vendredi 1 novembre 2013

BORN TO RUN de Bruce Springsteen (1975) par Luc B.



Quand en septembre 1973 le second album de Bruce Springsteen THE WILD, THE INNOCENT AND THE E STREET SHUFFLE sort, les pontes de CBS font la gueule. (pour relire l'article cliquez ici Wild & Innocent Springsteen). Des titres trop longs pour être passés en radio, des chansons alambiquées flirtant avec la Soul, le Jazz, et si les critiques sont aux anges, le public ne se presse pas pour acheter. Le phénomène Springsteen, signé deux ans plus tôt par John Hammond, ne s’essouffle pas… puisqu’il n’a jamais décollé ! En termes de ventes. Les concerts eux sont blindés, et un signe qui ne trompe pas : de plus en plus de groupes « majeurs » rechignent à avoir The Bruce Springsteen Band (comme il s’appelle encore) en première partie, de peur de rougir de la comparaison. Mais le nouveau PDG de CBS, Walter Yetnikoff, fait clairement savoir à son poulain que ce deuxième échec commercial sera sanctionné si on ne trouve pas une issue. Billy Joel, qui vient d’intégrer l’écurie, est le nouveau chouchou. Donc, okay pour financer un 45 tour. Un seul. S’il marche, on filera une avance pour un album entier, sinon, bye bye. Le groupe est alors constitué de Springsteen à la guitare, Garry W.Tallent à la basse, Danny Federici et David Sancious aux claviers, Vini Lopez à la batterie, et Clarence Clemons au saxophone 

En février 1974, Vini Lopez (dit « Mad Dog ») est viré pour cause de coup de poing dans la gueule du producteur ! Il est remplacé par Ernest "Boom" Carter. Et pendant six mois, le groupe va passer son temps à faire et à défaire, puisque Springsteen change textes et arrangements sans arrêt. L'atmosphère devient irrespirable. Les prises se multiplient, on tisse des couches de guitares acoustiques à n'en plus finir. De loin Steve van Zandt se marre : "passer 6 mois sur une chanson de 4 minutes, c'est sûr... y'a un problème quelque part !". Une première ébauche du single « Born to run » est présentée à la direction, et passe l’examen haut la main. Enfin un tube en puissance ! Springsteen retourne donc en studio pour constituer le reste de l’album. Mais Ernest Carter et David Sancious jettent l'éponge et montent leur groupe de Jazz Fusion (avec une certaine Patti Scialfa...). Max Weinberg intègre donc la formation aux baguettes, en même temps que Roy Bittan, au piano. Les sessions reprennent, d’un ennui à mourir, six mois plus tard (bis) rien n’a vraiment abouti, d’une longue chanson « She’s the one » Springsteen retirera de la matière, recyclée dans le futur « Backstreet ». Ils enregistrent aussi un « Wings of wheels » qui deviendra « Thunder road »

Les conditions techniques sont déplorables, les magnétos ne sont pas synchrones, les plombs sautent, et le piano se désaccorde, ce qui nécessite l'intervention d’un ingé-son toutes les 30 minutes ! C’est impossible de faire une prise sans qu’un bug ne survienne. L’ambiance n’est pas à la rigolade, Springsteen est irascible, les autres se calment les nerfs à coup de séances de fumettes. Springsteen ne cesse de retravailler la construction des morceaux, exigeant de nouvelles prises sans arrêt. Rien ne va, et il appelle à la rescousse le producteur Jon Landau (MC5, Jackson Browne) rencontré cet été, et auteur d’un fameux article qui avait reboosté l’intérêt de CBS pour Springsteen. Mike Appel, producteur historique, fait la gueule mais s’accommode de la présence de Landau en studio. 

Landau est affligé par le spectacle, prend Springsteen entre quatre yeux : tu ne peux pas bosser dans ces conditions, c’est scandaleux ! On va te trouver un studio digne de ce nom. Le Record Plant. Et le boulot recommence, laborieux. Chaque note est soupesée, discutée des heures, les over-dubs se multiplient pour créer un Mur du son spectorien. Steve Van Zandt, ex compagnon de route du temps de STEEL MILL, et producteur de Southside Johnny (ancien du Bruce Springsteen Band) passe un jour en studio, évalue les dégâts, règle en deux minutes les arrangements des cuivres de « Tenth avenue freeze out » (avec David Sanborn et Michael Brecker, futurs jazzmen) sur lesquels les autres bossaient en vain depuis des semaines. Springsteen lui demande d’intégrer la formation et l’équipe de production. C’est en juillet 1975, après un an et demi de gestation, et des séances de mixage casse-tête, que Mike Appel présente un premier pressage au groupe (qui prendra le nom de E Street Band, du nom de la rue où habitait la mère de David Sancious, mais non crédité encore sur la pochette). Soulagement et sentiment de mission accomplie. Mais…

Mais Springsteen, lui, tourne en rond, grogne, hésite… C’est nul, ampoulé, on n’entend rien… N’est pas Phil Spector qui veut ! On jette et on recommence, live en studio, sans violons, trompette, soufflants, juste le groupe pieds au plancher. Mike Appel se décompose, implore. Ce n’est pas le pressage définitif, le mixage sera meilleur ! Devant la tronche que tire tout le monde, et pressentant la colère de CBS, Springsteen laisse tomber, et le disque sortira un mois plus tard.

Bon, alors, y’a quoi sur cet album dont l’accouchement aura été si pénible ? Une série de chansons, toutes composées au piano, vues comme différentes séquences d'un même film, d'une même histoire. Comme si on se baladait d'un quartier à l'autre d'une même ville, en croisant des personnages différents. Chaque chanson est généralement bâtie autour d'une intro au piano, qui donne le ton, l'ambiance, et même chose pour les fins, les titres ont un épilogue musical, un motif. Exemple parfait avec ce piano hésitant et cet harmonica qui ouvrent « Thunder road » et ce couple à l’avenir bouché qui n’a d’autre choix que de tracer la route, parce que « It’s a town full of losers, I’m pulling out of here to win ». Avec clin d’œil à Roy Orbison, qui chante pour les paumés. Il n'y pas de couplet/refrain, la structure ne cesse d'évoluer, on part dans le nostalogio-tristounet, pour finir dans l'urgence rageuse. Pas loin d’être une de ses plus belles compositions. Ensuite, l’énergique et rhythm’n’blues « Tenth avenue freeze out » qui raconte la rencontre des membres du groupe ("and the Big man joined the band"). Départ boulet de canon pour « Night » qui dépeint des jeunes types qui attendent la nuit, ou le week end pour s’enivrer de vitesse au volant de leurs bolides. la rythmique rugit comme un moteur, le compte-tour ne retombe pas. « Backstreet » autre romance contrariée de la classe ouvrière s’étire sur 6’30, lyrisme du piano, planqués sombres d’Hammond, chorus de guitare déchiré, et final agonisant, hurlements de bête. Enorme.

La face B commence par le titre « Born to run » enregistré dans le premier studio, le son est différent, on y entend la production Mur du son au mixage millimétré qui a demandé tant de temps. Quatre guitares acoustiques, autant électriques, des cordes, des cloches... Faut vraiment une bonne oreille pour tout entendre ! Ce titre est devenu l’hymne de Springsteen, un cyclone, une fuite en avant (« Tramp like us, baby, we’re born to run »). Je n’irai pas par quatre chemins… une des plus grandes chansons de rock. Point barre. 

Autre cri d’amour désespéré « She’s the one » démarre sur un riff de piano de Roy Bittan, et le morceau s’électrise sur un tempo effréné à la Bo Diddley. Bittan dépose sa future marque de fabrique, avec ses plaqués d'accords martelés. « Meeting across the river » qui n’a trouvé sa place qu’à la fin de longues tractations, nous renvoie vers l’ambiance Film Noir dont Springsteen se repaît entre deux John Ford (l'aspect volontiers mélodramatique, lyrique de cette période, vient tout droit des RAISINS DE LA COLERE de John Ford, et imprègnera plus tard l'album GHOST OF TOM JOAD). Superbe ballade jazzy ornée de trompette bouchée, elle introduit magnifiquement le morceau de bravoure qui suit. 

Les 10 minutes de « Jungleland » sont un reste que ce qu’affectionnait Springsteen il y a quelques années, de longs morceaux aux multiples changements d’accord, construction alambiquée, découpée en séquences. Ca commence encore par le piano de Roy Bittan et un quatuor de violons (il y avait une intro beaucoup plus longue et hispanisante, finalement coupée). « And the Magic Rat drove his sleek machine / over the Jersey State line / barefoot girl sittin' on the hood of a Dodge / drinking warm beer in the soft summer rain » ainsi commence les aventures de Magique Rat et sa copine aux pieds nus, embarqués dans de sales affaires. Après cette première partie limpide, un riff rock déboule (variante du « Sweet Jane » de Lou Reed je trouve) jusqu’au chorus de guitare, puis un long pont de sax et violons, le tempo ralentit pour le long chorus de saxophone de Clarence Clemons, écrit note par note et que le musicien ne devait pas changer d’un bémol. Fondu enchainé, Hammond et piano seuls, puis arpèges guillerettes sur chant lugubre, avant l’épilogue crépusculaire. Si Mozart à son Requiem, Springsteen a son Jungleland ! Et on regrettera l'absence de "So young and in love" shuffle survolté 100% adrénaline, écarté parce que ne collant pas au scénario d'ensemble de l'album (mais disponible sur le coffret TRACKS).

La suite on la connait. L’album est un succès énorme. Certes, la machine marketing de CBS/Columbia a marché à plein régime. Ils avaient signé l’artiste, engageaient du fric depuis quatre ans. Et miracle, ça semblait réussir. Mais cette promo agace Springsteen. Des tonnes d’affiches inondent le pays reprenant le fameux « J’ai vu l’avenir du rock »… de Jon Landau. Bah alors, vas-y l’avenir du rock, fait-nous voir de quoi tu es capable ! Devant un parterre de responsables CBS, Springsteen jouera un set lugubre et acoustique, juste pour les emmerder. Ce n’est pas un phénomène de foire, d’abord sacré Dylan bis, et maintenant Avenir du rock ! Ce coup de projecteur sur le chanteur attise les curiosités, et Bruce Springsteen se retrouve la même semaine à la une de TIMES et NEWSWEEK. Trop c'est trop, on frise l'indigestion.

A Londres en 1975, Springsteen explose en découvrant des affiches : "L’Angleterre est prête pour Springsteen". La bonne blague, l'Angleterre des Beatles, des Stones, des Who, de Led Zep, serait digne de cette coqueluche américaine ?! Ca c'est le premier contre-coup, qui gache la fête. La rançon du succès, tant recherché, et qui en devient gênant et contre productif. Mais rien en comparaison de ce qui se profile... Car curieusement, malgré le succès, l’argent tarde à rentrer. Jon Landau demande à voir le contrat qu’il a signé avec Mike Appel. Une parodie de contrat, qui fait d’Appel le propriétaire de toutes les chansons enregistrées jusqu'à aujourd'hui. Springsteen n’a aucun droit sur ses propres créations. Il lui est même interdit d’enregistrer quoi que ce soit. Procès. Trois ans de procédure pendant lesquelles le groupe ne fait plus rien. Le E Street Band est au bord de la rupture, on commence à accepter des piges pour bouffer, et même s'inscrire aux Assedic locales ! La nouvelle se répand, plusieurs producteurs arrivent à la rescousse, proposent des sessions studio bien payées (pour Ronnie Spector) ou financent des dates de concerts (The Proceeding Tour, la tournée du procès !!). Le moral remonte petit à petit.

L’album BORN TO RUN, et sa photo de pochette magnifique, marque la véritable entrée de Bruce Springsteen dans l’industrie du disque. Alors que le monde commence à danser sur les nouveaux rythmes disco, que les dinosaures du Hard ou du Prog s’enlisent dans la surenchère, que la Californie propage l’onde Rock FM’ sur le pays, que les punk n’en sont qu’à gratter leurs premiers accords, la musique Rock hérite d’un album majeur, d’une grande richesse musicale, une peinture noire d’une communauté désœuvrée. Est-ce que l’avenir du rock passait par là ? Je n’en sais rien. Mais l’avenir de Springsteen, oui !!     

On regarde "Born to run" à Londres en 75.

Et "She's the one" (oh ce final !!)


,99



1. Thunder Road (4:47)        

2. Tenth Avenue Freeze-Out (3:09)  

3. Night (2:59) 

4. Backstreets (6:28)  

5. Born To Run (4:29)   

6. She's The One (4:28)        

7. Meeting Across The River (3:15)            

8. Jungleland (9:33)
 

10 commentaires:

  1. Big Bad Pete1/11/13 13:26

    Une merveille... comme ce qui est arrivé par la suite... et ce qui était avant n'était pas si mal !
    :o)

    RépondreSupprimer
  2. Whaaaat ? seulement 5,99 ? C'est injuste et mesquin, c'est le seul qui mérite le max, born to run ...

    Sinon, j'étais pas au courant des détails (m'en fous un peu quand même, hein, du prétendu Boss ...) de toutes ces péripéties contractuelles, toutes ces histoires de gros sous, mais je crois que son entourage de paperassiers procéduriers a quand même pas mal miné le côté artistique (pour le côté pognon, ça va, il a pas à se plaindre ...) de sa carrière. Bon, d'un autre côté, sans eux, il aurait pu végéter encore longtemps. Quadrature du cercle ...
    Et comme shuffle est pas encore passé (et qu'avec un peu de chance pour toi, il arrivera pas à publier tout le mal qu'il pense du culturiste du New Jersey), un Springsteen ça va, le E-Street Band, bonjour les dégâts ...

    RépondreSupprimer
  3. Je n'ai pas osé mettre 6/6, on m'aurait accusé de partialité...

    Ouais, on pense que l'année 75 a été sa plus belle, en réalité, c'était le désastre, cette histoire de contrat, de procès, a renforcé chez Springsteen sa méfiance, son animosité, une certaine paranoïa aussi, et l'envie d'être très vite "financièrement" indépendant. D'où l'obligation de faire des disques qui marchent, et dans les années 84, pour que ça marche, il fallait jouer le jeu de MTV et compagnie... Il s'est jeté dans les bras de Jon Landau, le seul en qui il avait confiance, ce qui a précipité sa brouille avec Van Zandt, au moment du "radio compatible" Born in The USA...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

      Supprimer
    2. Ce brouiler avec Van Zandt , c'est un peu une descente en enfer, comme in avion qui se casse la gueule !
      C'est pas le le bon Van Zandt ?

      Supprimer
  4. HRT : je ne comprends pas la question !!!

    Oui, il y a une brouille entre les deux amis d'enfance, au moment de BORN IN THE USA, pas d'accord sur la manière de gérer l'album. Springsteen s'était toujours appuyé sur Van Zandt jusqu'à, présent, une sorte de "directeur musical". Avec Landau qui prenait plus de place, Van Zandt s'est senti de trop, et Springsteen n'a pas su écouter son pote, qui a quitté le groupe juste avant la tournée de 84. Les choses se sont calmé, mais il a fallu une bonne dizaine d'année avant qu'on les retrouve ensemble sur scène...

    PS : z'avez vu la série sur canal+ "Lily Hammer" produite, écrite et interprétée par le Miami Steve, qui cabotine en clone de De Niro ?

    RépondreSupprimer
  5. Je n'ai retenu qu'une chose; "sessions d'un ennui à mourir". On ne saurait mieux dire. J'ai également appris que Springsteen était chiant, vétilleux et caractériel, ça ne m'étonne pas non plus et je comprends maintenant le surnom Le Boss, qui est à prendre très péjorativement. Avec Springsteen, on ne fait pas de la musique, on est à l'usine ou au bureau, avec le sous-sous chef sur le dos. Et tout ça pour ça? Quant à ses références, Phil Spector (qui a réussi le tour de force de faire rater un disque aux Turner de la grande époque) et Roy Orbison (le portique Schwartzkopf / Ray ban).....

    RépondreSupprimer
  6. Que de péripéties pour accoucher (dans la douleur) d'un GRAND disque ! Selon moi "Born To Run" est sans doute son plus bel album . Tout Springsteen est là en 1975 sur cette fichue galette . Il y a "Thunder Road" qui s'avère une chanson majeure et la chanson-titre qui fait ce tube tellement attendu pour sortir du trou après ses deux premiers albums qui furent des échecs commerciaux. Celà étant , après ses soucis juridiques le prochain disque paru en 1978 est un petit bijou à ne pas négliger. je cours voir s'il est chroniqué sur ce joli blog.

    RépondreSupprimer
  7. Que de péripéties pour accoucher (dans la douleur) d'un GRAND disque ! Selon moi "Born To Run" est sans doute son plus bel album . Tout Springsteen est là en 1975 sur cette fichue galette . Il y a "Thunder Road" qui s'avère une chanson majeure et la chanson-titre qui fait ce tube tellement attendu pour sortir du trou après ses deux premiers albums qui furent des échecs commerciaux. Celà étant , après ses soucis juridiques le prochain disque paru en 1978 est un petit bijou à ne pas négliger. je cours voir s'il est chroniqué sur ce joli blog.

    RépondreSupprimer
  8. Jerry, non, pas de chronique sur "Darkness" mais ça viendra sans doute, je ne veux pas saturer les ondes avec Springsteen...

    RépondreSupprimer