Le
parcours de Muddy Waters est exemplaire, il concentre en une seule personne la
vie de tous les autres. C’est l'archétype. Ils sont des centaines sur ce modèle. Mais
quelques grands noms dominent les autres, et celui de Muddy Waters est peut-être
le plus haut placé.
avec Son Sims, sans doute à Stovall. |
Muddy
apprend l’harmonica, écoute Son House, Charlie Patton et Blind Lemon Jefferson
sur le phono de la grand-mère, passe à la guitare, au chant, et paf, la star
locale, qui peut se faire quelques dollars de plus, sur le circuit des boites.
Muddy ne va pas à l’école. Il est illettré. Et le restera. C’est de mémoire qu’il
compose les paroles, et son truc à lui, c’est le cul. Les autres bluesmen
chialent leur spleen, c’est beau mais c’est triste. Muddy lui, c’est chaud et
grivois. Les filles adorent.
En
août 1941, Alan Lomax débarque à Stovall. Il est chargé par la bibliothèque du
Congrès des États-Unis de collecter les musiques ethniques du pays. Et Son
House, qu’il vient d’interviewer, lui raconte qu’à Stovall, y’a un gars qui est
vachement bon. Muddy Waters enregistre ses premiers disques sur le perron de sa
cabane. Et répond aux questions de Lomax,
raconte la genèse de ses morceaux, avec le peu de mots qu’il peut aligner. Voir un type, blanc, en costard, expert ès-blues, a de quoi étonner. Si l'argent promis par Lomax tardera à arriver, Muddy recevra un exemplaire (sur verre) des enregistrements, qui fera sa fierté. Il partira avec sous le bras à Chicago, pour démarcher les boites de nuit.
Muddy
Waters va bénéficier de l’apparition des radios et des sponsors. La farine
King Biscuit emploie Sonny Boy Williamson. Le chanteur anime un show à la radio,
place ses chansons entrecoupées des pubs King Biscuit, perçoit un salaire et peut annoncer à l'antenne les
dates de ses prochains concerts. Tout bénef. Muddy Waters participe à l’émission, fait la même chose et sa popularité s’envole.
En 1943 il part pour Chicago, l'Eldorado des musiciens, raconte-t-on... Mais là, déception : le Blues de Chicago est vidé de toute substance. Sophistiqué, dilué, marqué par le jazz et les grands orchestres Swing. Et puis jouer dans la rue, à la cool, comme à Stovall, s'avère impossible, avec toutes ses voitures, quel vacarme ! Pour se faire entendre, il faut des amplis, et des guitares électriques. L'environnement industriel de Chicago a contraint les musiciens à s'adapter. La musique est électrique, plus forte, plus dure, et on n'y parle plus ouvertement des Black Cat Bone qui affolent les filles. Le Blues sans concession de Muddy Waters attire de plus en d'adeptes, dont un certain Léonard Chess patron de
Chess Records.
Les
instruments sont maintenant électrifiés, mais les ingénieurs du son ne maîtrisent pas grand chose. C'est nouveau. Les musiciens se débrouillent, créent leur son. Au début Jimmy Rogers, deuxième guitariste, fait les lignes de basse
sur une guitare. Muddy Waters s'essaie au bottleneck, sort de sa Téléscaster des
sons stridents, passés au filtre des amplis saturés. Little Walter, à l’harmonica, d’habitude
relié directement à la console de son, demande à avoir aussi un ampli, et un
micro qui enregistrera ce qui en sort. Chess s'étrangle en entendant le résultat, mais le Chicago Blues est né, et le public raffole. Les batteurs défilent. Pas simple d'en trouver un dont le jeu ne sonne pas jazz. Le shuffle c’est sacré. Elgin
Edmonds l’a compris, qui rejoint le groupe, avec bientôt Otis Spann, le virtuose du piano (qui lui par contre, est adepte des fioritures jazz).
A
chaque 78 tours qui sort, une place de plus au Billboard. A partir de 1948,
Muddy Waters écrase toute la concurrence, sauf sans doute son futur ennemi
juré, Howlin’ Wolf (mais dont la carrière discographique commence plus tard).
Ils ne s’aimaient pas trop, s’accusant mutuellement de débaucher les musiciens
de l’autre ! Car la grande idée de Muddy Waters, c’est aussi de constituer
un groupe. Mais pas comme en jazz, avec des cuivres et tout le tralala (surtout pas de sax, horreur ! Ce en quoi son Blues est très différent de celui de BB King, autre star du moment)
juste une base rythmique, électrique, et des solistes, piano, guitare, et
surtout, l’harmonica. Et à ces postes, il faut les meilleurs. Muddy Waters invente
le groupe de rock moderne, mais où chaque musicien est libre
de faire une carrière solo, d’enregistrer, de profiter de la renommée du patron pour faire grandir la sienne. Rien qu’à l’harmonica, le groupe voit défiler Little Walter,
Junior Wells, James Cotton, Charles Musselwhite, Jerry Portnoy…
avec Léonard Chess, et Little Walter à l'harmo |
Ca
va mal tourner, vers 1955, avec l’arrivée du p’tit nouveau : le Rock’n’Roll.
Les jeunes n’écoutent plus que ça. Pour Muddy et le Blues, une période de vache maigre commence. Chuck Berry, la nouvelle poule aux oeufs d'or de Chess Records,
va apporter un truc qui va bien servir à Muddy : le 33 tours. Utilisé déjà dans
la musique classique ou le jazz (permettant des plages d'enregistrement supérieures à 3 minutes) il sera utilisé différemment dans la pop. L'idée est de prendre 10 succès, les coller sur un 33 tours, avec une belle photo, la mention best-of, et on en vend des
brouettes ! A cette époque, la notion d’album comme la définiront les
Beatles puis Dylan, n’existe pas. On n'entrait pas en studio pour faire un disque, mais pour enregistrer des chansons. Nuance... Une dizaine d'un coup pour rentabiliser la séance. Le producteur en sortait une en radio, les autres étaient archivées, gardées en réserve, voire oubliées pendant 10 ans...
Le
33 tours va permettre à Muddy Waters de retrouver les projecteurs, au début des
années 60. Le Rock'n'Roll s'est déjà affadi, et un nouveau public apparait : l'étudiant. Un public blanc dont le porte-feuille est mieux garni, amateur de Folk, de musique roots, qui va lui faire un triomphe dans
les festivals. Les succès discographiques du moment de Muddy Waters sont At Newport, 1960, et Folk Singer, 1964. Et profitant des festivals itinérants, Muddy Waters, comme d’autres bluesmen américains, va
partir en Europe, en Angleterre, en France (au festival jazz d'Antibes, notamment) se découvrir un vivier de nouveaux fans, enchantés par la pulse électrique, enivrés par ce Blues qui a tant contribué au succès des Stones, des Faces & Small Faces, de Cream, et plus tard de Led Zep.
avec James Cotton et Johnny Winter |
On
ne peut pas tout raconter, mais la vie de Muddy Waters est jalonnée de
réussites autant que de drames. Overdose chez les enfants, cancers à répétition
dans la famille, décès des amis, Little Walter (tué dans une bagarre en 68), Otis Spann, Elgin Edmonds,
Léonard Chess. Un grave accident de voiture le laisse deux ans sans presque
rien pouvoir sortir de sa guitare (main paralysée), et qui l’oblige désormais à jouer assis. Les États Unis n’étaient pas franchement le pays de la Sécu… Muddy Waters,
lorsqu’il ne joue pas, ne gagne pas grand-chose. Les costards-cravate et la Cadillac, c'est pour le show, la revanche sociale, pour ne plus se sentir un paysan, mais ça ne signifie pas que le compte en banque soit rempli... Le Champagne qu'il aimait tant boire ? C'est parce que son médecin lui a intimé d'arrêter les alcools forts... Muddy Waters a signé trop de contrats
sans les lire, et pour cause. Léonard Chess est mort, son fils Marshall prend la
relève, difficilement, sous la pression des nouveaux actionnaires. Muddy est relégué au rang de simple salarié, à 20 dollars la session.
Au
début des années 70, Scott Cameron le prend sous son aile, trouve des concerts,
enregistre des sessions, attaque Chess Records, réclame les royalties, qu’on
lui rétribue de bonnes grâces, vu ce qu’on s’est mis dans la poche pendant 20
ans. Parmi les guitaristes blancs qui lui tournent autour (Mike Bloomfield,
Clapton) c’est Johnny Winter qui va offrir une belle fin de carrière à Muddy Waters et
son nouveau groupe, comprenant Bob Margolin à la guitare, Jerry Portnoy à
l’harmo (Paul Oscher a tenu la place de 67 à 72) et Pinetop Perkins au piano. Trois
disques produits par J.Winter, et trois beaux succès : Hard Road (1977) I'm ready (78) et King Bee (81). Muddy Waters sera invité au dernier concert de The Band dans The Last Waltz (Scorsese), il est devenu une institution, les tournées aux quatre coins du monde s'enchainent.
Le dernier enregistrement officiel se fera avec The Rolling Stones (les biens nommés...) au club de Buddy Guy, lors d'une jam surprise. Et sa dernière apparition sera au côté de Clapton, que Muddy Waters rejoint sur scène de manière impromptue, sur "Blow wind blow", le 30 juin 1982 à Miami.
Le dernier enregistrement officiel se fera avec The Rolling Stones (les biens nommés...) au club de Buddy Guy, lors d'une jam surprise. Et sa dernière apparition sera au côté de Clapton, que Muddy Waters rejoint sur scène de manière impromptue, sur "Blow wind blow", le 30 juin 1982 à Miami.
Muddy
Waters décède le 30 avril 1983, entouré des siens, ceux qui restent, qui ne se
sont pas déchirés, entre les illégitimes et les et pures souches, et c’est un
pays entier qui lui rend hommage. Une veillée s’organise au club de Buddy Guy, qui
joue avec James Cotton,(musicien, ami, chauffeur...) ça vire à la jam, et à deux heures mat, on trouve un
autre troquet pour continuer à jouer… Blues must go on...
Ecrit en 2002,
ce bouquin de Robert Gordon est passionnant. Style sans chichi, sans autre prétention que de rapporter les faits, exposer, expliquer, multipliant les
citations et témoignages, minutieux et se lisant avec un plaisir gourmand. Après les 300 pages de récit, les
notes couvrent les 150 dernières. De longs développements, précisions, éléments
discographiques. Plutôt que de passer son temps à aller et venir, mieux vaut lire ces notes à la fin, comme on
reviendrait sur les scènes d’un film avec sa zapette !
On regarde "Got my Mojo" enregistré en 1966, avec un James Cotton en pleine forme à l'harmonica.
ooo
On regarde "Got my Mojo" enregistré en 1966, avec un James Cotton en pleine forme à l'harmonica.
ooo
Très bon com qui donne envie d'acheter le bouquin (qui est de tout de même à 25€....). Qui est ce Robert Gordon, lien de parenté avec celui qui durant un moment se prenait pour le King ? Que signifie l'entre date (2002/2014) la durée d'écriture du bouquin ?
RépondreSupprimerCdlt
Salut Guy, pour te répondre, Robert Gordon est bien le chanteur de rockabilly, et donc biographe à ces heures. Les deux dates : 2002, écriture du livre et sortie aux USA / 2014, traduction et sortie française. C'est un très bon bouquin, comme souvent dans cette collection d'ailleurs. Il y aura peut-être une sortie en Poche bientôt... moins chère... mais pas sûr.
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