samedi 12 octobre 2013

Carl-Maria von WEBER – Sabine MEYER : Concertos pour Clarinette – par Claude Toon



- Bonjour, M'sieur Claude… Sabine Meyer est une grande clarinettiste m'a-t-on dit… vous confirmez ?
- Tout à fait Sonia, et en plus, elle est de ces femmes qui ont ébranlé à jamais le machisme des orchestres allemands, je vais raconter cette affaire piquante…
- Quant à Weber, c'est l'auteur de "l'invitation à la valse", je crois…
- Oui et bien d'autres choses, un grand musicien un peu éclipsé par Beethoven et Schubert, je vais y revenir… Plusieurs lecteurs m'ont sollicité pour parler de Weber, j'espère répondre à leur attente…
- Cool, moi qui adore la clarinette, j'attends avec impatience votre maquette…

Commençons par dresser un portrait de Sabine Meyer. Il n'est pas courtois de mentionner l'âge des dames mais là, c'est un détail important pour comprendre ce qui va suivre. Sabine a fêté ses 54 ans en mars. Elle commence son apprentissage avec son propre père, également clarinettiste, puis elle suit les cours de Otto Hermann à Stuttgart.
C'est là que le machisme toujours vivace intervient. Celui du monde musical en Allemagne dans les années 80. La jeune artiste, très douée, est imposée à 23 ans par Herbert von Karajan comme première soliste de la Philharmonie de Berlin en 1982 ! Mein Gott ! La première femme dans ce grand orchestre de mâles !! Elle est à l'essai, car même le dictatorial maestro autrichien doit se plier à la règle de l'orchestre qui voit cette période probatoire de 9 mois sanctionnée par un vote de l'orchestre. Sabine est virée par 73 voix contre 4 ! La raison évoquée est le timbre soi-disant inadéquat. Karajan fulmine car il sait que la vraie raison est d'ordre sexiste, mais il ne peut rien faire.
Sabine Meyer quitte Berlin en 1983 pour commencer une carrière de soliste, mais son bref passage a bousculé le dogme, les vieux de la vielle de l'orchestre partiront et des instrumentistes féminines arriveront… J'ai assisté à un concert du fabuleux orchestre allemand le 1er septembre (Simon Rattle au pupitre), les musiciennes sont nombreuses. L'altiste solo est une élégante asiatique confirmée dont le timbre de jeu était… sublime dans Stravinsky.
La carrière de Sabine comme soliste est éblouissante. Elle transcende le répertoire concertant pour la clarinette, accompagnée par les plus belles phalanges de la planète : Chicago Symphony Orchestra, San Francisco Symphony Orchestra, London Philharmonic Orchestra… Bref, toujours les mêmes…
Elle s'investit également dans le répertoire de musique de chambre particulièrement riche pour son instrument. Elle a ainsi participé à un DVD avec le quatuor Hagen (quatuor que l'on a écouté lors de la publication sur le quatuor américain de Dvořák - clic) avec au programme, les quintettes de Mozart et de… Weber, quintette que l'on va retrouver dans le CD de ce jour, mais en version orchestrale… Je vous propose la vidéo du quintette de Mozart en fin de chronique.
En l'année 2003, la consécration est atteinte avec la nomination de Sabine Meyer comme clarinette solo de l'orchestre du Festival de Lucerne. Je rappelle que gravement malade, Claudio Abbado avait dû abandonner la direction de la Philharmonie de Berlin fin des années 90. En 2003, plus vaillant, il refonde cet orchestre de festival prestigieux créé par Toscanini à Lucerne en 1938 et dissout en 1993. Cet ensemble rassemble chaque été les meilleurs solistes des orchestres européens qui admirent le charisme d'Abbado, notamment  ceux des philharmonies de Vienne et Berlin. Le top du top ! Comme quoi, les temps ont changé.
Dans la discographie, on trouve rééditées de manière permanente les interprétations des concertos pour clarinette trop méconnus et très vivants de Spohr, Krommer et surtout Stamitz.

Carl Maria von Weber est l'archétype du compositeur mal connu, voire étiqueté comme mineur. Deux raisons peuvent expliquer les a priori qui font penser que Weber est simplement le compositeur de l'opéra Le Freischütz, point barre. Premièrement, Weber est contemporain, un peu plus jeune, de l'immense Beethoven, la référence romantique au tournant des XVIIIème et XIXème siècles. Difficile de se faire une place face à un tel géant. Par ailleurs il meurt jeune, laissant une œuvre moins féconde que Beethoven ou Schubert, mais pourtant très en avance sur son temps.
Carl voit le jour en 1786. Il n'est pas très robuste. Il restera maladif toute sa vie et sera d'ailleurs emporté par la tuberculose à 40 ans, un an avant la disparition de Beethoven. L'enfant est doué pour la musique. À douze ans, le garçon reçoit les cours de Michael Haydn (petit frère du grand Joseph, un compositeur prolixe mais resté dans l'ombre de son génial aîné). Il compose déjà diverses pièces dont un opéra et une messe dont on a perdu les manuscrits…
La vie de Weber est assez mouvementée : déménagements, responsabilité de divers postes à Mannheim, Darmstadt et Prague. Il tente de s'imposer comme compositeur d'opéra. Il en écrira 9 avec bien des difficultés pour les faire jouer. Dans cette période où Napoléon met l'Europe à feu et à sang, Weber travaille beaucoup et voyage, notamment en Angleterre où sera créée la version anglaise d'Obéron. Le catalogue du musicien est important : musique de chambre, piano, symphonies, musiques de scène, et ce qui le conduira à une certaine postérité : des opéras et les œuvres pour clarinette.
Le Freischütz, est plus qu'un opéra imaginatif. Composé en 1821, l'argument marque vraiment l'entrée de l'art lyrique dans le romantisme, celui où les librettistes flirtent avec les sujets fantastiques et démoniaques. Cette histoire de chasseurs et de balles magiques fondues avec l'aide du diable dans une gorge lugubre n'annonce-t-elle pas Berlioz et sa damnation de Faust ? Euryanthe évoque un moyen-âge que n'aurait pas renié Wagner. Et enfin Obéron s'inspire de la fantasmagorie du songe d'une nuit d'été de Shakespeare. Et puis dans Euryanthe, Weber abandonne les récitatifs parlés que même Beethoven avait encore utilisés à la manière de Mozart dans Fidelio. Et oui, Weber en ce début du XIXème siècle, invente l'opéra moderne…


Depuis que Mozart a introduit le corps de basset comme instrument à part entière dans l'harmonie de ses œuvres orchestrales et dans ses célèbres concerto et quintette (clic), l'instrument est devenu "clarinette" et a pris sa forme quasi définitive (photo).
Je parlais d'un Carl Maria von Weber en avance sur son temps et attiré par les nouveautés. L'instrument agile et brillant va le passionner en cette année 1811. Il va écrire les deux concertos Opus 73 et 74 coup sur coup. Pour être précis, c'est la rencontre avec le célèbre clarinettiste Heinrich Bärmann à Darmstadt qui sera à l'origine de ces compositions.
Les hommes se lient d'amitié et le concertino opus 26 est écrit par Weber puis créé par Bärmann cette même année. Un petit bijou de 9 minutes.
Le premier mouvement est curieusement un court adagio et non un allegro. Ce mini concerto se veut dramatique et montre à quel point Weber est un homme du romantisme et un homme de théâtre, de dramaturgie. Dans l'andante central, la clarinette de Sabine Meyer caracole et oppose sa voix facétieuse à un discours plus sombre (romantique ?) de l'orchestre. Le legato enchanteur et délicat de la clarinettiste illumine l'Allegro final ludique et virtuose. L'œuvre rencontra un franc succès. Ce n'est pas une pièce maîtresse mais elle témoigne de l'inspiration de Weber. Commencée dans un climat aux accents tragiques, elle s'achève dans la gaité. Une signature du romantisme. Ecoutons l'andante.

J'ai omis de préciser que Sabine Meyer est accompagnée par l'orchestre de la Staastkappelle de Dresde. Un ensemble d'exception dirigé par Herbert Blomstedt, un chef de grand talent qui avait été déjà au centre d'un article du blog dédié à la symphonie "inachevée" de Schubert (clic).
Quand je parle de franc succès pour cette fantaisie concertante, c'est un euphémisme. Carl Maria reçoit immédiatement commande du Roi de Bavière (rien de moins) de deux concertos destinés à être chasse gardée de Heinrich Bärmann. Venu d'un si haut personnage, ce n'est pas négociable et le compositeur se met au travail avec enthousiasme pendant l'hiver.
Oh ! Au premier abord les deux concertos sont de forme classique en trois mouvements. Mais l'esprit n'est pas du tout classique. On s'éloigne de Mozart et même des concertos de Beethoven pour entrer dans l'univers romantique. La beauté et l'esthétique musicales demeurent, mais cèdent clairement le pas à l'esprit dramatique et romanesque qui va nourrir la culture artistique et littéraire du XIXème siècle.
Concerto N°1 en fa mineur
Des premières mesures de l'allegro initial se dégagent un climat grandiose. La thématique générale de l'introduction orchestrale se fait martiale en contraste avec l'entrée pudique de la clarinette à [1'12"]. La mélodie de la clarinette évoque une recherche, une ballade dans les forêts bavaroises. Sabine Meyer fait preuve d'une agilité et d'une belle clarté notamment dans cette course folle du développement [3'40]. Et puis Weber exploite toute la tessiture de l'instrument (3,5 octaves si ma mémoire est bonne), et obtient ainsi une nostalgique poésie de son instrument soliste, oscillant entre des incertitudes graves et des expressions de joies virevoltant dans les aigus. L'orchestre joue la carte de la grandeur dramatique sans jamais sombrer dans la grandiloquence. C'est le style carré et précis de Herber Blomstedt, qui convient à merveille à ce tissu orchestral qui préfigure Schumann voire Brahms
L'adagio calme le jeu. La promenade dans les douces couleurs hivernales se poursuit sereinement. Les sonorités des premières mesures ne sont pas sans évoquer quelques notes du Freischütz près de dix ans avant la composition de l'opéra phare. Le développement central fait preuve d'une belle éloquence avec un chassé-croisé de la clarinette et de l'orchestre (ah les cors…). Un climat rêveur baigne l'ensemble du mouvement. Le jeu de Sabine Meyer féminise le phrasé, pas une note poussée, un legato onctueux. Magnifique.
Le final très court conclut joyeusement et de manière allègre le concerto. Le travail orchestral est légèrement moins imaginatif que dans les passages précédents. On entend une citation proche d'un motif du final de la symphonie n°97 de Haydn. (L'une des Londoniennes – clic.) Hommage de Weber à ses maîtres.

Concerto N°2 en mi bémol majeur
Le mode majeur et surtout l'entrée de la clarinette, dès la deuxième mesure de l'allegro, suggèrent une œuvre beaucoup plus gaie voire intimiste que le premier concerto. Encore un talent de Weber : établir un contraste saisissant entre deux œuvres d'une même commande. Et puis l'entrée immédiate du soliste en ce début de l'allégro est novatrice. On ne la rencontrera à cette époque que chez Beethoven dans ses concertos de la maturité. La mélodie est guillerette. La partie de clarinette est difficile avec ses trilles dans le développement [3'12]. Il me semble que ce concerto laisse la part belle à la clarinette de manière plus marquée que dans le 1er concerto, c'est fulgurant et Sabine Meyer fait preuve d'une souplesse et d'une alacrité sans pareilles. Je n'insiste plus sur le fait que cette grande dame est l'une des meilleurs clarinettistes de notre temps ; vous l'aviez compris.
Le second mouvement est une romance notée andante. Une première phrase onirique nous met sur une fausse piste. L'andante gagne rapidement en vitalité, voire en romanesque. Nous n'entendons pas un mouvement lent classique, méditatif, mais plutôt des variations galantes et pleines d'énergie avec des changements de climats incessants. L'aspect concertant est admirablement mis en valeur par les artistes. Ensemble, ils montrent à quel point ces œuvres sont du grand, du très grand répertoire et j'avoue qu'en écrivant ces lignes à l'écoute du CD, j'en découvre des facettes bien ignorées jusqu'à présent…
Le final Alla polacca prolonge cette partie de campagne bucolique, cet esprit fantasque ressenti depuis le début de l'ouvrage. Toujours aucune emphase tant dans le jeu de Sabine Meyer que dans la battue de Herbert Blomstedt.
L'album se conclut par une transcription orchestrale du quintette pour clarinette.

Je ne donnerai pas de discographie alternative tant ce disque me semble se situer au sommet de celle-ci. Pour ceux qui préféreraient à la couleur germanique de l'orchestre de Dresde des sonorités plus légères mais drues, il existe un album plein de vie enregistré par Charles Neidich et l'ensemble américain Orpheus chamber Orchestra (4/6). Vous connaissez mon faible pour cet orchestre. Cela dit, affaire de goût mise à part, l'enregistrement de Sabine Meyer me paraît cultissime…


1 commentaire:

  1. " Il est un air pour lequel je donnerais
    Tout Rossini, tout Mozart, tout Weber,..."
    Gérard de Nerval place au même niveau ces trois compositeurs.

    Merci à Claude TOON, Weber mérite d'être mieux connu en France.
    Pour Rossini, nous en reparlerons.

    Cette petite Sabine est vraiment une clarinettiste exceptionnelle
    Très bon choix pour l'interprétation de ces œuvres,
    le deuxième concerto est moins connu que le premier.

    Mais j"aime bien aussi le cor des alpes et le son des clarines
    lors de la descente des alpages,
    moment culturel intense à Annecy, samedi dernier.
    Bon, d'accord, c'est plus lourd !
    Un anonyme discret

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