- Bonjour, M'sieur
Claude… Sabine Meyer est une grande clarinettiste m'a-t-on dit… vous confirmez
?
- Tout à fait Sonia, et
en plus, elle est de ces femmes qui ont ébranlé à jamais le machisme des
orchestres allemands, je vais raconter cette affaire piquante…
- Quant à Weber, c'est
l'auteur de "l'invitation à la valse", je crois…
- Oui et bien d'autres
choses, un grand musicien un peu éclipsé par Beethoven et Schubert, je vais y
revenir… Plusieurs lecteurs m'ont sollicité pour parler de Weber, j'espère
répondre à leur attente…
- Cool, moi qui adore la
clarinette, j'attends avec impatience votre maquette…
Commençons
par dresser un portrait de Sabine Meyer.
Il n'est pas courtois de mentionner l'âge des dames mais là, c'est un détail
important pour comprendre ce qui va suivre. Sabine a fêté ses 54 ans en mars.
Elle commence son apprentissage avec son propre père, également clarinettiste,
puis elle suit les cours de Otto Hermann
à Stuttgart.
C'est
là que le machisme toujours vivace intervient. Celui du monde musical en
Allemagne dans les années 80. La jeune artiste, très douée, est imposée à 23 ans par Herbert
von Karajan comme première soliste de la Philharmonie
de Berlin en 1982 !
Mein Gott ! La première femme dans ce grand orchestre de mâles !! Elle est à
l'essai, car même le dictatorial maestro autrichien doit se plier à la règle de
l'orchestre qui voit cette période probatoire de 9 mois sanctionnée par un vote
de l'orchestre. Sabine est virée par 73 voix
contre 4 ! La raison évoquée est le timbre soi-disant inadéquat. Karajan fulmine car il sait que la vraie
raison est d'ordre sexiste, mais il ne peut rien faire.
Sabine Meyer quitte Berlin en 1983 pour commencer une carrière de soliste, mais son bref passage
a bousculé le dogme, les vieux de la vielle de l'orchestre partiront et des
instrumentistes féminines arriveront… J'ai assisté à un concert du fabuleux
orchestre allemand le 1er septembre (Simon
Rattle au pupitre), les musiciennes sont nombreuses. L'altiste
solo est une élégante asiatique confirmée dont le timbre de jeu était…
sublime dans Stravinsky.
La
carrière de Sabine comme soliste est éblouissante. Elle transcende le répertoire
concertant pour la clarinette, accompagnée par les plus belles phalanges de la
planète : Chicago Symphony Orchestra, San Francisco Symphony Orchestra, London Philharmonic Orchestra… Bref,
toujours les mêmes…
Elle
s'investit également dans le répertoire de musique de chambre particulièrement
riche pour son instrument. Elle a ainsi participé à un DVD avec le quatuor Hagen (quatuor que l'on a écouté
lors de la publication sur le quatuor américain de Dvořák
- clic) avec au programme, les quintettes
de Mozart et de… Weber,
quintette que l'on va retrouver dans le CD
de ce jour, mais en version orchestrale… Je vous propose la vidéo du quintette
de Mozart en fin de chronique.
En
l'année 2003, la consécration est atteinte avec la nomination
de Sabine Meyer comme clarinette solo de l'orchestre du Festival de Lucerne. Je
rappelle que gravement malade, Claudio Abbado
avait dû abandonner la direction de la Philharmonie de
Berlin fin des années 90. En 2003, plus
vaillant, il refonde cet orchestre de festival prestigieux créé par Toscanini à Lucerne en 1938 et dissout en 1993.
Cet ensemble rassemble chaque été les meilleurs solistes des orchestres
européens qui admirent le charisme d'Abbado,
notamment ceux des philharmonies de Vienne et Berlin.
Le top du top ! Comme quoi, les temps ont changé.
Dans
la discographie, on trouve rééditées de manière permanente les interprétations
des concertos pour clarinette trop méconnus et très vivants de Spohr,
Krommer et surtout Stamitz.
Carl Maria von Weber est l'archétype du compositeur mal
connu, voire étiqueté comme mineur. Deux raisons peuvent expliquer les a priori
qui font penser que Weber est simplement le compositeur de l'opéra Le Freischütz,
point barre. Premièrement, Weber
est contemporain, un peu plus jeune, de l'immense Beethoven,
la référence romantique au tournant des XVIIIème et XIXème
siècles. Difficile de se faire une place face à un tel géant. Par ailleurs il
meurt jeune, laissant une œuvre moins féconde que Beethoven
ou Schubert, mais pourtant très en avance sur
son temps.
Carl voit le jour en 1786. Il n'est pas très robuste. Il restera maladif toute sa vie et
sera d'ailleurs emporté par la tuberculose à 40 ans, un an avant la disparition
de Beethoven. L'enfant est doué pour la
musique. À douze ans, le garçon reçoit les cours de Michael
Haydn (petit frère du grand Joseph,
un compositeur prolixe mais resté dans l'ombre de son génial aîné). Il compose
déjà diverses pièces dont un opéra et une messe dont on a perdu les manuscrits…
La
vie de Weber est assez mouvementée : déménagements, responsabilité de divers postes à Mannheim,
Darmstadt et Prague. Il tente de s'imposer comme compositeur d'opéra. Il en
écrira 9 avec bien des difficultés pour les faire jouer. Dans cette période où
Napoléon met l'Europe à feu et à sang, Weber
travaille beaucoup et voyage, notamment en Angleterre où sera créée la version anglaise
d'Obéron. Le catalogue du musicien est
important : musique de chambre, piano, symphonies, musiques de scène, et ce qui
le conduira à une certaine postérité : des opéras et les œuvres pour
clarinette.
Le
Freischütz, est plus qu'un opéra
imaginatif. Composé en 1821,
l'argument marque vraiment l'entrée de l'art lyrique dans le romantisme, celui
où les librettistes flirtent avec les sujets fantastiques et démoniaques. Cette
histoire de chasseurs et de balles magiques fondues avec l'aide du diable dans
une gorge lugubre n'annonce-t-elle pas Berlioz
et sa damnation de Faust ? Euryanthe évoque un moyen-âge que n'aurait
pas renié Wagner. Et enfin Obéron s'inspire de la fantasmagorie du
songe d'une nuit d'été de Shakespeare.
Et puis dans Euryanthe, Weber abandonne les récitatifs parlés que
même Beethoven avait encore utilisés à la
manière de Mozart dans Fidelio. Et oui, Weber
en ce début du XIXème siècle, invente l'opéra moderne…
Depuis
que Mozart a introduit le corps de basset comme instrument à part entière dans l'harmonie
de ses œuvres orchestrales et dans ses célèbres concerto et quintette (clic),
l'instrument est devenu "clarinette" et a pris sa forme quasi
définitive (photo).
Je
parlais d'un Carl Maria von Weber en
avance sur son temps et attiré par les nouveautés. L'instrument agile et
brillant va le passionner en cette année 1811.
Il va écrire les deux concertos Opus
73 et 74
coup sur coup. Pour être précis, c'est la rencontre avec le célèbre clarinettiste
Heinrich Bärmann
à Darmstadt qui sera à l'origine de ces compositions.
Les
hommes se lient d'amitié et le concertino opus 26 est écrit
par Weber puis créé par Bärmann
cette même année. Un petit bijou de 9 minutes.
Le
premier mouvement est curieusement un court adagio et non un allegro. Ce mini
concerto se veut dramatique et montre à quel point Weber
est un homme du romantisme et un homme de théâtre, de dramaturgie. Dans l'andante
central, la clarinette de Sabine Meyer
caracole et oppose sa voix facétieuse à un discours plus sombre (romantique ?)
de l'orchestre. Le legato enchanteur et délicat de la clarinettiste illumine l'Allegro
final ludique et virtuose. L'œuvre rencontra un franc succès. Ce n'est pas une
pièce maîtresse mais elle témoigne de l'inspiration de Weber.
Commencée dans un climat aux accents tragiques, elle s'achève dans la gaité.
Une signature du romantisme. Ecoutons l'andante.
J'ai
omis de préciser que Sabine Meyer
est accompagnée par l'orchestre de la Staastkappelle
de Dresde. Un ensemble d'exception dirigé par Herbert Blomstedt, un chef de grand talent qui
avait été déjà au centre d'un article du blog dédié à la symphonie
"inachevée" de Schubert
(clic).
Quand
je parle de franc succès pour cette fantaisie concertante, c'est un euphémisme.
Carl Maria reçoit immédiatement commande
du Roi de Bavière (rien de moins) de
deux concertos destinés à être chasse gardée de Heinrich
Bärmann. Venu d'un si haut personnage, ce
n'est pas négociable et le compositeur se met au travail avec enthousiasme
pendant l'hiver.
Oh
! Au premier abord les deux concertos sont de forme classique en trois
mouvements. Mais l'esprit n'est pas du tout classique. On s'éloigne de Mozart et même des concertos de Beethoven pour entrer dans l'univers
romantique. La beauté et l'esthétique musicales demeurent, mais cèdent clairement
le pas à l'esprit dramatique et romanesque qui va nourrir la culture artistique
et littéraire du XIXème siècle.
Concerto N°1 en fa
mineur
Des
premières mesures de l'allegro initial se dégagent un climat
grandiose. La thématique générale de l'introduction orchestrale se fait
martiale en contraste avec l'entrée pudique de la clarinette à [1'12"]. La
mélodie de la clarinette évoque une recherche, une ballade dans les forêts bavaroises.
Sabine Meyer fait preuve d'une agilité et
d'une belle clarté notamment dans cette course folle du développement [3'40]. Et puis Weber exploite toute la tessiture de
l'instrument (3,5 octaves si ma mémoire est bonne), et obtient ainsi une
nostalgique poésie de son instrument soliste, oscillant entre des incertitudes
graves et des expressions de joies virevoltant dans les aigus. L'orchestre joue
la carte de la grandeur dramatique sans jamais sombrer dans la grandiloquence.
C'est le style carré et précis de Herber
Blomstedt, qui convient à merveille à ce tissu orchestral qui
préfigure Schumann voire Brahms…
L'adagio calme le jeu.
La promenade dans les douces couleurs hivernales se poursuit sereinement. Les
sonorités des premières mesures ne sont pas sans évoquer quelques notes du Freischütz
près de dix ans avant la composition de l'opéra phare. Le développement central fait
preuve d'une belle éloquence avec un chassé-croisé de la clarinette et de
l'orchestre (ah les cors…). Un climat rêveur baigne l'ensemble du mouvement. Le
jeu de Sabine Meyer féminise le
phrasé, pas une note poussée, un legato onctueux. Magnifique.
Le
final très court conclut joyeusement et de manière allègre le concerto. Le
travail orchestral est légèrement moins imaginatif que dans les passages
précédents. On entend une citation proche d'un motif du final de la symphonie
n°97 de Haydn. (L'une des
Londoniennes – clic.) Hommage de Weber
à ses maîtres.
Concerto N°2 en mi bémol majeur
Le
mode majeur et surtout l'entrée de la clarinette, dès la deuxième mesure de l'allegro,
suggèrent une œuvre beaucoup plus gaie voire intimiste que le premier concerto.
Encore un talent de Weber : établir un contraste saisissant entre deux œuvres d'une
même commande. Et puis l'entrée immédiate du soliste en ce début de l'allégro est novatrice.
On ne la rencontrera à cette époque que chez Beethoven dans ses concertos de la
maturité. La mélodie est guillerette. La partie de clarinette est difficile
avec ses trilles dans le développement [3'12]. Il me semble que ce concerto
laisse la part belle à la clarinette de manière plus marquée que dans le 1er
concerto, c'est fulgurant et Sabine Meyer
fait preuve d'une souplesse et d'une alacrité sans pareilles.
Je n'insiste plus sur le fait que cette grande dame est l'une des meilleurs clarinettistes
de notre temps ; vous l'aviez compris.
Le
second mouvement est une romance
notée andante. Une première
phrase onirique nous met sur une fausse piste. L'andante gagne rapidement en
vitalité, voire en romanesque. Nous n'entendons pas un mouvement lent
classique, méditatif, mais plutôt des variations galantes et pleines d'énergie
avec des changements de climats incessants. L'aspect concertant est
admirablement mis en valeur par les artistes. Ensemble, ils montrent à quel
point ces œuvres sont du grand, du très grand répertoire et j'avoue qu'en
écrivant ces lignes à l'écoute du CD, j'en découvre des facettes bien ignorées
jusqu'à présent…
Le
final Alla
polacca prolonge cette partie de campagne bucolique, cet esprit
fantasque ressenti depuis le début de l'ouvrage. Toujours aucune emphase tant
dans le jeu de Sabine Meyer que dans la battue de Herbert
Blomstedt.
L'album
se conclut par une transcription orchestrale du quintette pour clarinette.
Je
ne donnerai pas de discographie alternative tant ce disque me semble se situer
au sommet de celle-ci. Pour ceux qui préféreraient à la couleur germanique de l'orchestre de Dresde des sonorités plus légères
mais drues, il existe un album plein de vie enregistré par Charles
Neidich et l'ensemble américain Orpheus
chamber Orchestra (4/6). Vous connaissez mon faible pour cet orchestre.
Cela dit, affaire de goût mise à part, l'enregistrement de Sabine
Meyer me paraît cultissime…
" Il est un air pour lequel je donnerais
RépondreSupprimerTout Rossini, tout Mozart, tout Weber,..."
Gérard de Nerval place au même niveau ces trois compositeurs.
Merci à Claude TOON, Weber mérite d'être mieux connu en France.
Pour Rossini, nous en reparlerons.
Cette petite Sabine est vraiment une clarinettiste exceptionnelle
Très bon choix pour l'interprétation de ces œuvres,
le deuxième concerto est moins connu que le premier.
Mais j"aime bien aussi le cor des alpes et le son des clarines
lors de la descente des alpages,
moment culturel intense à Annecy, samedi dernier.
Bon, d'accord, c'est plus lourd !
Un anonyme discret