vendredi 5 décembre 2014

ORANGE MECANIQUE de Stanley Kubrick (1972) par Luc B.


Je suis tombé sur 15 secondes d'un reportage télé, sur une prison pour jeunes, aux USA. On y entendait un gardien dire à deux nouveaux pensionnaires : puisque dans votre vie vous prenez les mauvaises décisions, ici, vous serez privés de votre liberté de décider. Et là, bingo ! ORANGE MÉCANIQUE ! Comment une société répressive prive ses citoyens de leur libre arbitre, de faire un choix entre le Bien et le Mal. Comment les dirigeants se substituent à la morale, en reconditionnant ses administrés.

ORANGE MÉCANIQUE est le troisième film de ce qu’on appelle la trilogie fantastique de Stanley Kubrick. Entamée avec DOCTEUR FOLAMOUR (1964), suivi de 2OO1 (1968). Bien que Kubrick réfute l’idée de trilogie, le choix des histoires qu’il porte à l’écran est surtout dû à des coups de cœur pour un livre, dans son potentiel à donner un bon film. Kubrick trouve dans le livre une bonne base dramatique, un héros intéressant, en ce qu’il représente, selon lui, l’inconscient du lecteur/spectateur. 

Le livre d'Anthony Burgess sort en 1961, inspiré par l'agression de sa femme, en 44, par quatre GI's avinés. L'écrivain et scénariste Terry Southern, qui travaille alors sur FOLAMOUR, conseille le bouquin à Kubrick. Bof... Southern en acquiert tout de même les droits, qui seront cédés, re-cédés, rétro-cédés... personne n'en veut ! Le contenu du livre condamnait toutes adaptations à un classement X, donc distribution réduite, et pas de bénéfice. Mais vers 1968, le cinéma change, EASY RIDER, BLOW UP (Antonionni), LES CHIENS DE PAILLE (Peckinpah) autant de productions qui montraient le sexe et la violence à l'écran. L'avocat de Southern, qui entre temps a racheté les droits du bouquin, a l'idée de proposer le rôle à Mick Jagger et les Stones. Ca ne se fait pas. Après 2OO1, Kubrick quitte la MGM. Francis Ford Coppola, qui peine à rentabiliser sa société Zoetrope, rêve de grands noms pour son écurie, et approche Kubrick. Coppola et Kubrick dans le même bateau ? Y'a pas de place pour deux capitaines. Kubrick, qui abandonne pour un temps la préparation de son NAPOLÉON, s'intéresse de nouveau au roman, magouille pour qu'on lui cède les droits sans qu'on sache que ça vient de lui. Mais le secret est éventé, Kubrick paiera plein pot : 200 000 $. Il s'associe à la Warner, avec qui il jouit d'une liberté totale de création, un cas unique.

Kubrick apporte beaucoup au livre, le fameux Milk-bar, la femme au chats (et non pas une petite vielle innocente) Basil, le serpent d'Alex (alors que McDowell avait la phobie des reptiles !)... Comme on n'investit pas dans un projet que l'on sait non rentable (classement X) avec ses petits 2 000 000 $ de budget, Kubrick opte pour un tournage léger, en décor naturel (seulement 4 décors de construits), pose des micros-cravate sur ses comédiens, cadre lui-même à l'épaule. Déçu de voir comment la télévision massacrait les formats des films, et particulièrement 2OO1, en les recadrant en pan & scan, Kubrick abandonne l'idée du scope, et filme au format 1:66. Reprenant la même technique que pour 2OO1, Kubrick improvise et construit les scènes au fil du tournage, comme celle du viol de Mme Alexander, fruit d'un brainstorming et de répétitions de 10 jours, éprouvantes, alors que ça fait deux lignes dans le roman.  

*****************************************************************************************************

Le héros de l'histoire est Alex DeLarge, un ado de 14 ans dans le livre, vieilli à l’écran. Non pour un problème de censure, mais parce que dénicher un acteur de 14/16 ans, aussi inspiré que Malcolm McDowell, c’est mission impossible. Notez que dans le film, quand on lui demande son âge, Alex répond 14 ans (l'acteur en a le double). Y’a les films de Kubrick où le jeu de l’acteur n’est pas central, 2OO1, BARRY LYNDON, EYES WIDE SHUT, et ceux où l’interprétation est intimement liée au succès du film : LOLITA (James Mason), FOLAMOUR (Peter Sellers), SHINING (Jack Nicholson), et ORANGE MÉCANIQUE, qui doit autant à son metteur en scène qu’à son génial acteur  Malcolm McDowell, repéré par Kubrick dans IF (Lindsay Anderson, 1968, palme d’or à Cannes).

McDowell et la costumière créent un personnage maléfique, mais vêtu de blanc, le chapeau melon typique de l’establishment british. Avec sa canne épée, ses cheveux longs, ses goûts musicaux, c'est presque un dandy, loin du skinhead boutonneux du roman. Le comédien trouve l’idée des faux-cils, mais Kubrick suggère de n’en porter qu’un. L’œil qui séduit / l’œil qui menace. Alex, c’est l’Homme à l’état sauvage, avant qu’il soit civilisé, notre inconscient, le filtre de nos fantasmes les plus sombres. Séduisant et dangereux. Voilà pourquoi il plait, pourquoi le film plait, et pourquoi certains le trouvent néfaste. La violence était jusqu’alors la panoplie des méchants, des fous, des victimes. Mais ici, Alex séduit, attire la compassion, la sympathie. L'ennemi, le vrai, c'est l’État. Le public prend donc fait et cause pour le criminel, le violeur, qui s'adresse à nous, nous ses amis et fidèles, nous invite à le suivre dans ses aventures extrêmes.

Le film se divise en trois parties : l’ascension  d’Alex et sa bande de Droogs qui multiplient les méfaits,  l’arrestation et le traitement, la remise en liberté. Cette troisième partie étant symétriquement opposée à la première, les scènes se répondent, on retrouve le clochard, l’écrivain, les ex-complices, la visite aux parents. Dès les premières images, le film fascine par sa plastique, sa forme, son audace. Même si certains aspects décoratifs ont vieilli, le film garde toute sa force de nuisance.

Tout part d’un œil, celui d’Alex, filmé en gros plan. Comme 2OO1 se concluait sur l'œil du fœtus. Les films de Kubrick se suivent et se répondent (rarement une œuvre a été plus cohérente, alors que tous les genres et les styles ont été abordés par le cinéaste). Dans un drugstore, Alex regarde des pochettes de disques, parmi lesquelles la BO de 2OO1 (on y voit aussi le Pink Flyod «Atom Heart Mother») Certaines contre-plongées sur Alex et sa canne renvoient aux singes armés de tibia, les fantasmes romains d’Alex rappellent SPARCATUS, le nom du traitement médical Ludovico, deviendra le nom du peintre dans BARRY LYNDON

Travelling arrière, on découvre le Korova Milk Bar, le QG d’Alex, qui s’y ressource avant une petite tournée d’ultra violence. Un décor incroyable imaginé par Kubrick, et réalisé par son décorateur John Barry. Au départ, on devait utiliser des sculptures de l'artiste pop-art Allen Jones, auquel Kubrick avait dit : une fois qu'on les aura vues dans mon film, vous serez riche. Jones dit : niet, le fric d'abord !

Kubrick concentre les scènes de violence dans la première partie (il y avait d'autres agressions dans le livre). Le clochard dans le tunnel et ses ombres à la manière du Film Noir, le viol de Mme Alexander, dont la robe (orange) est épluchée aux ciseaux, découpe ronde comme une orange autour des seins, Alex affublé d'un long nez phallique, qui bourre de coups de pieds le mari au rythme de « Singin’ in the rain ». Quelle musique mettre sur une scène pareille ? Malcolm, tu ne connaitrais pas une chanson par coeur ? Si, celle de CHANTONS SOUS LA PLUIE. Excellente idée, essayons. Et voilà… Le meurtre de la femme aux chats, si abominable et cocasse à la fois, le crâne défoncée par un phallus de marbre, qui branle du chef sur ses deux grosses couilles arrondies (les toiles aux murs sont de Christiane Kubrick). La baston entre Droogs et Billy Boy, chorégraphie absurde dans un théâtre désaffecté, sur fond de La Pie Voleuse de Rossini, revu et corrigé par les synthés et Moog du compositeur Walter/Wendy Carlos (qui proposa ses services en envoyant des essais à Kubrick).

Tout est passé à la moulinette de l’humour, de la satire, du ridicule. Mention pour l’assistant social (joué par Aubrey Morris, celui qui boit dans un verre où repose un dentier !), sadique aux instincts refoulés. Le gardien de prison, bouche en cul de poule, procédurier jusqu’à la moelle (épatant Michael Bates, la scène de la messe... et lorsqu'il réceptionne Alex en prison, on croirait John Cleese échappé des Monty Python !) les parents d’Alex – les perruques de la mère ! – qui ont démissionné de leur rôle, les scientifiques et politiciens cyniques. Seul l’aumônier de la prison exprime une morale, un point de vue différent, le seul à remettre en cause le traitement Ludovico. Face à eux, Alex jubile, il accepte d’être traité, guéri de ses pulsions. Si c’est pour échapper à la taule, pourquoi pas. Mater des films ? Chouette, Alex adore le cinoche…

Images encore célébrissimes, d’Alex en camisole, contraint de regarder des films violents, censés le dissuader de toute acte violent par répulsion, réflexe pavlovien. Scène éprouvante pour l’acteur, blessé à l’œil pendant le tournage.  - Stanley, la pince m'a arraché la cornée, je souffre... - Pas grave, je filmerai ton autre oeil... Ah ces acteurs, ces chochottes.... Le médecin qui lui administre du collyre à l'écran est un vrai docteur, embauché pour humidifier les yeux de l’acteur aux paupières écartées de force, pour qu’on puisse tourner des plans plus longs. Mais parce que les films diffusés sont associés à une musique qu’Alex adore, Beethoven, il est dégouté à jamais de la violence, mais aussi de Beethoven. Dommage collatéral. La science n'est pas... une science exacte. On y peut rien, on ne pouvait pas prévoir. De toutes façons, ce con de docteur sait à peine qui est ce Ludwig Van...

C’est une coquille vide qui sort de prison, que le gouvernement renvoie à la rue. De bourreau, Alex devient victime, en croisant sur sa route ceux qu’il avait fait souffrir. Ils croisent aussi ses anciens complices, devenus flics. Le cynisme de l’Etat n’a pas de limite, il recycle les voyous pour faire régner l’ordre. La scène où Alex est maintenu la tête sous l’eau dans un abreuvoir est longue, interminable, bon sang, combien de temps Malcolm McDowell reste-t-il sous la flotte, et battu, en plan séquence je le rappelle ?... Bon okay, 2 minutes, mais il y avait un masque à oxygène au fond de l'abreuvoir. Sauf qu'il marchait une fois sur deux, et que McDowell a failli y passer, s'étranglant dans la flotte colorée au jus de viande.

Double ironie. Alex trouve refuge chez Alexander (dont le garde du corps est joué par David Prowse, futur Dark Vador !) qui reconnait le jeune cobaye du traitement Ludovico. Il veut en faire un martyr, s'en servir contre le gouvernement, dont il est un opposant. Mais Alexander fait le lien avec son agresseur. Vengeance. 

Et voilà le jeune Alex, de nouveau dans les bras de l’Etat, récupéré politiquement. Fabuleuse scène de la béquée à l’hosto avec le ministre. « J’étais bel et bien guéri » lance Alex, le sourire malicieux, à la toute fin. A noter qu'Anthony Burgess avait finalement réécrit la fin de son livre, sur conseil de son éditeur. Un happy end navrant, la victoire des institutions et morale sauve. Heureusement, Kubrick a adapté la première mouture.

Même si le budget est serré, ORANGE MECANIQUE comporte aussi plans très travaillés, comme la tentative de putsch au sein des Droogs, le long d’un bassin, magnifique lumière de l’opérateur John Alcott. Kubrick exploite toutes les ressources du cinéma, l’utilisation du ralenti, de l’accéléré (la scène de baise à trois, sur L'ouverture de Guillaume Tell), lentilles déformantes, et toujours ces fameux travellings arrières, qui hantent la filmographie de Kubrick, des tranchées des SENTIERS DE LA GLOIRE jusqu’au footing en gravité de 2OO1. Il regorge de scènes cultes (j’ai horreur de cette expression, mais là, c’est justifié), d’images passées à la postérité, référencées, réutilisées, parodiées, et d’associations audacieuses entre l’image et la musique. Cette musique qui rend les scènes choquantes drôles, grotesques, décalées. Filmer des vaisseaux spatiaux sur du Strauss, c'est une chose, mais un viol sur du Rossini, fallait oser !  

Le film fut accusé de mille maux, attisant la violence dans l’Angleterre des années 70, des clones d’Alex DeLarge fleurissant à chaque coin de rue. Il y a eu des cas d’émules, et Kubrick fut lui-même accusé d’attiser la violence, et menacé. Il a demandé à ce que son film soit retiré des salles, en Angleterre, et la Warner a obtempéré (le film n’y sera plus projeté avant le décès du cinéaste). Mais relativisons... Le film était en fin d'exploitation, ou végétait dans des salles X, ne rapportant pas un kopeck. Accuser un film est un peu facile pour éviter de rechercher les réelles cause de la violence. Kubrick disait que si la violence à l’écran influençait les comportements, il faudrait commencer par interdire aux enfants de regarder Tom et Jerry ! Le gouvernement anglais craignait-il les débordements, ou n’appréciait-il tout simplement pas que son autorité soit tournée en dérision par le cinéaste ?  

Bien sûr que certains aspects d’anticipation peuvent faire sourire aujourd’hui. Mais comme Kubrick a choisi la comédie, la satire, la caricature, son film reste à mon sens la même bombe thermonucléaire qu’il était en 1972. Grâce à l’interprétation délirante et outrée de tous les acteurs, sa mise en scène inventive et percutante. ORANGE MÉCANIQUE est une farce corrosive, autant que FOLAMOUR foudroyait l’armée et les politiques 10 ans plus tôt.


ORANGE MECANIQUE (1972)  /  Scé, réal, prod  Stanley Kubrick  /  Couleur  -  2h15  -  format 1 :66

La bande annonce réalisée par Kubrick, puis un extrait, les Droogs contre Billy Boy :




ooo

5 commentaires:

  1. Je l'avais revu il y a un bon moment, et trouvé qu'il avait mal vieilli. Re-revu récemment et avis totalement différent. Hormis les petits travers que tu signales, le film garde toute sa force. Mais qui regarde ça aujourd'hui? Sur ta classification, je trouve que Barry Lyndon doit quand même pas mal à Ryan O' Neal.

    RépondreSupprimer
  2. Oui, mais on pourrait imaginer sans doute d'autres acteurs pour le rôles, la palette de Ryan O'Neal est... disons... moins large que certains de ses collègues ! Une des réputations de Kubrick multipliant les prises, vient aussi de là, de la difficulté de O'Neal a donné un truc bon du premier coup... (bon, je ne dis pas que l'autre n’était pas aussi un peu pointilleux sur les bords...). Mais un SHINING sans Nicholson, un FOLAMOUR sans Sellers, là, pour le coup, on ne sait pas ce que cela aurait donné.

    RépondreSupprimer
  3. Qu'est-ce que tu veux que je rajoute ?

    Tiens si, je vais chipoter. Les chiens de paille de Peckinpah, c'est pas sorti en 68, c'est plutôt en même temps qu'Orange mécanique. Et si c'est au moins aussi violent, y'a aucune trace d'humour ... quasiment un vrai petit slasher ...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Rajoute ce que tu veux...

      Le Peckinpah est sorti début 71, un an avant, mais c'est vrai que la production de Orange était déjà lancée à ce moment là. Mais en 1963, quand Kubrick lit le livre, il était inimaginable d'adapter le bouquin de Burgess, il a fallu cette évolution dans les mœurs et le cinéma pour que cela devienne (dans l'esprit de Kubrick) un sujet digne d'être traité comme il faut. Peckinpah n'est pas étranger à cette évolution. D'ailleurs, TMC propose un cycle Peckinpah, avec les Chiens de paille, et comme je ne le connais pas... ce sera l'occasion... de le voir, et de le chroniquer ? (je suis tombé hier soir sur "tueur d'élite" (1975) que je ne connaissais pas. Pris à une heure du mat en cours de route, je n'ai pas insisté...)

      Supprimer
    2. C'est vrai qu'il est difficile de chipoter. C'est vexant.

      Supprimer