samedi 6 décembre 2014

TCHAIKOVSKI – Symphonie "MANFRED" - Vasily PETRENKO - Par Claude Toon



- Tiens M'sieur Claude, nouvelle Chronique sur Tchaïkovski… C'est qui ou quoi Manfred ?
- Le héros d'une tragédie épique de l'écrivain british Lord Byron, un de ces personnages aux aventures tumultueuses dont raffolaient les romantiques…
- Ah je vois, un peu comme ceux de Berlioz dans ses symphonies ou "Ilya Mouromets" de la symphonie de Glière présentée il a quelques semaines…
- Et Bien Sonia, vous ne souffrez pas du syndrome "Memento" chroniqué par Luc la semaine passée, je suis très touché par cet intérêt…
- J'aime bien les symphonies "à programme", les péripéties ou contes qui les inspirent m'aident à mieux les suivre, plus facilement que la musique pure…
- Et bien justement nous allons retrouver Berlioz qui faillit entreprendre ce projet à la place de Tchaïkovski…

Tchaïkovski est un habitué du Blog. La première symphonie "rêves d'hiver" par Valery Gergiev (Clic). Les trois dernières dans l'enregistrement culte de Mravinsky vs de nouveau Gergiev mais en DVD (Clic). Le concerto pour piano n°1 par Fazil Say (Clic), celui pour violon sous les doigts d'Hilary Hahn (Clic) et enfin le Trio par Rubinstein, Heifetz et Piatigorsky (Clic).
Même si on trouve des influences folkloriques dans la thématique des six symphonies, elles restent avant tout des ouvrages de musique pure. Elles se répartissent en deux cycles. Les trois premières sont des œuvres de jeunesse habiles, exceptée la troisième que je trouve d'un ennui mortel sauf dirigée par Gergiev. Le second groupe dit "du destin" est beaucoup plus élaboré et couronné par la célèbre symphonie pathétique achevée peu de temps avant la mort du compositeur russe. Pourquoi la symphonie Manfred échappe à cette classification alors qu'elle fut composée durant la période de 11 ans (1877-1888) qui sépare les 4ème et 5ème symphonies ? Toute une histoire rocambolesque…
Manfred est l'archétype du héros romantique hypeeertourmenté, un Faust à l'anglaise. Résumons l'affaire. Manfred a tué sa belle fiancée Astarté lors d'une étreinte fatale ?! Il vit reclus rongé par le remord au fin fond des Alpes. Il supplie les esprits de parvenir à oublier son acte, en vain ! Il tente de se suicider en sautant d'un pic alpin : La Jungfrau. Ça ne marche pas, car un chasseur le sauve. Il visite le sorcier Ahriam qui lui propose des solutions maléfiques qu'il refuse. Astarté lui apparaît enfin et lui annonce sa mort pour le lendemain. Et en effet des démons surgissent au moment prévu et il meurt…
Le compositeur Mili Balakirev, membres du groupe des 5* (pas le plus doué), amateur de cette tragédie, la propose comme sujet de symphonie à Berlioz lors d'un voyage de ce dernier en Russie en 1867-68. Balakirev a été séduit par Harold en Italie qui a des points communs dans son inspiration avec l'histoire de Manfred. Berlioz est âgé, démoralisé, et n'a plus qu'un an à vivre, il décline l'offre. Une quinzaine d'année s'écoule… En 1882, touché par la dédicace à son intention de l'ouverture fantaisie Roméo et Juliette, Balakirev propose à Tchaïkovski un premier plan de symphonie à programme sur la pièce de Byron. Tchaïkovski mettra deux ans à accepter "pour faire plaisir" à Balakirev. Tchaïkovski est une personnalité hypersensible qui n'est jamais contente de son travail et, si on l'avait laissée faire, il aurait détruit la majorité de ses partitions. Il commence l'écriture, aime le projet, puis le déteste (bipolaire ?). Il faut attendre 1885 pour que la symphonie Manfred soit achevée en vue d'une création en 1886. Tchaïkovski est satisfait de son travail jusqu'en 1888, date à laquelle il écrit "c'est une abomination"… On ne se refait pas.
(*) César Cui, Modeste Moussorgski, Alexandre Borodine, Mili Balakirev et Nikolaï Rimski-Korsakov.
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Vasily Petrenko
Et bien non, les grands chefs d'orchestre ne sont pas tous octogénaires voire en repos éternel. Une nouvelle génération prend le relai de la grande tradition. J'avais déjà présenté Gustavo Dudamel (jeune chef vénézuélien que les critiques n'aiment pas, mais que le public adore pour sa direction fougueuse qui paraît brouillonne mais est surtout enthousiaste).
Natif de Saint-Pétersbourg, âgé de 38 ans, Vasily Petrenko a tout pour devenir l'un des grands maestros du XXIème siècle. Ces professeurs : Ilya Musin, Mariss Jansons, Yuri Temirkanov et Esa-Pekka Salonen. Les connaisseurs apprécieront ! À 28 ans en 2004, il obtient son premier poste important comme directeur de l'Orchestre philarmonique Royal de Liverpool. Attention, cet ensemble n'est pas une obscure phalange de province, mais l'un des orchestres historiques d'Angleterre qui a connu les meilleurs directeurs, de Max Bruch à Marek Janowski en passant par Malcolm Sargent… Le contrat de Vasily Petrenko a été reconduit plusieurs fois, le sera-t-il en 2015 ? Il poursuit bien entendu une carrière internationale.
L'orchestre est en petite forme a son arrivée, conséquence de relations houleuses avec le prédécesseur de Petrenko , un chef américain peu connu et qui a pourtant du talent (pas de nom). Bon, ça arrive… Il va tout transformer. Surdoué et inspiré, le chef hisse son orchestre au sommet, notamment en signant des gravures des symphonies de Chostakovitch de premier plan dans une discographie pléthorique. Une direction franche, précise, pleine de vie. Un souci de rigueur et de respect de la partition montrant une exceptionnelle maturité. Le disque de ce jour consacré à Manfred est un exemple frappant de son style.
Pour ceux que ça intéressent, Petrenko est supporter du F.C. Liverpool ;o)
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Tchaïkovski n'étant pas obligé d'inscrire cette symphonie dans le catalogue de forme classique des six autres, il se lâche. La durée d'exécution atteint l'heure en moyenne. Quant à l'orchestration, le maître met les petits plats dans les grands, on dirait un orchestre malhérien :
- Bois : 3 flûtes (1 piccolo en alternance), 2 hautbois, 1 cor anglais, 2 clarinettes, 1 clarinette basse, 3 bassons
- Cuivres : 4 cors, 2 cornets, 2 trompettes, 3 trombones, 1 tuba
- Percussions : timbales, cymbales, grosse caisse, cloches, tambourin, triangle, tam-tam
- Cordes et 2 harpes
- Orgue pour le final (si la salle de concert en dispose)
Lors de la création à Moscou en 1886, le public est conquis, Tchaïkovski aussi, même si comme souvent il changera d'avis. Cette symphonie connaîtra un franc succès qui perdure dans les pays anglo-saxons et évidement en Russie.

1 - Lento lugubre - Moderato con moto - Andante : Un solo glaçant de la clarinette basse. Des traits decrescendos tout aussi funestes aux violoncelles et contrebasses. La tonalité sévère de si mineur. Un climat tragique qui illustre à merveille le désarroi pour ne pas dire le désespoir de Manfred se fuyant lui-même dans les paysages glacés des Alpes. Vous seriez dans quel état d'esprit après avoir étouffé votre chérie dans une étreinte ? (Il a fallu quelle soit sacrément virile cette étreinte !!). Un thème nostalgique aux cordes se développe appuyé par les cuivres et la discrète grosse caisse. Un leitmotiv qui resurgira dans toute l'œuvre. Si Tchaïkovski applique une structure classique par réexpositions de thèmes divers et leurs reprises, l'effet dramatique obtenu témoigne de la recherche d'une forme de musique scénique. Le compositeur utilise les procédés pathétiques découverts lors de l'écriture de ses ouvertures inspirées par Shakespeare : Roméo et Juliette, La tempête. La musique se veut énergique surtout sous la baguette de Vasily Petrenko qui assure une mise en place parfaite du discours. Le développement d'une grande richesse, varié, annonce la 5ème symphonie qui verra le jour en 1888, l'année de la création de Manfred. Par moment, la musique se fait tendre, une mélodie presque sensuelle aux violons et harpes, Manfred se remémore des moments idyllique avec la belle Astarté. Non, impossible de l'oublier… [13'25] Un passage pathétique, presque grandiose suggère l'inéluctable, la fuite sans fin. On l'entendra de nouveau dans le final. Du très grand Tchaïkovski. Un déchainement orchestral bruissant de percussions résume tous les sentiments déjà évoqués et sert de coda. L'orchestre de Liverpool fascine par ses belles couleurs et sa cohérence.

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2 - Vivace con spirito : les intérêts musicaux de Tchaïkovski étant peu tournés vers la musique à programme (à l'inverse d'un Berlioz ou d'un Richard Strauss, Manfred est une exception), il est logique de trouver un scherzo après le long premier mouvement. Ce second mouvement est écrit en mode mineur et évoque une chasse, la rencontre avec une fée… Balakirev et Tchaïkovski restent fidèles à l'esprit de Byron et au goût prononcé au début du XIXème siècle pour la féérie. L'introduction joyeuse nous emporte irrésistiblement vers le monde des ballets du maître russe. La flûte joue un rôle rieur et ludique. Les notes se pourchassent avec vivacité. La direction claire de Petrenko fait merveille pour ciseler le phrasé si finement orchestré. Le trio se développe autour d'une suave mélodie des cordes et des harpes d'où surgit un motif gracieux de la clarinette, motif repris par la flûte. Une belle poésie se dégage de cet intermède fantasque dont les accents slaves ne sont pas absents. La reprise du scherzo conduit à une coda qui échappe au stricte da capo, une conclusion toute en légèreté.

3 - Andante con moto : Suivant toujours la logique d'une symphonie classique, l'andante suit le scherzo. Par sa lascivité on pense au mouvement lent de Shéhérazade de Rimski-Korsakov. Ce passage comprend deux idées opposées. L'apparition d'Astarté à un Manfred éploré donne lieu à une longue et sensuelle méditation aux cordes interrompue par un passage nerveux dans lequel Manfred exprime sa colère de ne pouvoir retrouver sa bien-aimée en ce monde. La mélodie se prolonge avec de tendres solos de flûte et de hautbois. L'orchestration n'a rien à envier à celle des symphonies de la maturité ou à la fantaisie débridée de Casse-noisette. Petrenko évite un tempo langoureux de type adagio. Il a parfaitement raison. Ce n'est pas une bluette, non au contraire ! Sous l'apparence d'une rencontre amoureuse, la tristesse ressurgit sans cesse et donne toute sa verve et sa dynamique à cette partie.

4 - Allegro con fuoco : Le final se concentre sur la détresse, la rage et la douleur de Manfred. Dès les premières mesures, l'orchestre se déchire, les pupitres s'entrechoquent. Les cuivres et percussions se provoquent. C'est sarcastique, donc tout à fait inhabituel chez Tchaïkovski. On aboutit à une marche infernale qui illustre l'irruption des démons. Au risque de me répéter, il n'est pas impensable d'imaginer une chorégraphie sur une telle musique. À partir des matériaux musicaux les plus variés, Tchaïkovski nous entraîne dans une bacchanale furieuse. Avec ses vingt minutes, ce final retrouve la furie de Roméo et Juliette ou Francesca da Rimini. On sent également l'influence des poèmes symphoniques de Liszt comme Hamlet. Ce mouvement échappe à la forme sonate usuelle pour ne pas lasser l'auditeur et comporte plusieurs parties juxtaposées. À ce sujet, un passage plus méditatif permet le retour du noble thème qui concluait le premier mouvement, mais plus lent, plus plaintif. On le retrouvera une ultime fois avant la coda. Limitons nous à souligner quelques grandes lignes : une ouverture fantaisie intégrée dans le final, des réminiscences subtilement orchestrées des mouvements précédents, une architecture très libre qui n'a donc aucun rapport avec celle des deux dernières symphonies à venir. Manfred mourra pardonné. Tchaïkovski a cru bon d'ajouter un orgue dans la coda. C'est en général la seule réserve que l'on peut émettre : un tantinet pompière cette intervention du grand orgue. Et c'est là que Vasily Petrenko montre son savoir faire : en jouant sur un tempo agreste et en bridant les velléités de l'organiste, il obtient un beau discours symphonique sans pathos tout en soulignant la fièvre slave sous-jacente. Une réussite !
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Bien entendu, cet enregistrement de 2008 est la valeur sûre la plus récente de la discographie assez riche de Manfred. Et en plus à prix bas avec une belle prise de son (Naxos). Un disque qui a obtenu de nombreuses récompenses.
Petite déception relative à mon sens avec Rostropovitch et l'orchestre philarmonique de Londres à cause d'un manque de spontanéité et des tempos lents qui nuisent au dramatisme du sujet. (EMI – 1976 - 4/6).
À l'opposé, le chef russe Evgeny Svetlanov a enregistré en live une version enflammée à la démence insurpassable. Comme souvent ce chef russe sacrifie légèrement la rigueur de l'écriture au bénéfice d'un dramatisme survolté, une claque ! Hélas, seuls quelques exemplaires d'occasion sont disponibles sur le marché (Warner Classic – 1992 - 5,5/6). Le passage d'orgue a été supprimé par le chef.
Anecdote qui me hérisse le poil : Cette magnifique fresque symphonique est restée peu jouée en concert jusqu'à la fin du XXème siècle hors de Russie et des USA !!! L'honneur est sauf grâce à Svetlanov entre autres, notamment à la philharmonie de Berlin
Enfin, la légendaire interprétation de Riccardo Mutti dirigeant le Philharmonia a été rééditée cet été 2014 dans un coffret à prix cadeau comprenant toutes les symphonies (EMI – 1981 - 5/6).
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