samedi 23 novembre 2013

BRAHMS : 4ème symphonie – Philharmonie de Vienne - C.M. GIULINI – par Claude Toon



- B'jour Msieur Claude, c'est une nouveauté les symphonies de Brahms dans le blog. Pourquoi la N°4 et pas débuter par la N°1 tout simplement ?
- Oh vous savez ma chère Sonia, elles ne se suivent pas au sens musical et puis j'aime bien cette symphonie en particulier, surtout par ce chef…
- Ah oui en fait c'est un coffret avec toutes les symphonies…
- Oui en effet, une compilation à prix imbattable de disques parus séparément chez Dgg, une super réédition…
- Bon, j'attends la maquette et le lien pour l'écoute je suppose…
- Oui c'est plus sympa…

Les mélomanes ont souvent l'image d'un Brahms obèse arborant une barbe de prophète. Mais Brahms a aussi été un très beau jeune homme ! Excès de choucroute ou de bière, voire les deux, allez savoir…
- M'sieur Claude, vous racontez des âneries et vous allez encore sortir du sujet et irriter M'sieurs Luc et Rockin' !
- C'est vrai Sonia, un peu de sérieux, cela dit la bière allemande est bonne… Oui bref, je laisse Philou traiter du sujet.
Né en 1833, le compositeur allemand a attendu longtemps avant d'écrire les premières esquisses d'une symphonie. Pour ces balbutiements, nous sommes en 1862, mais la première symphonie ne verra vraiment le jour qu'en 1876, soit 14 ans de travail. Brahms semble avoir souffert comme d'autres romantiques d'un complexe d'infériorité face au testament symphonique génial de Beethoven. Cette première œuvre a été précédée de 2 sérénades pour orchestre agréables d'écoute et qui peuvent avoir eu un rôle d'essais d'orchestration.
Cette crainte de la composition symphonique est d'autant plus curieuse que le concerto N°1 pour piano, un monument écrit dans la prime jeunesse (1859) d'un compositeur de 26 ans, dure cinquante minutes et comporte un accompagnement symphonique impressionnant de maturité. C'est une œuvre magnifique et ambitieuse qui sera copieusement sifflée lors de sa création… Je vais finir par croire qu'en musique, la nouveauté est toujours suspecte. Pour digresser : j'avais entendu vers 1975 la 8ème symphonie de Chostakovitch ; on a fini le concert, la salle à moitié vide (direction : Rostropovitch pourtant). Mardi 12 novembre dernier, rebelote avec l'orchestre de Cleveland… Mais là, Chostakovitch et sa 8ème, les musiciens et le chef Franz Welser-Möst ont bénéficié de 20 minutes d'ovation, public complet. Le temps est venu… grâce aux radios spécialisées, aux CDs, que sais-je ?!
Bon, revenons au sujet et laissons Brahms a ses affres, son manque d'assurance face à l'écriture d'une symphonie alors qu'il en a toutes les capacités, et faisons un saut dans le temps en 1884, date de mise en chantier de sa quatrième et ultime symphonie. La symphonie est créée en octobre 1885, non pas à Vienne mais à Meiningen. L'accueil est assez glaciale, comme d'hab', le public trouvant la forme trop classique par rapport aux 2ème et 3ème symphonies créées successivement en 1877 et 1883. Il me fait marrer le public. Certes l'œuvre est d'un romantisme assumé. Mais vous en connaissez, vous, des finals de symphonie en forme de passacaille d'une trentaine de variations, et qui s'éteignent en douceur, au lieu de recourir à une simple forme sonate avec sa petite coda bien clinquante ? Si, chez les grands : Mozart, Beethoven, Mahler

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En février 1968, j'ai 16 ans, et ce soir là j'assiste à mon premier concert symphonique. Sur l'affiche, sous Orchestre de Paris, il y a marqué C.M. Giulini. Je suis mélomane débutant, j'aurais préféré lire Karajan. La star discographique de l'époque. Giulini, je ne connais pas. C'est drôle, quand on est ado, on a une culture encore limitée, forcément. Et là, soit on se comporte comme une éponge neuve qui absorbe toute nouveauté… soit, ben… on reste enfermé dans son sachet. Et j'en vois beaucoup encore dans leur sachet 45 ans plus tard… et paf !!
- Ça m'a l'air d'une vacherie sur le peu d'intérêt de nos contemporains pour l'aventure culturelle M'sieur Claude…
- C'en est une, ma p'tite Sonia… Ça fait du bien de temps à autres ! Vous n'êtes pas concernée à mon sens !
- C'est gentil, mais je ne suis pas Bob l'éponge !! Ça me fait froid dans le dos votre métaphore tordue…
Carlo Maria Giulini a déjà brièvement présenté dans un article consacré au concerto L'empereur (clic) de Beethoven. Je le comparais à un Visconti de la baguette. Oui, chez cet artiste né en 1917, violoniste et altiste de formation, il y avait comme une noblesse dans la direction. Un homme grand, aux gestes élégants et précis. Ses tempos se voulaient retenus comme pour libérer chaque note, chaque liaison dans les partitions. Pendant la seconde guerre mondiale, cet antifasciste et humaniste déserte et parvient à survivre au conflit. La paix venue, il va diriger les meilleurs orchestres de la planète, le Philharmonia, Le Philharmonique de Los Angeles, La Scala de Milan comme directeur et bien d'autres comme chef invité, notamment le Symphonique de Chicago.
Contrairement à plusieurs grands chefs de sa génération, Giulini n'était pas adepte des intégrales, sauf pour Brahms et ses symphonies dont il a laissé plusieurs gravures dont celle commentée ce jour avec le Philharmonique de Vienne. Il avait également enregistré plusieurs fois les concertos pour piano de Brahms notamment avec Claudio Arrau chez EMI, une interprétation restée légendaire. Dans son répertoire gravé au disque, on doit signaler les symphonies 1 et 9 de Mahler (EMI/Dgg), les symphonies 8 et 9 de Bruckner (Dgg), une 3ème "héroïque" de Beethoven à Los Angeles (Dgg), et enfin, voire surtout, deux incontournables : un Don Juan de Mozart avec le Philarmonia et un Requiem de Verdi avec le même orchestre (EMI).
Carlo Maria Giulini nous a quittés en 2005, à l'âge de 88 ans et après une très courte retraite.
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L'œuvre comprend quatre mouvements suivant le découpage classique à cette époque. L'orchestration est celle de l'orchestre romantique : 2 flûtes, 2 hautbois, 2 clarinettes, 2 bassons, 1 contrebasson, 4 cors, 2 trompettes, 3 trombones, timbales, triangle, cordes. Brahms a choisi la sombre tonalité de mi mineur.
1 - Allegro non troppo : Noire, blanche, soupir, noire, blanche, soupir… Une ondulation arythmique des violons introduit un thème houleux, des vagues, mais lesquelles ? Le flot du Rhin ? La mouvance des eaux fangeuses du port d'Hambourg qu'il a si bien connu ? Quelques glaciales rafales de vent ? Quel univers Brahms entend-il nous faire partager ? Une atmosphère descriptive à la façon "pastorale" de Beethoven ? Peut-être. Les entrelacs d'une réflexion métaphysique d'un Bruckner ? Surement pas, il détestait le symphoniste mystique autrichien. Tout le mystère de la musique de Brahms se manifeste dans ces premières mesures. Et si Brahms ne faisait que composer de la musique pure, un matériau sonore brut, laissant moins de place à l'image qu'à l'émotion ? On parle souvent de l'élégie chez Brahms, de cette complémentarité entre la nostalgie et la poésie. Pendant cette ondoyante entrée en matière, les bois entonnent quelques notes, des feux follets sonores. La magnifique couleur cuivrée des cors de Vienne nous interpellent. [4'39"] une fausse reprise du thème initial, souligné d'un subtil dialogue des bois, permet au compositeur ses premières fantaisies, soit un premier développement aux variations plus inquiètes. La pseudo lenteur de Giulini ne se constate que sur les durées inscrites sur le livret. Sa direction cisèle le flot orchestral, magnifie ces infinis détails, une caresse par ci, une étreinte par là… Le maestro développe avec minutie chaque mesure et évite ainsi toute lourdeur germanique parfois rencontrée dans des interprétations plus précipitée. La musique ondule, virevolte. On sent dans cette direction un souci d'évoquer le Brahms chambriste. [12'15"] Dans le développement final aux accents pathétiques, certains souhaiterons plus de furie (Karajan 1964).
Giulini ne concède aucune coquetterie, rejette tout pathos, et la légèreté du discours obtenue de la Philharmonie de Vienne n’atténue en rien l'obscurité voulue par Brahms dans ce dramatique testament symphonique, l'œuvre d'un poète de l'époque romantique qui sent l'âge le gagner.
2 - Andante moderato : deux croches, croche pointée et double croche, et on reprend. Deux temps répétés trois fois… Même principe de répétition rythmique d'une cellule initiale aux cors et aux bassons que dans l'intro de l'allegro. Vous allez me dire : "le solfège, on s'en fout" ! C'est votre droit. Mais, contrairement à ce que je lisais d'un commentateur sur Youtube, le rythme est loin d'être absent en musique "savante". À partir de ce thème répétitif, Brahms tisse une mélodie tendre et mélancolique. [3'00"] une immense litanie aux violons se prolonge par un passage langoureux d'une beauté sonore qui prend aux tripes. Toujours ce recours à l'élégie chez Brahms, sa signature, et aussi la maîtrise absolue du contrepoint, des variations, techniques qui apportent une richesse thématique inouïe, une obsédante dualité entre la sérénité et l'angoisse. [7'46"] Comme en écho aux ultimes mesures de l'allegro introductif, le mouvement se développe tragiquement, une plainte, un cri scandé par la timbale. Mais la noble litanie déjà entendue interrompt ce moment de faiblesse, de doute, pour conduire cet andante rêveur vers une conclusion apaisée. Avec Giulini, jamais les cordes de Vienne n'ont été aussi belles comme aurait pu écrire Flaubert… Heuuu, elles le sont souvent à vrai dire, mais bravo à l'ingénieur du son.
3 - Allegro Giocoso – poco meno presto – Tempo I : Un scherzo rageur, dans lequel s'entrechoquent dans les premières mesures les rugissements des cors, les cris des bois, le staccato agreste des cordes. Brahms s'érige en esprit vengeur et goguenard. Le triangle, nerveux, sonne le tocsin. Pourtant, curieusement dans cette symphonie plutôt sombre, tout cela ne paraît ni sérieux ni empreint de gravité. On retrouve dans ce court et vigoureux mouvement les racines populaires et l'énergie champêtre des danses hongroises.
4 - Allegro energico e passionato – Più allegro : C'est une passacaille, et même une chaconne articulée autour d'un motif de 8 mesures empruntés à Bach (Cantate BWV 150 d'après mes sources). Je parlais de l'art du contrepoint comme une constante dans le mode de composition de Brahms. D'ailleurs le mouvement commence d'une manière sévère pour bien marquer cette filiation avec l'art du Cantor, époque luthérienne. Brahms va architecturer 31 variations dans un climat passionné à partir de cet élément. C'est d'une richesse d'invention qui ne se commente pas. Il faut se laisser entraîner. Un passage méditatif, [3'41"] avec une flûte solo plongée dans la solitude au milieu de quelques cordes discrètes, est surprenant par sa durée au centre d'un final. La flûte cédera la place à la clarinette puis aux cors. Trois minutes offertes par un orchestrateur de génie. Giulini ne bouscule rien, laisse s'épanouir chaque pupitre avec liberté, illumine chacun de leur frémissement. J'ai entendu tant de concerts brouillons et épais car joués au pas de charge. Giulini dans cette intégrale, c'est Brahms rendu à la quintessence de la poésie.
Giulini en colorant cet allegro de teintes automnales restitue à cette symphonie son mystère crépusculaire et flamboyant, magie héritée des symphonies précédentes. Il redonne un éclat doré souvent absent des interprétations plus rudes, plus teutonnes. Sous cette apparente douceur, sourdent la tragédie et la solitude dans cette symphonie contrastée, joyeuse et émouvante à la fois. Quant au soi-disant classicisme de BrahmsSchoenberg lui-même considérait ce compositeur comme l'un des plus novateurs de sa génération


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La discographie des symphonies de Brahms est pléthorique au-delà du raisonnable. Bien entendu, Furtwängler a donné une lecture visionnaire de la quatrième en 1943, à Berlin. La qualité du son étant hélas celle d'un mobile en train de perdre son réseau, elle est réservée aux admirateurs du maestro allemand. Je la connais, il faut avouer que la manière de déchirer les tensions internes de l'andante est poignante. Les tempos sont très proches de ceux de Giulini… (6/6).
J'ai choisi des versions très différentes de l'approche méditative de Giulini pour ceux que les tempos trop lents indisposent…
Herbert von Karajan a enregistré au moins 3 fois le corpus avec le Philharmonique de Berlin. J'ai découvert ces symphonies avec la version réalisée dans les années 60. DGG a eu l'idée judicieuse de proposer un double album en puisant dans des intégrales de deux époques pour obtenir un Best Of. La 4ème de 1978 a été préférée à celles des années 19887-89 retenues pour les autres. Avec Karajan la fougue dramatique est au rendez vous avec une interprétation en 39' !! Et pourtant, aucune virtuosité ne vient gâcher une approche élégiaque presque incantatoire (Dgg – 6/6)
Avec Carlos Kleiber, les amateurs de mise en place métronomique seront en joie. Philharmonie de Vienne, une fois de plus, et lui aussi des tempos énergiques. Cela dit, on peut se demander où est passé le romantisme Brahmsien ? (Dgg – 5,5/6)
Enfin, Bernard Haitink, dans sa discographie infinie, a abordé avec talent et clarté l'univers de Brahms. La dernière mouture à Londres en 2005 est un bon équilibre entre le legato passionné  de Karajan et la sécheresse de Kleiber (LSO - 5/6)
Le petit label DoReMi a réalisé un miracle avec des bandes de radio de concerts donnés à Vienne par le philharmonique de Leningrad dirigé par Mravinky. C'est époustouflant et complètement décoiffant. (Un album de 2 CDs Difficile à trouver et cher – 5/6). Les tempos sont ceux d'un Blockbuster ! Enfin l'interprétation chambriste et paradisiaque de Kubelik captée en 1956 avec la Philharmonie de Vienne (son un peu tassé) n'est plus éditée, dommage (DECCA – 6/6)


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Je n'oublie pas les amateurs de vidéos… (Voir les instruments est une aide précieuse pour pénétrer une œuvre symphonique !) Voici un concert live de Carlo Maria Giulini dirigeant à 80 ans la Concertgebouw d'Amsterdam de Berlin de 1979. Les tempos sont assez identiques. Giulini avait atteint l'âge où la sagesse et la renommée (qu'il ne cherchait pas de manière hédoniste) exclut la virtuosité un peu vaine…

Si vous avez aimé cet article et Brahms, RDV avec son Requiem Allemand par Karajan (clic) et les deux quintettes pour alto, et clarinette (Reclic).


3 commentaires:

  1. la quatriéme de Brahms et la magnifique tragique ouverture. Moins connu que la première symphonie mais plus que la deux et la trois. Comme toi j'ai connu Brahms et ses symphonies avec le coffret chez Dgg de la version de Karajan en 1964. J'ai écouté la version de Kleiber ( j'avais apprécié son interprétation du "Der Freischütz" de Weber et aussi de la 8 éme de Schubert (chez Dgg), mais sa version de la 4 eme de Brahms est "froide"; comme tu le dis toi même, sans romantisme. Carlo Maria Giulini reste pour moi le top pour l'intèrprétation de la 1er symphonie de Malher ( avec celle de Rafael Kubelik) (chez EMI), du trouvère de Verdi avec Placido Domingo ( chez Dgg) et du concerto pour violon de Brahms avec Itzhak Perlmann et le Chicago en 1977

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  2. Horreur, je découvre que je n'ai pas la 4ème symphonie de Brahms dans ma petite discothèque !!!

    Par contre pour GIULINI, chef de grande classe, effectivement comparable à VISCONTI
    avec qui il a travaillé pour une mémorable TRAVIATA avec CALLAS en 1955 (à vérifier, pas d'enregistrement à ma connaissance)

    Deux autre enregistrements de VERDI, exceptionnels pour leur force dramatique :
    RIGOLETTO, avec Placido DOMINGO, Piero CAPUCELLI, Ileana COTRUBAS....Wiener Philharmoniker,...
    Il TROVATORE (le Trouvère), avec encore DOMINGO, Rosalind PLOWRIGHT,Brigitte FASSBAENDER...Orchestre di Santa Cecilia de Rome

    GIULINI a claqué la porte de la scala de Milan, parce qu'on ne lui donnait pas assez de temps pour préparer les opéras.
    Il est ensuite parti aux USA, Los Angeles.

    Un commentaire lyrique, sous la neige des Alpes.

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  3. Mon cher ami anonyme des alpages enneigés....

    La mémorable TRAVIATA n'a pas eu lieu en 1955 mais pour être précis le jeudi 19 janvier 1956. Visconti à la mise en scène en effet...
    J'ai le fac-similé de l'affiche de la soirée sous les yeux (sur un tapis de souris offert par une charmante médiéviste de nos connaissances)

    Merci de compléter la discographie exemplaire de ce grand bonhomme...

    Il y a tellement de chef qui ont claqué la porte de la Scala pour diverses raisons (Toscanini à Mutti), qu'il devrait installé des rideaux...

    Pas de neige mais frisquette la capitale...

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