samedi 7 mars 2015

PROKOFIEV – Symphonie N° 5 – Herbert von KARAJAN – Par Claude Toon



- Je m'interroge M'sieur Claude, vous avez déjà commenté ce disque lors de vos début au blog ? Je me trompe ou pas ?
- Pas tout à fait, Sonia, j'avais mentionné l'enregistrement du Sacre du Printemps, seconde mouture, par Karajan, gravure qui complète ce CD Prokofiev…
- Moui je vois… Dites, pourquoi ce chef autrichien dans une symphonie de Prokofiev ? Il doit y avoir de beaux enregistrements russes je pense… ?
- Certes, mais Karajan, qui n'a pourtant enregistré que la 5ème de Prokofiev et la 10ème de Chostakovitch, parmi les œuvres maîtresses des compositeurs soviétiques qui lui sont contemporains, reste quasi insurpassable dans ce répertoire…
- Étrange en effet, y a-t-il une explication ?
- La rencontre d'un homme et d'une œuvre marquée l'un et l'autre par la folie de la seconde guerre mondiale... Et puis c'est la Philharmonie de Berlin, bien supérieure à maints orchestres russes, sans compter une prise de son exemplaire…
- Heuuu… maintenant que je connais un peu mieux tout cela, Mravinsky n'a pas laissé un témoignage marquant avec sa Philharmonie de Leningrad ?
- Et bien ma chère Sonia, je vais bientôt vous céder mon job !!! Si, je crois, mais c'est quasi introuvable, quant au son, on peut s'attendre au pire…

Prokofiev : grand amateur d'échec comme tous les russes !
La question de Sonia est pertinente. Un orchestre allemand et un chef autrichien dans une œuvre viscéralement russe, ça peut surprendre. Depuis 1969, date de cet enregistrement, d'autres gravures ont vu le jour mais aucune n'a renvoyé aux oubliettes le disque  du maestro. Bien évidement il y a eu Rozhdestvensky, mais la qualité sonore Melodya est tellement pourrie que, quels que soient les mérites des interprétations, on reste sur sa faim lors de l'écoute d'une œuvre à l'orchestration luxuriante, une débauche de couleurs orchestrales qui mérite le meilleur son. J'ai même renvoyé après achat et avec tristesse cette intégrale Rozhdestvensky et le vendeur a admis que… et remboursé !
Je ne reviens pas sur la personnalité d'Herbert von Karajan, un habitué du blog. Je ne suis pourtant pas un inconditionnel, mais il faut avouer que le maestro avait : du talent, des orchestres de rêve à sa disposition (Berlin, Vienne, Philharmonia) et un besoin compulsif de graver des disques, souvent plusieurs fois (des centaines de titres, sans compter les live). Un catalogue tellement riche qu'il n'est pas surprenant d'y trouver des références discographiques.
J'avais très succinctement évoqué la prestation d'Antal Dorati pour Mercury dans un article consacré à une anthologie en 5 CD des gravures du chef, à l'époque où il dirigeait l'orchestre de Minneapolis. Écoutée tout de suite après Karajan, c'est tout de même un peu rugueux avec un son entêtant et nasillard… Maïs cela montre que la 5ème symphonie reste la plus jouée du cycle des 7 symphonies de Prokofiev avec la 1ére, dite "classique", un pastiche à la Haydn. (Clic).


Herbert von Karajan en 1941
Pourquoi cette symphonie intéressait Karajan et pas les autres (hormis la 1e enregistrée à l'ère du numérique) ? Il faut, je pense, chercher par des rapprochements historiques cette attention particulière. Composée à l'automne 1944, Prokofiev, comme ses compatriotes, entrevoit une issue au conflit effroyable avec l'Allemagne. Les alliés sont en France et ont libéré la capitale. Le jour de la création, le 13 janvier 1945, l'armée rouge franchit la Vistule. On l'annonce en début de concert. L'Allemagne nazie est fichue. Prokofiev s'en réjouit comme le public qui lui fait un triomphe, mais pourtant toute sa symphonie porte secrètement la trace de l'amertume d'un homme qui pense aux 50 millions de morts comme prix de la victoire. Par ailleurs, le compositeur n'est pas toujours "dans les petits papiers" du régime stalinien. Il se méfie des succès parfois éphémères en ces temps de dictature.
De son côté, à Berlin, Herbert von Karajan, même s'il n'a pas été un opposant au régime, (pour pouvoir diriger à tout prix,) subit les raids alliés jour et nuit, arrive à grand peine à assurer les répétitions d'un concert de la Staaskapelle de  Dresde, ville qui dans un mois sera rayée de la carte par la RAF et l'US air force… Berlin est presque en ruine. De nombreux musiciens juifs ont été déportés. Même pour l'ego du jeune maître âgé de 36 ans, la coupe est pleine face à cette barbarie. Les autorités aveuglées et fanatisées l'avaient obligé à assurer ces concerts, certains d'un revirement de situation militaire miraculeux. Karajan va bientôt quitter la ville et ses tueries de masse pour rejoindre l'Italie.
Une symphonie "patriotique" (c'est ce que croit les caciques de Staline), vraiment ? Une osmose ProkofievKarajan ?
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Les chars russes lors de la bataille pour la Vistule
Les grandes lignes de la biographie de Serge Prokofiev (1891-1953) ont été explorées dans la chronique dédiée à son 3ème concerto pour piano dans l'interprétation fougueuse de Lang Lang et Simon Rattle. Le compositeur avait notamment vécu un long moment aux USA puis à Paris et à Saint-Brévin les pins au sud de Nantes, fréquentant aussi Montparnasse et sa pépinière de créateurs modernistes pendant les premières années troublées de la révolution bolchévique (2ème symphonie aussi abrupte que les ballets de Stravinsky). En 1933, il retourne dans son pays natal plein d'espoir. Il est respecté même si des œuvres comme ses 2ème et 3ème symphonies sont d'un modernisme sauvage qui aurait pu les faire figurer dans la catégorie "art dégénéré", avec risque de soucis auprès des autorités officielles chargées de régir ce que le petit père du peuple autorisait d'écrire, de peindre, de composer... En 1947, la chasse aux artistes orchestrée par Jdanov le conduira à produire à contrecœur des œuvres "grand public", comprendre : un peu creuses.
Dans les années 1944, chaque musicien se doit de proposer des œuvres "patriotiques" destinées à galvaniser, en concert ou à la radio, le "courageux combat du peuple russe contre les fascistes". Chostakovitch avait écrit une 7ème symphonie "leningrad" un peu pompeuse (qui plut) et une 8ème "Stalingrad", géniale, mais angoissée voire désespérée (qui plut donc beaucoup moins)… Prokofiev contribuera à ce civisme musical avec sa 5ème symphonie créée alors que l'Allemagne est pratiquement à genoux. L'œuvre par sa puissance peut faire songer à un hymne guerrier… Ce serait une approche simpliste. Le sarcastique scherzo, à l'instar de ceux de Chostakovitch, témoigne d'un dégoût pour la folie humaine. Content que le nazisme sombre en enfer, le compositeur pensait un peu naïvement que la fin du conflit apporterait un souffle nouveau en URSS. Il sera déçu, mais en cette période d'espoir, il sous-titre sa belle composition par "la symphonie de la grandeur de l'esprit humain, comme un chant d'hommage à l'homme libre et heureux, en quelque sorte le point final de toute une phase créatrice". Prokofiev donne la première place à l'homme, ses joies, ses tourments, ses souffrances dans un conflit (ou un régime) déclenché par des brutes, alors que la vie pourrait être si belle…
Prokofiev orchestrait avec talent et abondance ses œuvres symphoniques. Ceux qui connaissent ses ballets comme Roméo et Juliette le savent. Pour obtenir un souffle épique et slave en alternance avec des fracas métalliques et barbares, la symphonie réunit : Pour l'harmonie : 1 piccolo, 2 flûtes, un cor anglais, deux clarinettes (si bémol), une clarinette piccolo, une clarinette basse, 2 bassons, 2 hautbois, 4 cors, 3 trompettes, 3 trombones, un tuba… On continue : un piano, une percussion de choc : timbales, triangle, tambourin, tambour, cymbales, grosse caisse, tam-tam, et pour finir une harpe et une armée de cordes ! Côté couleurs orchestrales, voici qui ouvrent des perspectives, on pense à Mahler et Chostakovitch bien entendu.

Peinture de propagande en 1930 (un peu ringard, non ?)
1 -  Andante : L'introduction andante en si bémol majeur trompe-t-il son monde ? Prokofiev déroule aux cordes une mélodie aux accents pastoraux. Prokofiev imagine-t-il un monde idyllique dans les premières mesures avec son chant des clarinettes, l'instrument récurrent dans les débuts des quatre mouvements ? Rapidement, des accents de caisse claire, des traits de cuivres et des thrènes sombres des contrebasses morcellent le discours. Herbert von Karajan déploie un kaléidoscope orchestral interrogatif. La direction du maestro est nette, tranchante et pourtant presque guillerette par moment, magnifiant ainsi l'ambiguïté du propos. Dans le développement, les motifs s'entremêlent, se combattent. Est-ce l'évocation du combat du peuple russe face aux hordes nazies ? Pas uniquement. Les gémissements des trompettes et cuivres (cuivrés et non acides comme ceux des orchestres russes) n'évoquent-ils pas les cris d'un peuple cerné par la guerre et le joug stalinien. La sombre et farouche marche de la coda tente d'apporter une réponse : l'âme russe ne renonce jamais, aime sa terre… Herbert von Karajan dispose, pour exprimer cette force populaire, de l'orchestre le plus puissant de la planète, celui dont Bernard Haitink disait, amusé : "ils me font peur, on se croirait face à un rouleau compresseur, magnifique et terrifiant".

2 – Allegro Marcato : Marcato ? C'est le mot ! On retrouve le Prokofiev des symphonies n°2 et 3, à l'orchestration fracassante, aux discours déchiquetés et nerveux. C'est globalement une forme scherzo très libre qui débute par une phrase martiale des violons accompagnant un thème ironique de la clarinette. Prokofiev songe-t-il à une fête villageoise, à une réunion glorieuse et cocardière du parti ? Le trio (ce qui en tient lieu) est une suite de variations grotesques dans lesquelles se bousculent de manière truculente les percussions et tous les instruments. Dans cette rythmique infernale, Herbert von Karajan déchaine ses forces, assure une mise en place et un relief stupéfiants dans ce qui pourrait n'être qu'une cacophonie. La prise de son et la qualité du report ne font que confirmer qu'en plus de la virtuosité des Philarmoniker cette gravure garde une place essentielle de dans la discographie. Waouh ! Ça dépote !!!

Émulation socialiste dans une usine d'armement (A. Kozlov, 1942)
3 – Adagio : ce mouvement nostalgique se déploie sur une mélopée où domine le flot des cordes et quelques notes tristes des bois. Prokofiev compose une marche moins funèbre que nostalgique. On retrouve bien entendu ces tensions internes et anxieuses dans un discours contrasté où se succèdent pianissimo et forte. Herbert von Karajan souligne parfaitement cette pulsation obsessionnelle suggérant le battement du cœur meurtri du peuple russe. Un travail orchestral d'orfèvre, des graves d'une profondeur bouleversante. On entend de très curieuses et dramatiques réminiscences des passages pathétiques de ses grands ballets comme Roméo et Juliette. L'adagio évolue vers un climax infernal et tragique. Le mouvement se termine plus sereinement sur une note d'espoir. Le dialogue entre instruments devient lumineux : frémissements des cordes, notes éparses des bois...

4 – Allegro Giocoso : un allegro "gai" ! Pléonasme ou provocation ? Quelques notes des bois et l'énoncé aux violoncelles d'un premier thème sonne en écho de l'andante initial. La clarinette, comme toujours, lance les hostilités dans ce mouvement enflammé. On pense vraiment au Prokofiev des ballets. La musique se fait soit martiale soit langoureuse, oscillant entre le chant des cordes et des bois et les trémolos aux cors (il fallait y penser, sympa pour les cornistes…). Ce final se refuse aux angoisses et railleries entendues dans les trois premiers mouvements. Herbert von Karajan développe sans vaine précipitation cette musique plutôt joyeuse. Les autorités soviétiques ont dû en effet apprécier cette jovialité. La coda est une étrange et frénétique péroraison pleine d'enthousiasme et… de fureur. Herbert von Karajan garde un tempo tellement constant dans ces ultimes mesures que l'on devine (simple impression) que, dans la pensée de Prokofiev, le peuple russe est vainqueur, courageux, mais devra marcher au pas… Prokofiev admirait-il les peintures de propagande comme ci-contre ? Pas certain vue la facétie sous-jacente dans ce final.

Comme la 8ème symphonie de Chostakovitch contrebalançait l'aspect très patriotique de sa 7ème, Prokofiev va vouloir exprimer la réalité de sa pensée après l'holocauste européen en écrivant en 1945-1947 sa 6ème symphonie. En trois mouvements, avec un langage glacial et moderne qui revient par moment aux sources de ses expériences des années 30, Prokofiev livre son désarroi dans un ouvrage âpre et moins immédiatement accessible. Pourtant dans ces années d'après guerre la création par Mravinky à Leningrad en 1947 n'entraînera pas les foudres d'un Jdanov, le gardien de l'orthodoxie artistique en URSS. Comprend qui pourra. Un chef d'œuvre qui aura sa chronique… suite logique...
Pour ceux qui n'aime pas le style Karajan ou le bonhomme, Vladimir Askenazy avec le Concertgebouw d'Amsterdam, James Levine avec le symphonique de Chicago, et Valery Gergiev avec le symphonique de Londres (dans une intégrale) ont gravé des versions tout à fait intéressantes.
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2 commentaires:

  1. de le 5 eme symphonie de Prokofiev, je ne connais qu'une version, celle de Jean Martinon avec l'orchestre de la société des concerts du conservatoire couplé avec la septième symphonie du même Prokofiev.
    Mravinsky et le Léningrad a quand même laissé une trace, l'ancien pote de Chostakovitch a quand même crée pas mal de ses symphonies et il était un grans interprete de Tchaikovsky

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  2. Merci Pat de parler de Jean Martinon, grand chef un peu trop oublié qui fut "quand même" le successeur de Fritz Reiner et prédécesseur de Georg Solti au symphonique de Chicago. Un artiste disparu trop tôt à 66 ans. Je me dois de lui consacrer un article, tu fais bien de me le rappeler involontairement… Il y a le choix : Bizet, Ibert, Ravel, Roussel… La discographie est restée assez riche...

    Pour Mravinsky, comme répondu à Sonia, oui il a existé un CD de la 5ème de Prokofiev, mais label et date ???? Mystères. Sans doute un live au son criard à Leningrad, le chef ayant très peu enregistré en studio (3 symphonies de Tchaïkovski pour Dgg et 8ème de Chostakovitch pour Philips), Heureusement il existe de nombreuses bandes de radio des concerts. Je confirme il a créé les symphonies 5, 6, 8, 9, 10 et 12 de Chostakovitch, mais bouda les 13, 14 et 15…
    Pour revenir dans le sujet, Mravinsky a créé la 6ème de Prokofiev en 1947.

    Enfin, ton disque Martinon avec la 5 et la 7 demeure au catalogue chez Testament… les tempos sont frénétiques, la musique s'y prête bien !!

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