On peut s'interroger parfois sur la pertinence d'exhumer des œuvres
anciennes, des manuscrits enfouis qui n'apportent pas d'innovations
musicales majeures par leur édition et leur enregistrement. Pour l'époque
baroque, je me pose souvent la question. Pour la résurrection de la messe
à 40/60 voix de Striggio, nous sommes dans la logique contraire.
Il est étonnant de constater l'engouement pour, d'une part la
redécouverte récente de cette messe d'Allesandro Striggio, et plus
généralement pour la musique généreuse et colorée de la Renaissance. En
2011, le CD de
Robert Hollingworth m'avait
déjà émerveillé. L'artiste et son ensemble
I Fagiolini réunissaient les
meilleurs spécialistes de la musique de la renaissance en Angleterre.
L'enregistrement avait fait sensation, et l'enthousiasme dont j'avais fait
état dans un petit commentaire sur un site marchand semblait largement
partagé par les mélomanes. Et puis cette année
Hervé Niquet et son
Concert Spirituel remettent le
couvert dans une approche différente (si je puis me permettre l'expression
un peu cavalière à propos d'une messe).
Comme pour le Stabat Mater de Pergolèse il y a quelques
semaines, embarquons dans la machine à remonter le temps du Deblocnot'
pour nous rendre dans l'Italie de la Renaissance.
- Mais… monsieur Toon, vous entendez quoi par 40 ou 60 voix, qu'est-ce
qu'il y a d'extraordinaire ?
- Et bien Sonia, parce que chacun des 40 chanteurs chante une mélodie
différente, alors que c'est souvent à 4 voix, même dans un chœur de 200
chanteurs et plus..
- Haaa Je vois, mais ça ne donne pas un effroyable bord… heuu
charivari… ?
- Non justement, c'est bien cela qui est extraordinaire….
Alessandro Striggio et la Messe Ecco si Beato giono
Donc, Alessandro Striggio (1540-1592), originaire de Mantoue,
marquis de son état, a vu pour la première fois sa
Messe Ecco si Beato giono
enregistrée en l'an de grâce 2011. Il n'existait pas à ma connaissance
d'enregistrement dédié à ce compositeur qui précède historiquement
Monteverdi. Je ne connaissais même pas de nom... On ne peut pas tout savoir. A
priori : une première discographique.
Striggio
va dominer la vie chez les Médicis à Florence de
1559 à 1584. Il est un remarquable violoniste qui attire les
foules. En tant que compositeur, il recourt avec aisance au contrepoint,
et surtout à des polyphonies à voix
indépendantes (jusqu'à 60 !).
Ses cahiers de madrigaux et son motet à 40 voix
Ecce beatam lucem nous étaient
parvenus.
La messe présentée dans cette chronique semblait hélas perdue. C'est le
contre-ténor
Dominique Visse, sans doute en
compagnie du musicologue
Davitt Moroney, qui a mis la main sur le manuscrit à la Bibliothèque Nationale de
France. C'est de cette découverte que sont issus les deux enregistrements
commentés. La messe est écrite pour 40 et même 60 voix dans l'Agnus Dei.
Dire que maîtriser 60 lignes de chant sans s'embrouiller nécessite un
certain esprit de synthèse est un pur euphémisme !
On précise dans certaines sources qu'il s'agit d'une "parodie" donc de la
quintessence de l'expérience et des idées musicales de toute la vie du
compositeur.
Robert Hollingworth (2011 – DECCA)
Dans l'enregistrement britannique de
Robert Hollingworth, l'œuvre distille son mystère en soulignant la richesse de la composition
qui flirte avec le style baroque flamboyant de la fin de la renaissance. Un
style qui porte déjà un regard vers le futur, celui de Gabrieli, de
Monteverdi et même de Schütz par sa complexité.
Dès l'introduction, seules quelques voix et le continuo apportent
méditation et recueillement à l'œuvre.
Robert Hollingworth développe
une à une chaque mélodie vocale, ponctue délicatement les motifs
instrumentaux. Le contrôle absolu de son grandiose effectif évite toute
confusion dans le discours. Nous baignons vraiment dans un climat de
spiritualité où surgissent, ici et là, de courts solos, des éclats de
lumières sonores magnifiées par l'écho sur les voûtes.
La polyphonie est d'une luxuriance inconnue pour cette époque. L'ouvrage
est écrit pour 40 voix soit 40 partitions rédigée chacune en mémorisant les
39 autres (sans informatique !) La partie chantée virevolte au sein des
instruments. L'instrumentation est d'une richesse étonnante. Souvent, la
musique de cette époque s'articule autour d'inflexions douces et
méditatives. Striggio recourt, notamment dans le credo, à des oppositions
piano-forte du discours voire à des crescendos brusques qui accentuent la
ferveur dramatique souhaitée. L'accompagnement instrumental de
I
Fiagiolini donne la part belle
aux cordes pincées : théorbes, mandoline et aussi à quelques cuivres qui
viennent épicer la mélopée élégiaque des cordes. La beauté de cette œuvre
préfigure les vêpres de la Vierge de Monteverdi, toute proportion gardée car
plus brève. La disposition mêle chanteurs et instrumentistes, ce qui permet
ainsi à cette musique religieuse extraordinairement vivante et radieuse de
se déployer dans l'espace sonore, de nous envelopper de ces volutes
spirituelles.
Le CD DECCA (+ DVD explicatif) est complété de divers motets et madrigaux
de Striggio qui font de ce disque une découverte importante.
Hervé Niquet (2012 – Glossa)
L'approche française
d'Hervé Niquet et de son
ensemble Le
Concert Spirituel est
particulièrement intéressante. Le chef intègre les différentes parties de
l'ordinaire de la messe
Ecco si beato giono au sein
d'une reconstitution plus vaste d'un office de style florentin. Cet office,
pouvant être joué pour la fête de la Saint-Jean, alterne ainsi diverses
pièces propres à une grande messe. La messe date de
1566 (environ).
Hervé Niquet y introduit de éléments de compositeurs postérieurs à Striggio
comme Orazio Benevolli (1605-1672) donc aussi représentant du Baroque
Monumental et, à l'inverse, de Francesco Corteccia (1502-1571), une
génération précédente de Striggio. Pour parfaire cet éventail magique de
styles et prévoir des pauses, le chef-musicologue débute la messe et propose
pour la reprise de l'Agnus Dei, des passages en Plain-chant (Anonyme), ce
qui étend encore la variété des époques représentées, ici une extension vers
l'univers Grégorien.
Quelques accords de cornet à bouquin (trombones) accompagnent un solennel
introït A cappella. Il y a une majesté dans cette introduction qui nous
renvoie au monde spiritualisé des recherches de
Marcel Perès.
Hervé Niquet conduit ses troupes avec une grande clarté, sans effet
ostentatoire. La prise de son lumineuse aère les grands passages
polyphoniques dans toutes les dimensions. Chapeau aux ingénieurs du son pour
lesquels restituer la complexité du discours relève du défi. Le choix des
instruments anciens apportent de belles touches de couleurs dans les
entrelacs des voix. Je n'ai jamais ressenti de confusion, bien au contraire,
tout est mouvance et dynamisme. Magnifique !
Ce disque va sembler indispensable à tous les amateurs de musique
religieuse et de la polyphonie. Le livret est très complet et laisse le soin
au lecteur de découvrir toutes les informations musicologiques clairement
expliquées.
J'avoue une petite préférence pour ce nouvel enregistrement par
rapport à celui de 2011. Mais se font-ils concurrence ? Pas vraiment dans le
sens ou I Fagiolini (Decca) interprétait dans la continuité la missa ecco si
beato giordo, l'album étant généreusement complété par plusieurs motets de
Striggio et une pièce de Tallis.
Très différent, avec Le Concert Spirituel, la messe charpente
magnifiquement une heure de beauté vocale. Cette architecture, mois
discographique dans le sens anthologique ou compilation du terme, justifie
la publication simultanée en DVD de cette réalisation filmée à N.D. du Liban
à Paris.
Vidéos
Robert Hollingworth et I Fagiolini : Messe à 40-60 voix de Striggio.
Hervé Niquet et le Concert Spirituel : préparation et enregistrement.
Robert Hollingworth et I Fagiolini
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