Daniel Humair, c’est d’abord
une gueule de vieux briscard, de ceux avec qui l’on aimerait deviser et choquer
un verre ou deux ! Si à 74 ans il fait figure de légende vivante, c'est pas un
hasard. Ayant joué avec les plus grands (Bud Powell, Dexter Gordon, Chet Baker,
René Urtreger, Joachim Kuhn…), ses disques sont la preuve irréfutable qu’il se
remet perpétuellement en question. Enseignant, défricheur de talents,
artiste-peintre, fin gourmet, Daniel Humair va toujours de l'avant. Sur son rétroviseur,
il y jette un oeil de temps à autre, mais pas tant que ça finalement ! Ce qui
compte pour notre vieux grenadier, c'est avant tout l'avenir ! Dans sa musique,
point de nostalgie. Témoignant d'une belle vitalité, le maître-es-batterie
publie cette année deux disques dignes d’intérêt : Project (paru chez Cristal Records)
et surtout ce SWEET & SOUR (sur le label Laborie).
Un disque axé sur la création
spontanée et l'improvisation collective. Ce nouveau collectif constitué en 2011
témoigne également de l’intérêt du batteur à s'entourer de jeunes musiciens «
parfaitement imprégnés du vocabulaire et de l'articulation jazz mais qui sont
toujours disponibles et préparés à sortir du rail à destination unique », comme
il le rappelle dans les notes de pochette qu’il a signées... Dans SWEET & SOUR, l'on trouvera donc à ses côtés trois jeunes gens bourrés de talent et
nous offrant une musique à la fois pimentée et diablement structurée, tout en
étant non conforme à l'esthétique traditionnelle.
Emile Parisien aux saxophones
ténor et soprano est ici remarquable d'inventivité, ses interventions s’avérant
d'une richesse féconde et d’une maîtrise instrumentale stupéfiante. Jérôme
Regard à la contrebasse est d’un soutien
indéfectible. Quand on sait l'exigence de Humair pour choisir ses
contrebassistes de Ray Brown à Bruno Chevillon en passant par Oscar Pettiford,
Jean-François Jenny-Clark, l’on se dit que Jérôme Regard ne peut être que le
bon choix. Rigueur implacable, sonorités rondes et boisées, souplesse
hallucinante, sens de l'écoute et de la relance : l’osmose avec ce diable de
batteur ne fait aucun doute. Enfin, et là, je dois dire que c'est une idée
géniallissime : on trouve Vincent Peirani à l'accordéon. Pour moi, ce musicien
est la révélation de ce disque. Un jeune talent que Humair avait repéré au
conservatoire national de Paris. L’association accordéon/sax ténor, soprano est
à ce point époustouflant. Pas d'accordéon musette, et encore moins un
instrument envahissant par ici, mais une singularité remarquable, de par un
travail étourdissant sur les sonorités. Car Vincent Peirani, comme vous
l'entendrez, n'a peur de rien et grâce à ses interventions, la musique devient
ici un vrai conte de fée (entre ligne mélodiques et nappes harmoniques
judicieuses)...
Ce choix de s'entourer de jeunes
prodiges est donc délibéré. Lors d'une interview accordée à Citizen Jazz,
Humair déclarait ceci : « Je ne veux absolument pas jouer avec des gens de ma
génération la musique que je faisais dans les années 60. Pour deux raisons :
d’abord ça m’emmerde et ensuite, je ne veux pas faire un produit. Je sais que
c’est la tendance, mais j’ai toujours été un peu à rebrousse-poil : si j’ai
fait du jazz, c’est pour être à rebrousse-poil. Il ne faut pas abonder dans le
sens de la demande. Il y a assez de gens qui font un service. Moi, je n’ai
jamais fait le service ». Avec cet opus, enregistré en février 2012, Humair me
semble avoir enregistré son oeuvre la plus importante ou disons la plus aboutie
depuis LIBERTÉ SURVEILLÉE. D’abord parce que ce quartette tout acoustique
présente une configuration carrément atypique, et puis le répertoire est d’une
richesse inouïe, d’une qualité d’écriture qui dépasse l’entendement. Parmi les
dix morceaux, difficile d'en extraire un, tant la palette est variée et
homogène. En tout cas, voici dix pièces savoureuses et inoubliables. La
première « A Unicorn in Captivity » est signée Jane Ira Bloom, deux sont de
Peirani, deux autres de Parisien et la dernière est de Thomas Newman (« Road To
Perdition »). Enfin, les quatre autres thèmes sont des impros collectives. En
tout et pour tout 54 minutes de musique impérissable.
Le résultat est ainsi brillant,
d'une richesse et d'une intensité peu commune, contrasté, et bourré d'humour,
de tendresse, et d'une énergie inouïe! Ainsi l’humour de « Care 4 » au cours de
laquelle Emile Parisien sort des notes telles des tâches de peintures sur une
toile, avant de nous surprendre par des lignes mélodiques de toute beauté, ou
encore « 7A3 » et « Shubertauster » dont l'évocation de l'univers de Montmartre
est pour moi un pur enchantement. L’interprétation y est non seulement
jubilatoire et énergique mais aussi d'une évidence musicale hallucinatoire,
avec des chausse-trappes et des prises de risque n'en plus finir (nos comparses
ne cessant de multiplier les variations rythmiques, passant de la valse par
exemple à des rythmes endiablés en 7/4 puis 11/4). Personnellement, je reste
encore abasourdi, scotché, par tant d'intensité et de spontanéité. Du premier
thème à la dernière pièce, l'auditeur sera comme happé par tant de variations
et de tempo irrégulier fluctuant, au point que toute autre activité lui sera
même quasiment impossible... Qui a dit que le jazz n'était pas subversif ? Un
tel haut niveau d'exigence, une telle perfection instrumentale, tout en prenant
l'auditeur à rebrousse-poil mais sans jamais l'agresser, n'est-ce pas rare de
nos jours? L'énergie et la création dans ce disque sont telles que l'on se dit
que le jazz a encore de beaux jours devant lui. Mieux, à ce niveau-là, il est
encore en devenir ! Pour nous autres auditeurs, c'est donc une sensation de bien-être
et de jubilation. Une seule envie à chaque fois : d'y revenir en espérant les
retrouver sur scène!
A
Unicorn In - 5:53
Ground
Zero - 5:27
Care
4 - 6:22
7A3
- 5:18
T2T3
- 3:15
Oppression
- 3:33
Shubertauster
- 6:17
Debsh
- 7:08
Ground
One - 4:57
Road
To Perdition - 6:37
Et on s'écoute Daniel Humair, avec son trio Peirani, Parisen et Regard..."Shubertauster"
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