dimanche 8 juillet 2012

Striggio : Messe à 40 & 60 voix - Hervé Niquet vs Robert Hollingworth - par Claude Toon


On peut s'interroger parfois sur la pertinence d'exhumer des œuvres anciennes, des manuscrits enfouis qui n'apportent pas d'innovations musicales majeures par leur édition et leur enregistrement. Pour l'époque baroque, je me pose souvent la question. Pour la résurrection de la messe à 40/60 voix de Striggio, nous sommes dans la logique contraire.
Il est étonnant de constater l'engouement pour, d'une part la redécouverte récente de cette messe d'Allesandro Striggio, et plus généralement pour la musique généreuse et colorée de la Renaissance. En 2011, le CD de Robert Hollingworth m'avait déjà émerveillé. L'artiste et son ensemble I Fagiolini réunissaient les meilleurs spécialistes de la musique de la renaissance en Angleterre. L'enregistrement avait fait sensation, et l'enthousiasme dont j'avais fait état dans un petit commentaire sur un site marchand semblait largement partagé par les mélomanes. Et puis cette année Hervé Niquet et son Concert Spirituel remettent le couvert dans une approche différente (si je puis me permettre l'expression un peu cavalière à propos d'une messe).
Comme pour le Stabat Mater de Pergolèse il y a quelques semaines, embarquons dans la machine à remonter le temps du Deblocnot' pour nous rendre dans l'Italie de la Renaissance.
- Mais… monsieur Toon, vous entendez quoi par 40 ou 60 voix, qu'est-ce qu'il y a d'extraordinaire ?
- Et bien Sonia, parce que chacun des 40 chanteurs chante une mélodie différente, alors que c'est souvent à 4 voix, même dans un chœur de 200 chanteurs et plus..
- Haaa Je vois, mais ça ne donne pas un effroyable bord… heuu charivari… ?
- Non justement, c'est bien cela qui est extraordinaire….


 Alessandro Striggio et la Messe Ecco si Beato giono

Donc, Alessandro Striggio (1540-1592), originaire de Mantoue, marquis de son état, a vu pour la première fois sa Messe Ecco si Beato giono enregistrée en l'an de grâce 2011. Il n'existait pas à ma connaissance d'enregistrement dédié à ce compositeur qui précède historiquement Monteverdi. Je ne connaissais même pas de nom... On ne peut pas tout savoir. A priori : une première discographique.
Striggio va dominer la vie chez les Médicis à Florence de 1559 à 1584. Il est un remarquable violoniste qui attire les foules. En tant que compositeur, il recourt avec aisance au contrepoint, et surtout à des polyphonies à voix indépendantes (jusqu'à 60 !). Ses cahiers de madrigaux et son motet à 40 voix Ecce beatam lucem nous étaient parvenus.
La messe présentée dans cette chronique semblait hélas perdue. C'est le contre-ténor Dominique Visse, sans doute en compagnie du musicologue Davitt Moroney, qui a mis la main sur le manuscrit à la Bibliothèque Nationale de France. C'est de cette découverte que sont issus les deux enregistrements commentés. La messe est écrite pour 40 et même 60 voix dans l'Agnus Dei. Dire que maîtriser 60 lignes de chant sans s'embrouiller nécessite un certain esprit de synthèse est un pur euphémisme !
On précise dans certaines sources qu'il s'agit d'une "parodie" donc de la quintessence de l'expérience et des idées musicales de toute la vie du compositeur.

 Robert Hollingworth (2011 – DECCA)

Dans l'enregistrement britannique de Robert Hollingworth, l'œuvre distille son mystère en soulignant la richesse de la composition qui flirte avec le style baroque flamboyant de la fin de la renaissance. Un style qui porte déjà un regard vers le futur, celui de Gabrieli, de Monteverdi et même de Schütz par sa complexité.
Dès l'introduction, seules quelques voix et le continuo apportent méditation et recueillement à l'œuvre. Robert Hollingworth développe une à une chaque mélodie vocale, ponctue délicatement les motifs instrumentaux. Le contrôle absolu de son grandiose effectif évite toute confusion dans le discours. Nous baignons vraiment dans un climat de spiritualité où surgissent, ici et là, de courts solos, des éclats de lumières sonores magnifiées par l'écho sur les voûtes.
La polyphonie est d'une luxuriance inconnue pour cette époque. L'ouvrage est écrit pour 40 voix soit 40 partitions rédigée chacune en mémorisant les 39 autres (sans informatique !) La partie chantée virevolte au sein des instruments. L'instrumentation est d'une richesse étonnante. Souvent, la musique de cette époque s'articule autour d'inflexions douces et méditatives. Striggio recourt, notamment dans le credo, à des oppositions piano-forte du discours voire à des crescendos brusques qui accentuent la ferveur dramatique souhaitée. L'accompagnement instrumental de I Fiagiolini donne la part belle aux cordes pincées : théorbes, mandoline et aussi à quelques cuivres qui viennent épicer la mélopée élégiaque des cordes. La beauté de cette œuvre préfigure les vêpres de la Vierge de Monteverdi, toute proportion gardée car plus brève. La disposition mêle chanteurs et instrumentistes, ce qui permet ainsi à cette musique religieuse extraordinairement vivante et radieuse de se déployer dans l'espace sonore, de nous envelopper de ces volutes spirituelles.
Le CD DECCA (+ DVD explicatif) est complété de divers motets et madrigaux de Striggio qui font de ce disque une découverte importante.

 Hervé Niquet (2012 – Glossa)


L'approche française d'Hervé Niquet et de son ensemble Le Concert Spirituel est particulièrement intéressante. Le chef intègre les différentes parties de l'ordinaire de la messe Ecco si beato giono au sein d'une reconstitution plus vaste d'un office de style florentin. Cet office, pouvant être joué pour la fête de la Saint-Jean, alterne ainsi diverses pièces propres à une grande messe. La messe date de 1566 (environ).
Hervé Niquet y introduit de éléments de compositeurs postérieurs à Striggio comme Orazio Benevolli (1605-1672) donc aussi représentant du Baroque Monumental et, à l'inverse, de Francesco Corteccia (1502-1571), une génération précédente de Striggio. Pour parfaire cet éventail magique de styles et prévoir des pauses, le chef-musicologue débute la messe et propose pour la reprise de l'Agnus Dei, des passages en Plain-chant (Anonyme), ce qui étend encore la variété des époques représentées, ici une extension vers l'univers Grégorien.
Quelques accords de cornet à bouquin (trombones) accompagnent un solennel introït A cappella. Il y a une majesté dans cette introduction qui nous renvoie au monde spiritualisé des recherches de Marcel Perès.
Hervé Niquet conduit ses troupes avec une grande clarté, sans effet ostentatoire. La prise de son lumineuse aère les grands passages polyphoniques dans toutes les dimensions. Chapeau aux ingénieurs du son pour lesquels restituer la complexité du discours relève du défi. Le choix des instruments anciens apportent de belles touches de couleurs dans les entrelacs des voix. Je n'ai jamais ressenti de confusion, bien au contraire, tout est mouvance et dynamisme. Magnifique !
Ce disque va sembler indispensable à tous les amateurs de musique religieuse et de la polyphonie. Le livret est très complet et laisse le soin au lecteur de découvrir toutes les informations musicologiques clairement expliquées.
 J'avoue une petite préférence pour ce nouvel enregistrement par rapport à celui de 2011. Mais se font-ils concurrence ? Pas vraiment dans le sens ou I Fagiolini (Decca) interprétait dans la continuité la missa ecco si beato giordo, l'album étant généreusement complété par plusieurs motets de Striggio et une pièce de Tallis.
Très différent, avec Le Concert Spirituel, la messe charpente magnifiquement une heure de beauté vocale. Cette architecture, mois discographique dans le sens anthologique ou compilation du terme, justifie la publication simultanée en DVD de cette réalisation filmée à N.D. du Liban à Paris.

Vidéos


Robert Hollingworth et I Fagiolini : Messe à 40-60 voix de Striggio.



Hervé Niquet et le Concert Spirituel : préparation et enregistrement.



Hervé Niquet et le Concert Spirituel


Robert Hollingworth et I Fagiolini

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