artiste disparu trop tôt à 66 ans. Je me dois de lui consacrer un article, tu fais bien de me le rappeler involontairement… Il y a le choix : Bizet, Ibert, Ravel, Roussel… La discographie est restée assez riche...
RépondreSupprimerPour Mravinsky, comme répondu à Sonia, oui il a existé un CD de la 5ème de Prokofiev, mais label et date ???? Mystères. Sans doute un live au son criard à Leningrad, le chef ayant très peu enregistré en studio (3 symphonies de Tchaïkovski pour Dgg et 8ème de Chostakovitch pour Philips), Heureusement il existe de nombreuses bandes de radio des concerts. Je confirme il a créé les symphonies 5, 6, 8, 9, 10 et 12 de Chostakovitch, mais bouda les 13, 14 et 15…
Pour revenir dans le sujet, Mravinsky a créé la 6ème de Prokofiev en 1947.
Enfin, ton disque Martinon avec la 5 et la 7 demeure au catalogue chez Testament… les tempos sont frénétiques, la musique s'y prête bien !!