- Tiens M'sieur Claude, nouvelle
Chronique sur Tchaïkovski… C'est qui ou quoi Manfred ?
- Le héros d'une tragédie épique
de l'écrivain british Lord Byron, un de ces personnages aux aventures tumultueuses dont
raffolaient les romantiques…
- Ah je vois, un peu comme ceux de
Berlioz dans ses symphonies ou "Ilya Mouromets" de la symphonie de Glière
présentée il a quelques semaines…
- Et Bien Sonia, vous ne souffrez
pas du syndrome "Memento" chroniqué par Luc la semaine passée, je suis
très touché par cet intérêt…
- J'aime bien les symphonies "à
programme", les péripéties ou contes qui les inspirent m'aident à mieux les
suivre, plus facilement que la musique pure…
- Et bien justement nous allons
retrouver Berlioz qui faillit entreprendre ce projet à la place de Tchaïkovski…
Tchaïkovski est un
habitué du Blog. La première symphonie "rêves
d'hiver" par Valery Gergiev (Clic). Les trois dernières
dans l'enregistrement culte de Mravinsky
vs de nouveau Gergiev mais en DVD (Clic).
Le concerto pour piano n°1
par Fazil Say (Clic), celui
pour violon sous les doigts d'Hilary
Hahn (Clic) et enfin le Trio
par Rubinstein, Heifetz
et Piatigorsky (Clic).
Même si on trouve des influences folkloriques dans la
thématique des six symphonies, elles restent
avant tout des ouvrages de musique pure. Elles se répartissent en deux cycles.
Les trois premières sont des œuvres de jeunesse habiles, exceptée la troisième
que je trouve d'un ennui mortel sauf dirigée par Gergiev. Le second groupe dit "du
destin" est beaucoup plus élaboré et couronné par la célèbre symphonie pathétique achevée peu de temps avant
la mort du compositeur russe. Pourquoi la symphonie
Manfred échappe à cette classification alors qu'elle fut
composée durant la période de 11 ans (1877-1888)
qui sépare les 4ème et 5ème
symphonies ? Toute une histoire rocambolesque…
Manfred est
l'archétype du héros romantique hypeeertourmenté, un Faust à l'anglaise.
Résumons l'affaire. Manfred a tué sa
belle fiancée Astarté lors d'une
étreinte fatale ?! Il vit reclus rongé par le remord au fin fond des Alpes. Il
supplie les esprits de parvenir à oublier son acte, en vain ! Il tente de se
suicider en sautant d'un pic alpin : La Jungfrau. Ça ne marche pas, car un chasseur le sauve. Il visite
le sorcier Ahriam qui lui propose des
solutions maléfiques qu'il refuse. Astarté
lui apparaît enfin et lui annonce sa mort pour le lendemain. Et en effet des
démons surgissent au moment prévu et il meurt…
Le compositeur Mili Balakirev,
membres du groupe des 5* (pas le plus doué), amateur de cette tragédie, la propose
comme sujet de symphonie à Berlioz
lors d'un voyage de ce dernier en Russie en 1867-68. Balakirev
a été séduit par Harold en Italie qui a des
points communs dans son inspiration avec l'histoire de Manfred. Berlioz est âgé, démoralisé, et n'a plus qu'un an à vivre,
il décline l'offre. Une quinzaine d'année s'écoule… En 1882, touché par la dédicace à son intention de l'ouverture
fantaisie Roméo et Juliette, Balakirev
propose à Tchaïkovski un premier plan
de symphonie à programme sur la pièce de Byron.
Tchaïkovski mettra deux ans à accepter
"pour faire plaisir" à Balakirev.
Tchaïkovski est une personnalité
hypersensible qui n'est jamais contente de son travail et, si on l'avait laissée
faire, il aurait détruit la majorité de ses partitions. Il commence l'écriture,
aime le projet, puis le déteste (bipolaire ?). Il faut attendre 1885 pour que la symphonie
Manfred soit achevée en vue d'une création en 1886. Tchaïkovski
est satisfait de son travail jusqu'en 1888, date à laquelle il écrit
"c'est une abomination"… On ne se refait pas.
(*) César Cui, Modeste
Moussorgski, Alexandre
Borodine, Mili Balakirev
et Nikolaï Rimski-Korsakov.
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Vasily Petrenko |
Et bien non, les grands chefs d'orchestre ne sont pas
tous octogénaires voire en repos éternel. Une nouvelle génération prend le
relai de la grande tradition. J'avais déjà présenté Gustavo
Dudamel (jeune chef vénézuélien que les critiques n'aiment pas,
mais que le public adore pour sa direction fougueuse qui paraît brouillonne
mais est surtout enthousiaste).
Natif de Saint-Pétersbourg, âgé de 38 ans, Vasily Petrenko a tout pour devenir l'un
des grands maestros du XXIème siècle. Ces professeurs : Ilya Musin, Mariss
Jansons, Yuri Temirkanov
et Esa-Pekka Salonen. Les connaisseurs apprécieront
! À 28 ans en 2004, il obtient son premier poste important comme directeur de l'Orchestre
philarmonique Royal de Liverpool. Attention, cet ensemble n'est
pas une obscure phalange de province, mais l'un des orchestres historiques
d'Angleterre qui a connu les meilleurs directeurs, de Max
Bruch à Marek Janowski
en passant par Malcolm Sargent… Le contrat
de Vasily Petrenko a été reconduit plusieurs
fois, le sera-t-il en 2015 ? Il
poursuit bien entendu une carrière internationale.
L'orchestre est en petite forme a son arrivée,
conséquence de relations houleuses avec le prédécesseur de Petrenko , un chef américain peu connu et qui a
pourtant du talent (pas de nom). Bon, ça arrive… Il va tout transformer.
Surdoué et inspiré, le chef hisse son orchestre au sommet, notamment en signant
des gravures des symphonies de Chostakovitch
de premier plan dans une discographie pléthorique. Une direction franche,
précise, pleine de vie. Un souci de rigueur et de respect de la partition
montrant une exceptionnelle maturité. Le disque de ce jour consacré à Manfred est un exemple frappant de son style.
Pour ceux que ça intéressent, Petrenko
est supporter du F.C. Liverpool ;o)
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Tchaïkovski n'étant
pas obligé d'inscrire cette symphonie dans le catalogue de forme classique des
six autres, il se lâche. La durée d'exécution atteint l'heure en moyenne. Quant
à l'orchestration, le maître met les petits plats dans les grands, on dirait un
orchestre malhérien :
- Bois : 3 flûtes (1 piccolo en alternance), 2 hautbois, 1 cor anglais,
2 clarinettes, 1 clarinette basse, 3 bassons
- Cuivres : 4 cors, 2 cornets, 2 trompettes, 3 trombones, 1 tuba
- Percussions : timbales, cymbales, grosse caisse, cloches,
tambourin, triangle, tam-tam
- Cordes et 2 harpes
- Orgue
pour le final (si la salle de concert en dispose)
Lors de la création à Moscou en 1886, le public est
conquis, Tchaïkovski aussi, même si
comme souvent il changera d'avis. Cette symphonie connaîtra un franc succès qui
perdure dans les pays anglo-saxons et évidement en Russie.
1 - Lento lugubre - Moderato con moto - Andante : Un
solo glaçant de la clarinette basse. Des traits decrescendos tout aussi funestes
aux violoncelles et contrebasses. La tonalité sévère de si mineur. Un climat
tragique qui illustre à merveille le désarroi pour ne pas dire le désespoir de Manfred se fuyant lui-même dans les
paysages glacés des Alpes. Vous seriez dans quel état d'esprit après avoir étouffé
votre chérie dans une étreinte ? (Il a fallu quelle soit sacrément virile cette
étreinte !!). Un thème nostalgique aux cordes se développe appuyé par les cuivres
et la discrète grosse caisse. Un leitmotiv qui resurgira dans toute l'œuvre. Si
Tchaïkovski applique une structure
classique par réexpositions de thèmes divers et leurs reprises, l'effet
dramatique obtenu témoigne de la recherche d'une forme de musique scénique. Le compositeur
utilise les procédés pathétiques découverts lors de l'écriture de ses
ouvertures inspirées par Shakespeare : Roméo et
Juliette, La tempête.
La musique se veut énergique surtout sous la baguette de Vasily
Petrenko qui assure une mise en place parfaite du discours. Le
développement d'une grande richesse, varié, annonce la 5ème
symphonie qui verra le jour en 1888, l'année de la création de Manfred.
Par moment, la musique se fait tendre, une mélodie presque sensuelle aux
violons et harpes, Manfred se remémore des moments idyllique avec la belle Astarté. Non, impossible de l'oublier… [13'25]
Un passage pathétique, presque grandiose suggère l'inéluctable, la fuite sans
fin. On l'entendra de nouveau dans le final. Du très grand Tchaïkovski.
Un déchainement orchestral bruissant de percussions résume tous les sentiments déjà évoqués et sert de coda. L'orchestre de Liverpool fascine
par ses belles couleurs et sa cohérence.
XXX |
2 - Vivace
con spirito : les intérêts musicaux de Tchaïkovski
étant peu tournés vers la musique à programme (à l'inverse d'un Berlioz ou d'un Richard
Strauss, Manfred
est une exception), il est logique de trouver un scherzo après le long premier
mouvement. Ce second mouvement est écrit en mode mineur et évoque une chasse,
la rencontre avec une fée… Balakirev
et Tchaïkovski restent fidèles à l'esprit de Byron et au goût prononcé au début du
XIXème siècle pour la féérie. L'introduction joyeuse nous emporte
irrésistiblement vers le monde des ballets du maître russe. La flûte joue un rôle
rieur et ludique. Les notes se pourchassent avec vivacité. La direction claire
de Petrenko fait merveille pour ciseler le
phrasé si finement orchestré. Le trio se développe autour d'une suave mélodie
des cordes et des harpes d'où surgit un motif gracieux de la clarinette, motif
repris par la flûte. Une belle poésie se dégage de cet intermède fantasque dont
les accents slaves ne sont pas absents. La reprise du scherzo conduit à une
coda qui échappe au stricte da capo, une conclusion toute en légèreté.
3 - Andante con moto : Suivant
toujours la logique d'une symphonie classique, l'andante suit le scherzo. Par
sa lascivité on pense au mouvement lent de Shéhérazade
de Rimski-Korsakov. Ce passage comprend deux idées
opposées. L'apparition d'Astarté à un Manfred
éploré donne lieu à une longue et sensuelle méditation aux cordes interrompue
par un passage nerveux dans lequel Manfred
exprime sa colère de ne pouvoir retrouver sa bien-aimée en ce monde. La mélodie
se prolonge avec de tendres solos de flûte et de hautbois. L'orchestration n'a
rien à envier à celle des symphonies
de la maturité ou à la fantaisie débridée de Casse-noisette.
Petrenko évite un tempo langoureux de type
adagio. Il a parfaitement raison. Ce n'est pas une bluette, non au contraire !
Sous l'apparence d'une rencontre amoureuse, la tristesse ressurgit sans cesse et
donne toute sa verve et sa dynamique à cette partie.
4 - Allegro
con fuoco : Le final se concentre sur la détresse, la rage et
la douleur de Manfred. Dès les
premières mesures, l'orchestre se déchire, les pupitres s'entrechoquent. Les
cuivres et percussions se provoquent. C'est sarcastique, donc tout à fait inhabituel chez Tchaïkovski. On aboutit à une marche
infernale qui illustre l'irruption des démons. Au risque de me répéter, il
n'est pas impensable d'imaginer une chorégraphie sur une telle musique. À
partir des matériaux musicaux les plus variés, Tchaïkovski nous entraîne dans une
bacchanale furieuse. Avec ses vingt minutes, ce final retrouve la furie de Roméo et Juliette ou Francesca
da Rimini. On sent également l'influence des poèmes symphoniques
de Liszt comme Hamlet.
Ce mouvement échappe à la forme sonate usuelle pour ne pas lasser l'auditeur et comporte
plusieurs parties juxtaposées. À ce sujet, un passage plus méditatif permet le
retour du noble thème qui concluait le premier mouvement, mais plus lent, plus
plaintif. On le retrouvera une ultime fois avant la coda. Limitons nous à souligner quelques grandes lignes : une ouverture fantaisie intégrée dans le final, des réminiscences
subtilement orchestrées des mouvements précédents, une architecture très libre qui n'a donc aucun
rapport avec celle des deux dernières symphonies à venir. Manfred mourra pardonné. Tchaïkovski
a cru bon d'ajouter un orgue dans la coda. C'est en général la seule réserve
que l'on peut émettre : un tantinet pompière cette intervention du grand orgue.
Et c'est là que Vasily Petrenko montre son
savoir faire : en jouant sur un tempo agreste et en bridant les velléités de
l'organiste, il obtient un beau discours symphonique sans pathos tout en soulignant
la fièvre slave sous-jacente. Une réussite !
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Bien entendu, cet enregistrement de 2008 est la valeur sûre la plus récente
de la discographie assez riche de Manfred.
Et en plus à prix bas avec une belle prise de son (Naxos). Un disque qui a obtenu de nombreuses récompenses.
Petite déception relative à mon sens avec Rostropovitch et l'orchestre
philarmonique de Londres à cause d'un manque de spontanéité et
des tempos lents qui nuisent au dramatisme du sujet. (EMI – 1976 - 4/6).
À l'opposé, le chef russe Evgeny
Svetlanov a enregistré en live une version enflammée à la
démence insurpassable. Comme souvent ce chef russe sacrifie légèrement la
rigueur de l'écriture au bénéfice d'un dramatisme survolté, une claque ! Hélas, seuls
quelques exemplaires d'occasion sont disponibles sur le marché (Warner Classic – 1992 - 5,5/6). Le passage
d'orgue a été supprimé par le chef.
Anecdote qui me hérisse le poil : Cette magnifique
fresque symphonique est restée peu jouée en concert jusqu'à la fin du XXème siècle hors de
Russie et des USA !!! L'honneur est sauf grâce à Svetlanov
entre autres, notamment à la philharmonie de
Berlin…
Enfin, la légendaire interprétation de Riccardo Mutti
dirigeant le Philharmonia a été rééditée
cet été 2014 dans un coffret à prix cadeau comprenant toutes les symphonies (EMI – 1981 - 5/6).
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