vendredi 6 juin 2014

DELIVRANCE de John Boorman (1972) par Luc B.

- M'sieur Luc !!!
- Oui Sonia...
- Les lecteurs appellent par milliers, fous de rage de ne pas lire une chronique sur "Le jour le plus long" en ce 6 juin... qu'est ce que je réponds ?
- Que tout célèbre qu'il soit, "Le jour le plus long" ne mérite sans doute pas un article, que le débarquement allié a été évoqué avec "D-Day", d'Antony Beevor, un bouquin formidable et facile à retrouver dans notre index, et que... euh... guerre... débarquement... libération... donc délivrance... donc John Boorman !!
- C'est capillo-tracté (tiré par les cheveux) comme explication...
- Je sais...


 

J’aime beaucoup John Boorman. 80 balais, et son dernier film sortira cette année. Nous en avions parlé à propos de son deuxième film, et coup d’éclat : LE POINT DE NON RETOUR, [un clic ici] polar en acier trempé avec Lee Marvin. L’univers de Boorman tourne autour des thèmes de la guerre (il avait 10 ans pendant le conflit mondial) les mythes, l'Homme et la Nature. EXCALIBUR (1981) étant le parfait exemple de la réunion des trois, les rivalités entre royaumes, la quête du Graal, la forêt magique. Si la guerre est absente de DELIVRANCE (1972) la nature et les mythes sont bien là.

DELIVRANCE ce sont trois images qui restent gravées : le petit joueur de banjo, l’arc de Burt Reynolds, et les cris de cochons. Son impact sur le spectateur, à sa sortie, rappelle celui de MIDNIGHT EXPRESS en son temps. Un profond malaise. L’histoire est simple. Quatre amis entreprennent de descendre une rivière en canoé, sur un weekend. Le barrage du coin va être détruit, la région inondée, et pour Louis (Lew ou Lewis en VO) c’est l’occasion de faire découvrir à ses potes les lieux de son enfance. L’autochtone est rustre, peu accueillant, mais les pagayeurs se lancent à l’eau.

Le mythe qui en prend un sacré coup dans l’aile, dans DELIVRANCE, c’est le mythe du Bon Sauvage. Comme le dit Louis à ses compagnons, il cherche à « se réincorporer à la nature ». Pour Louis, ce voyage est un retour aux sources. Et ça se mérite, il faut souffrir. La promise ne se laisse pas prendre facilement... Boorman filme le départ en voiture vers la rivière comme un combat, les quatre mecs ballotés dans leur 4X4 sur une piste cabossée, Louis prêt à en découdre. Mais avant cela, Boorman montre un dernier petit instant d’humanité, avec une rencontre musicale, entre la guitare d’André (Drew en VO) et le banjo d’un jeune garçon. Le morceau bluegrass « Dueling banjo »  écrit par Arthur Smith et Don Reno (1955) est devenue une séquence culte, le faciès du gamin n’y étant pas étranger.

Assez vite des signes apparaissent, menaçants, comme lorsque les voitures démarrent, Boorman recadre un plan large en zoomant vers la lunette arrière d’une camionnette. On y voit un type accrocher un fusil. Sur la rivière, André revoit le gamin au banjo, sur un pont de cordes. Mais il n’y a plus de complicité, juste un regard froid, comme un ultime adieu. Et puis plus tard, à la nuit tombée, ces cris d’animaux curieux, et Louis inquiet de ne pas les identifier. On se dit que ce retour au Jardin d’Eden, prend les allures d’un voyage vers les ténèbres, comme la rivière d’APOCALYPSE NOW (et de Conrad). D'ailleurs, l'arrivée en canoé près du cimetière de voitures (très symbolique!) rappelle furieusement l'arrivée du mitrailleur sur une rivière infestée d'hélicoptères déglingués, chez Coppola

La première journée se passe bien, ça rigole, ça descend des rapides, et sans doublure, ce sont les acteurs qui effectuent toutes les cascades (y’a d’ailleurs eu de la casse !). Ce qui apporte une véracité au film, et davantage de tension. On remarque deux choses. Boorman ne filme que des petits bouts de ciel. On pourrait croire que les plans larges magnifieraient la nature, les montages, les espaces, comme chez John Ford. Non, pas d’horizon ici, pas de lumière, partout un rideau des arbres épais. Et Boorman met souvent des arbustes en amorce (premier plan) pour filmer ses personnages. Impression d'être épiés, observés. La nature environnante est vue comme le cinquième personnage de l'équipée.  

Et on arrive au cœur du film. Constitué de deux longues séquences qui se répondent. Le viol, scène éprouvante, dont tout le début est un long plan séquence depuis que Bobby et Ed débarquent sur une rive (ils sont seuls, paumés) et que deux types patibulaires, armés, commencent à leur tourner autour. Lourdingues, pénibles, puis franchement agressifs. Ed assiste impuissant à l’horreur. Louis et son arc y mettront fin. Image célèbre encore, de Burt Reynolds à l’arrière-plan, visant très lentement sa proie. Dans cette séquence, Boorman laisse éclater la violence sauvage, les plus bas instincts humains. 

Puis il filme une longue discussion entre les quatre amis. Que faire du cadavre ? On y confronte la loi naturelle à celle des Hommes. Seul André plaide pour une voie réfléchie, juridique, digne. Bobby et Ed, victimes de l’agression, suivent Louis dans son idée d’enterrer le cadavre, et laisser la nature reprendre le dessus. L’eau larguée du barrage s’occupera de nettoyer les saloperies. Et regardez ensuite comment les trois creusent une tombe, à genoux, avec les mains, comme des bêtes furieuses, et André hésitant, qui se jette finalement avec les autres, comme des hyènes sur une charogne.

Le voyage doit continuer, il reste une journée avant de retrouver les voitures, qui avaient été garées en contre bas. Mais rien n’est plus pareil, et la menace est constante. Celle de la nature, qui place sur leur chemin des rapides, des rochers, la falaise. Le danger semble aussi venir d’un homme armé, là-haut, perché au-dessus du torrent. On ne sait pas pourquoi André tombe à l’eau. Touché par une balle, par accident, ou volontairement, parce qu’il ne supportait plus tout ça ? La parano s’empare des trois autres, et le désir de vengeance. On n'y croit pas trop à leur théorie, mais c'est un bon prétexte. Il faut éliminer le danger, c’est Ed qui s’en charge. Curieusement, torse nu sous son gilet de sauvetage noir, Ed ressemble au Louis du début du film, corseté de cuir moulant (Burt Reynolds oblige), Ed qui, pipe au bec et bob sur le crâne, faisait bon père de famille middle-class en goguette. Là encore, l’escalade des rochers est longue, difficile (Jon Voight non doublé). Ed se retrouve face à son agresseur, il a son arc, l’autre un fusil. Pas facile de tuer. Déjà, plus tôt, devant un daim, Ed hésitait, tremblait, et abandonnait la partie. Là il est devant un homme, et il s’agit de sa survie.

DELIVRANCE se conclut sur un mensonge, celui de Louis, Ed et Bobby, qui malgré les rancœurs, les doutes, la peur, se tiennent les coudes et servent une version très édulcorée de leur voyage au shérif local. Et puis il y a cette dernière image, que l’on suppose quelques semaines plus tard, une fois le barrage sauté. Une main qui sort de l’eau. Le doigt pointé de la justice ! Une image que l’on reverra dans EXCALIBUR, la main qui tient l’épée d’Arthur s’élevant du lac. Pour le moment, c’est celle de l’agresseur assassiné, qui refait malencontreusement surface, comme un reflux de mauvaise conscience, un signe qui nous dirait, ça s’est passé ici. Il y avait six hommes au bord d’une jolie rivière, à l’arrivée ils se sont plus que trois.

Les acteurs sont Burt Reynolds, Jon Voight, Ned Betty (son premier grand rôle, tu parles d’un baptême !) et Ronny Cox. John Boorman réalisera ensuite l’étonnant ZARDOZ (1974) avec Sean Connery, EXCALIBUR, LA FORET D’EMEURAUDE, RANGOON, LE GENERAL, LE TAILLEUR DE PANAMA… Pratiquement un sans-faute. DELIVRANCE est un film superbe, privilégiant les plans longs, larges, un découpage intelligent, baigné de bruits d'une faune invisible. Film éprouvant aussi, qui a grandement marqué les esprits. Beaucoup de metteurs en scène s’en souviendront, Michael Cimino dans VOYAGE AU BOUT DE L’ENFER, Coppola, mais aussi toute une flopée de film dit « de survie ». La comparaison s’arrête là, car John Boorman ne confronte pas de bons p’tits gars et filles à une horde de tueurs sadiques, mais des hommes mûrs, lettrés, éduqués, confrontés à eux-mêmes.  

DELIVRANCE (1972)
prod et réal : John Boorman
scénar : John Boorman et James Dickey d'après son roman
Couleur  -  1h50  -  scope 2:35

La bande annonce originale, format et images bien pourris... Merci Youtube !


Et cadeau, le duel fameux "dueling banjo"...

2 commentaires:

  1. Shuffle.6/6/14 12:07

    A l'époque de sa sortie, la critique dominante (les crétins néo-marxistes, maoïstes et autres abrutis du même tonneau, ne pas oublier qu'on est en 72) avait descendu le film avec l'argument imparable; fasciste. Avec Excalibur, c'est le meilleur de Boorman. A la réflexion, la critique évoquée plus haut n'a pas disparu et fait encore des ravages.

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  2. Comme la peinture bien "rustique" de l'arrière pays américain n'a pas fait plaisir à tout le monde. Les traits caricaturés se retrouvent dans les deux camps. Les 4 mecs qui descendent la rivière ne sont pas à exonérer non plus. En regardant l'extrait du duel de banjo, on entend à la toute fin, dernière réplique de Ned Beatty, un truc du genre : "give him 2 dollars..." C'est terrible comme manière de conclure cette séquence !

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