Je sens une petite pointe de
déception… Non, nous ne parlerons pas du SCARFACE de Brian de Palma, opéra sanglant
construit autour du poudré Tony Montana (Al Pacino dans tous ses états), devenu
le héros des cours de récré dans les années 80-90. Nous allons nous entretenir,
pour cette causerie cinématographique, du film original qui a inspiré Brian
de Palma. Et pour les fans du genre, un lien vers les films de gangsters produits par la Warner dans les 30's : - cliquer vers l'article - (SCARFACE est
produit par United Artsist).
SCARFACE est réalisé par Howard Hawks en 1932. Histoire de replacer ce metteur en scène à sa juste place, sachez qu’il a réalisé des comédies comme L’IMPOSSIBLE MONSIEUR BEBE, LA DAME DU VENDREDI, CHERIE JE ME SENS RAJEUNIR, LES HOMMES PREFERENT LES BLONDES, ou des westerns comme LA RIVIERE ROUGE, RIO BRAVO, LA CAPTIVE AUX YEUX CLAIRS ou des polars comme LE GRAND SOMMEIL, LE PORT DE L’ANGOISE. Un palmarès proche de la perfection…
Il faut avoir à l’esprit que ces films de gangsters étaient contemporains des évènements qu’ils restituaient. Les membres de la commission Hays (qui donnera le code Hays de la censure, dès 1934) ne voulaient pas d’un tel film. Un film dont le héros serait un décalque d’Al Capone ! Scandale ! Et mâtiné de tragédie familiale incestueuse, à la Borgia ? Horreur !! Le producteur et milliardaire Howard Hugues soutient son réalisateur, mais accepte un compromis. Le film commencera par un carton indiquant : « le gouvernement tente d'endiguer ce fléau, mais c'est aussi à vous, le peuple, de réagir. Nous allons vous montrer comment ces gens-là [les gangsters] agissent ». Mais comme les types de la censure s’étranglaient toujours, ils ont demandé que l’affiche soit barrée d’un « Sans Dieu, sans amour, sans cœur, voici Scarface, la honte de la Nation ». Et une scène incongrue au milieu du film montre des journalistes, des notables, des flics, s'interroger sur la légitimité de faire intervenir l'armée pour remettre de l'ordre en ville... Une scène rajoutée ensuite. Malgré ces précautions, il fallut presque 1 an de tractations avant de sortir le film.
L’histoire est celle d’Antonio « Tony » Camonte, tueur à gage pour le compte de Johnny Lovo. Sur les instructions de son patron, il nettoie le secteur nord de Chicago, prend le contrôle des bars, pour refourguer sa marchandise. Mais assoiffé de pouvoir, Tony s’attaque aussi au secteur sud, tenu par le caïd O’Hara. Mauvaise pioche… Cela va déclencher une guerre de gangs, et Johnny Lovo va peiner à maintenir son autorité.
Le premier plan du film mériterait un paragraphe entier. Ça tombe bien, c’était bien mon intention… Extérieur nuit, une rue, un dancing, et début d’un travelling qui suit un employé balayer devant la porte. Il rentre, on le suit, il nettoie les restes d’une fête, retrouvant même un soutien-gorge parmi les cotillons. La caméra nous amène à une table, où trois types discutent. Deux se lèvent et s’en vont, le troisième reste, et gagne une cabine téléphonique au vestiaire. On le suit. Dans la profondeur de champ, on distingue au bout d’un couloir une porte s’ouvrir, une silhouette qui entre, dont on suit l’ombre sur le mur. Un pistolet surgit, coups de feu, la silhouette repart. La caméra revient vers le cadavre. L’employé entre dans le champs, pose son tablier, prend veste et chapeau, pas plus traumatisé que ça, et sort en courant, suivi par la caméra… Un plan séquence exceptionnel, qui mêle meurtre, alcool et sexe.
Le premier tiers du film met en place les personnages, les situations, les rapports de force, entre Tony Camonte et son gang, avec sa famille (sa mère, sa sœur) et les femmes. Camonte est obnubilé par le train de vie de son patron, et surtout par sa maîtresse, Poppy. Toujours à demander le prix des choses. Lorsqu’il sera le Boss, il sera très fier de montrer son bel appartement, ses chemises, son matelas ! Il prendra surtout un malin plaisir à humilier Johnny Lovo, en lui piquant Poppy. Très belle scène, où les deux hommes présentent une flamme pour allumer la clope de Poppy. On remarque que Lovo brandit un beau briquet, quand Tony tend une vulgaire allumette. Poppy choisira l’allumette.
Le
rapport entre Tony et sa sœur Cisca est aussi très intéressant, ambigu. Tony
est l’ainé, veille sur sa sœur, sa moralité, alors qu’à 18 ans elle ne pense
qu’à sortir s’amuser. Et elle jette son dévolu sur Guino Rinaldo, le pote de
Tony. Mais une phrase jette le trouble, vers la fin (je ne dévoilerai pas les
circonstances) quand Cisca dit à Tony : « tu ne m’aimes pas comme un
frère… » Un pan du film qui a été coupé, censuré, mais dont il reste des
traces ici ou là : l’inceste. La scène finale est tout à fait
éblouissante, un déluge de délire paranoïaque, de violence, la frangine
apparaissant dans l’ombre, une arme à la main, mais incapable de tirer sur son
propre frère. Elle se ralliera finalement à sa cause… Le jeu de l’actrice Ann Dvorak gagne en
intensité tout au long du film.
SCARFACE est célèbre pour ses fusillades, très réalistes, les impacts sur les murs attestant de l’utilisation de balles réelles durant le tournage. Ce n’est pas une ou deux scènes de meurtres que filme Howard Hawks, mais un empilement, une succession, chaque attentat amenant son lot de représailles. Le montage est tranchant comme un rasoir, Hawks ne laisse pas de place au recul, à la réflexion. C’est toute la mythologie du film de gangsters qui nait sous nos yeux, les bagnoles qui longent les trottoirs, les mitraillettes à camembert, pas de quartier, on tire par rafale, à travers les vitrines de magasins, et tant pis pour les dommages collatéraux. Pour marquer le destin tragique de ses personnages, et faire le décompte morbide des cadavres, Howard Hawks se sert d’un gimmick, devenu célèbre : on voit des croix à l’écran pour chaque exécution. Ça peut être l’ombre reportée d’un poteau indicateur, sur un trottoir, le croisillon d’une fenêtre, un reflet au mur, le « X » du 10 romain, comme n° de chambre d’hôtel. Et pour la scène fameuse du massacre de la St Valentin, Hawks filme d’abord une charpente métallique, avec donc plusieurs croix, puis travelling descendant vers les victimes fusillées, en ombre, avant de remonter.
Cette débauche de violence implique des moments de comédie, pas toujours bienvenus, mais nécessaires pour le public (même principe pour des films comme FRANKENSTEIN, avec la domestique qui hurle sans arrêt). Rôle dévolu au personnage d’Angelo, brave type, analphabète, qui fait office de secrétaire pour Tony. Le gag récurrent étant qu’il ne comprend jamais le nom de l’interlocuteur qui téléphone, et qu’il se présente comme le « sectaire » et non le « secrétaire ». Sauf que Hawks, sur la fin, donne une vision différente d’Angelo, qui se sacrifie, et dans un dernier souffle, parvient enfin à comprendre qui appelle Tony, avant de mourir. Superbe.
C’est Paul Muni qui interprète le rôle de Tony Camonte, le balafré, dont la carrière aurait pu être transcendée s’il avait accepté quelques années plus tard des rôles qu’Humphrey Bogart lui a finalement piqués ! Ann Dvorak, très belle, donne une réelle épaisseur au rôle de Cisca, et on croise aussi Boris Karloff (FRANKENSTEIN, LA MOMIE) dans un second rôle. Mais celui qui crève l’écran, c’est George Raft, dans le rôle de Rinaldo, dont le gimmick est resté célèbre : il joue à faire sauter une pièce de monnaie dans sa main, avant d’abattre quelqu’un. Pourquoi cette pièce ? George Raft était un danseur, peu à l’aise comme acteur au début de sa carrière, ne sachant quoi faire de ses mains. Hawks lui demanda donc de les occuper en jouant avec une pièce. Cela vous rappelle un truc ? CERTAINS L’AIMENT CHAUD (- cliquer pour relire l'article -), la comédie de Billy Wilder, où ce même George Raft jouait le rôle du gangster pourchassant Tony Curtis et Jack Lemmon. Et où il reprenait le coup de la pièce de monnaie.
La censure jugeait le film trop violent, et une nouvelle fin fut tournée, où Tony Camonte passait devant les juges avant d’être pendu. Paul Muni trouvait ça ridicule et avait refusé de tourner, on fit donc appelle à une doublure. Devant l’incohérence du résultat, le studio consentit à sortir le premier montage. SCARFACE regorge de grands moments de cinéma, comme le calendrier qui s’effeuille avec une mitraillette hurlante en surimpression, le meurtre d’un type dans un bowling, qui s’écroule, lâche sa boule, que la caméra suit jusqu’au strike. Notons aussi la course poursuite et l’accident de voiture, et le plan imaginé par Tony pour confondre Johnny Lovo qui voulait sa peau.
Après SCARFACE, c’en est fini du film de gangster à Hollywood. Si le public en fait un triomphe, il est jugé violent, amoral, honteux, par les hautes instances. C’est à la fois la quintessence et l’arrêt de mort d’un genre. Les acteurs seront désormais priés d’interpréter des flics, du bon côté de la loi. 80 ans après sa réalisation, hormis un ton dans l’interprétation inhérente à cette époque qui peut paraitre vieillotte, SCARFACE reste une démonstration de mise en scène elliptique d’une incroyable modernité, un crescendo psychotique, qui sera décalqué pendant les décennies suivantes.
SCARFACE (1932)
réal : Howard Hawks / sc : Ben Hecht, William R. Burnett, Seton I. Miller / Prod : Howard Hugues et Howard Hawks
Noir et Blanc - 1h30 - format 1:37
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