Je dédie cette chronique à Pat Slade, il saura pourquoi…
Anton Bruckner
reste le plus inclassable, voire le plus étrange de tous les grands
compositeurs du XIXème siècle. L'homme existe à peine. Je veux dire par là
qu'écrire sa biographie a peu d'intérêt tant le compositeur semblait être
né pour composer, enseigner la musique et… rien d'autre. Dans son livre,
Paul-Gilbert Langevin choisit
de ne pas consacrer une première partie à raconter la vie de Bruckner. Il
cite quelques anecdotes au fur et à mesure de l'étude des grandes
symphonies, étude qui permet de dresser à elle seule le portrait de cet
homme.
Nota : l'ouvrage de
Langevin écrit en 1977, et
remis à jour depuis, demeure la référence bibliographique pour les
passionnés. (Édition
l'âge d'homme.)
Bienvenue à Anton Bruckner et
Günter Wand dans le Deblocnot'.
Bruckner ou le génie novateur comme malédiction
Bruckner ne s'est jamais marié, ne fréquentait aucune réception mondaine
sauf quand ses charges professionnelles l'exigeaient. On pourrait parler
d'un moine laïc dévoué à l'écriture de symphonies pour un au-delà divin,
pour un monde où le temps n'a plus de signification tangible. L'expression
"un moine" tenterait à faire croire que Bruckner était "un ménestrel du bon Dieu" comme se plaisent à dire ceux qui n'aiment pas sa musique. Non ! Bien
que grand mystique, Bruckner transcende l'inspiration religieuse banale et
dogmatique pour aboutir à un langage spirituel plus universel. La musique
de Bruckner tend à l'abstraction et en aucun cas ne s'oriente vers le rôle
sulpicien d'offices chrétiens symphoniques. Je passe la parole à
Sergiu Celibidache. Ce chef Roumain atypique servit à sa manière
(utilisant des tempos étirés jusqu'à la limite de l'exécutable) la musique
de Bruckner pour nourrir ses propres recherches sur le courant
philosophique de la phénoménologie de Husserl et sur le zen :
"Pour l'homme normal, le temps c'est ce qui vient après le début ; le
temps de Bruckner, c'est ce qui vient après la fin (...) Je suis
heureux de pouvoir encore aujourd'hui lire les lignes qu'il nous a
laissées."
Nous sommes loin de la foi du charbonnier ou des requiem et messes
empesés de Cherubini…
Bruckner est né en 1824 près de Linz et meurt à
Vienne en 1896. A dix ans le jeune garçon remplace déjà son
père à la tribune de l'orgue. Son père disparait en 1837 et le
jeune garçon va se perfectionner à l'abbaye de Saint Florian où il
se fait remarquer par ses dons, sa piété et surtout son humilité. Sa
timidité lui jouera bien des mauvais tours. En tant que personne, il sera
la risée des bien-pensants de l'Autriche impériale. Son œuvre majeur est
constitué de 11 symphonies (de
00 à 9). Elles se verront bricolées, simplifiées (amputées), réécrites par
une armée d'élèves et d'adaptateurs pas forcément animés de mauvaises
intentions. Des amis désireux de rendre exécutable et écoutable pour le
commun des musiciens et des auditeurs cette musique très en avance sur son
temps. C'est ainsi qu'il existe des myriades de versions rafistolées avec
maladresse (et même avec trahison dans l'esprit et la forme) dans
lesquelles, depuis plus d'un siècle, les musicologues essayent de trier le
bon grain de l'ivraie.
Les versions initiales des symphonies présentent une complexité
instrumentale, contrapuntique et rythmique moderne (rythme "2 + 3", usage de
triolets et quintolets). Ces innovations ont déconcerté les musiciens de
l’époque. Même des amis comme le chef Hermann Levi baissa les bras
devant la partition de la 8ème symphonie en 1887. Le pieu
Bruckner songea alors au suicide et "mutila" sa partition pendant 5 ans. Un
saccage, mais elle fit un triomphe sous la baguette de
Hans Richter en 1892. Bruckner, à l'inverse d'un
Berlioz, était facilement influençable.
Brahms lancera une Kabale ignoble contre cet admirateur du
chromatisme de Wagner, qui poussera ses recherches aux limites de la
tonalité, procédé qui annonce Mahler (son élève), le XXème siècle et l'école
de Vienne. Le compositeur n'entendra même pas toutes ses œuvres jouées de
son vivant. Depuis la seconde guerre, le symphoniste connaît une belle
revanche posthume mais ne fait pas encore les choux gras des salles de
concert hors des pays anglo-saxons.
Je resterai toujours stupéfait de l'engouement qu'avaient Hitler et ses
sbires pour cet homme bon et sa musique empreinte de spiritualité. Je pense
que la puissance titanesque de son orchestration, la rythmique sauvage et
l'analogie avec le style wagnérien dans les premiers opus fascinaient ces
butors guerriers. Rien de plus.
Brillant organiste et improvisateur, Bruckner n'a pourtant jamais écrit
pour cet instrument. Il a composé 3 messes, des motets, un Te Deum et
également un quintette.
Jamais le compositeur n'entendra son joyau…
1875. Bruckner souffre beaucoup de l'incompréhension mais décide de composer
sa 5ème symphonie, son joyau personnel. La 4ème
symphonie "Romantique", plus facile d'accès et plus courte n'a pas encore
trouvé un orchestre pour sa création. Il faudra attendre 1881, pour
entendre une version au rabais, à l'orchestration décolorée, une édition
de plus sur les 7 connues !
Près de 3 ans de travail attendent le compositeur, et après moult
réécritures, la partition est considérée comme définitive en 1878.
C'est l'aboutissement suprême du travail sur le contrepoint, un équilibre
parfait. Et curieusement, la complexité ne nuit aucunement à l'écoute
tant, chaque phrase, chaque sujet et variation prennent leur place logique
dans l'architecture. Problème : personne ne voudra la jouer. À l'époque,
les valses de Vienne des Strauss d'une durée de quelques minutes font
fureur. On joue les classiques éprouvés comme Beethoven. Aucun chef ou
orchestre ne veut se mesurer avec un monument de 75 minutes dans lequel
aucune facilité n'a été prévue, en particulier des temps de pause pour
soulager les musiciens. Jamais Bruckner n'entendra ce qu'il considère
comme le chef d'œuvre d'un compagnon du moyen-Âge. Il n'acceptera pas de
la retoucher.
En 1894, un élève âgé de trente ans, Franz Shalk, taille
dans la masse pour offrir à son professeur une première à laquelle le
vieux maître, déjà affaibli, ne pourra pas se rendre. Le travail de
Shalk, principalement sur le final, est une horreur. Ce final en
forme de sonate à double fugue comporte 39 parties entrelacées (je viens
de les compter dans le bouquin de Langevin). Toucher à une mesure d'une
telle pièce correspond à jeter en l'air un puzzle terminé, et jouer une
partie de ce qui est retombé, bref dans le contexte : une bouillie
"fanfaronnante". Il suffit aux amateurs d'aller écouter sur Deezer cette
édition dite de Doblinger par Hans Knappertsbusch à Vienne
en 1956 pour comprendre ce que je veux dire.
Günter Wand, le serviteur avisé de Bruckner…
De nos jours, il y a de très beaux enregistrements de cette symphonie. Mais
dans mon choix, je me suis imposé plusieurs règles : le recourt à l'édition
originale de 1875-78 qui permet de tout entendre avec plus de
facilité car la construction rigoureuse voulue par le compositeur est
intacte, un chef qui s'efface derrière la partition pour encore en éclaircir
le trait, une prise de son et un orchestre superlatif dans ce répertoire.
J'en ai rêvé, Günter Wand l'a fait en 1997 à la
Philharmonie de Berlin. Je citerai d'autres belles versions en fin de
chronique. Mais celle-ci est l'espoir unique de faire aimer cette symphonie
aux plus récalcitrants… :o)
- Claude, tu joues ta tête au Deblocnot' !
- Je sais Rockin', je sais……
Günter Wand s'est battu contre vents et marées pour devenir chef
d'orchestre. Son père le destinait à lui succéder à la tête de l'entreprise
familiale. Il part sans un sou étudier à Munich. Malgré la
dépression, il lutte, assure des petits boulots au
théâtre de Wuppertal et réalisera son rêve en devenant
directeur de l'orchestre de Cologne de 1945 à 1975 !
Les difficultés avaient endurci le chef réputé pour son intransigeance
musicale. De 1982 à 1990, il sera directeur de l'orchestre de
la NDR de Hambourg. Il a enregistré 3 intégrales du cycle brucknérien
dont une à Cologne et une autre à Hambourg. Octogénaire il commencera une
ultime intégrale, avec la Philharmonie de Berlin à raison d'un
concert donné 3 jours chaque année. Les meilleures prises des live donneront
ainsi les enregistrements des symphonies 4, 5, 7, 8 et 9 avant que la mort interrompe ce chant du cygne en 2002.
La symphonie est classique dans sa forme en quatre mouvements, classique
aussi pour son orchestration (2/2/2/2 - 4/3/3/(1) - Timbales et
cordes).
Détailler chaque mouvement occuperait 4 chroniques et n'aurait aucun
intérêt dans cette rencontre avec le compositeur autrichien. En écoutant
si nécessaire la vidéo placée en fin d'article, partons à la découverte du
style de Bruckner, de ce qui caractérise son écriture à la fois secrète et
monumentale.
1 – Allegro (Introduction adagio - Allegro)
: le mouvement débute sur un motif symétrique de 4 notes descendantes
puis 4 montantes en pizzicato pianissimo, une introduction très humble et
inhabituelle par sa douceur chez Bruckner. On pourrait parler de
succession "d'octolets" si cela existait, ou encore citer l'expression de
Langevin : l'échelle céleste. Un thème mystérieux et ondulant des cordes
se superpose à cette marche pizzicato pour nous inviter à pénétrer un
monde hors du temps terrestre. [0'54] l'orchestre complet énonce
brutalement l'ébauche d'un choral qui s'interrompt dans le silence. Un
silence infinitésimal qui laisse les cuivres seuls compléter avec grandeur
ce choral qui est répété deux fois. [1'40] un thème altier (une nouvelle
idée) s'élance pour voir resurgir le choral qui est suivi d'une jolie
mélodie méditative qui à nouveau, etc. etc.
Tout l'art de Bruckner est déjà là : le mystère, les ruptures brutales de
ton, l'entrelacs d'innombrables idées qui structurent un flot musical
d'une immense richesse mais jamais répétitif, une maîtrise géniale du
contrepoint qui malgré la complexité apporte à tout moment des éclairages
différents et des surprises. Tous ces thèmes et mélodies sont des
leitmotivs qui ressurgissent ici et là et nous emportent dans une
architecture cohérente dans des mouvements monolithiques qui peuvent
approcher les 30 minutes. Bruckner sait nous prendre par la main sans
jamais nous perdre. Encore faut-il que le chef canalise ce flux avec
rigueur, et à ce jeu difficile Günter Wand s'y entend après tant d'années
partagées avec le monde intemporel du compositeur.
Le maestro allemand épouse la partition. Beaucoup de chefs plus
hédonistes ajoutent à ce qui est écrit des effets romantiques ou
métaphysiques avec plus ou moins de bonheur. La polyphonie et les
réminiscences des différents motifs et variations s'en trouvent altérées.
Car si la sensibilité d'un artiste correspond à ce qu'il veut ou voudrait
exprimer, la sensibilité de l'auditeur peut être tout autre, et donc gênée
par un discours qui va lui paraître abscons. Wand le sait et adopte des
tempos d'une grande régularité, une précision et une clarté absolues. Il
est difficile de trouver une interprétation d'une plus grande limpidité et
qui suggère l'évidence du propos. Plus cosmique ? Sans doute, chez Jochum
ou Celibidache par exemple. J'avoue que le final de cette symphonie m'a
posé problème pendant 20 ans, jusqu'à l'audition, un matin sur
l'autoradio, de ce final par Wand à Hambourg. Ce fut la révélation, la
logique enfin accessible. D'ailleurs, en tant que collectionneur d'une
bonne demi-douzaine de versions de chaque symphonie, pour cette
5ème, c'est simple, seulement 3 : Wand à Hambourg et à Berlin
et Celibidache à Munich, point !
Attention, Günther Wand n'est pas un métronome savant ou un simple
metteur en scène orchestral. Il sait distiller une grande émotion, une
sérénité dans les passages les plus intimes. En jouant sur la subtile
sonorité proposée par des musiciens de talents, il sait nous émouvoir au
plus profond, exemple à [9'51] : le dialogue sidéral des bois, flutes et
cors rejoint par une tendre mélopée des cordes… Magique !
2 – Adagio (Très lentement)
: Bruckner reprend l'idée d'une ouverture pizzicato en ajoutant un chant
poétique du hautbois. Il émane de cette mélodie nostalgique une solitude
méditative. (C'est ce second recours au pizzicati qui donna à l'œuvre le
surnom moqueur de "symphonie des pizzicati".) [2'11] Un somptueux thème
noble et élégiaque s'élance, sans doute l'un des plus émouvant de
Bruckner. L'esprit ascensionnel de ce thème sera repris et développé un
peu tard bien évidement. Il existe une œuvre pour piano de Liszt intitulée
"Bénédiction de Dieu dans la solitude". On pourrait établir une similitude
d'inspiration à travers ce titre et cet adagio. Cela dit, le manque total
d'emphase dans l'écriture et de pathos dans la direction du chef humanise
la musique de Bruckner. On pourra même discerner une joie simple et tendre
dans le développement vers [9'10]. Et puis contrairement aux symphonies à
venir, il n'y a aucune intervention abrupte de tutti puissants et
dramatiques dans cet adagio, ces éclats qui font penser à des clusters et
qui dramatisent le climat. L'adagio se termine sereinement.
3 – Scherzo Molto vivace (vite)
: Le scherzo est souvent le point faible des symphonies de Bruckner du fait
de leur formalisme da capo avec un trio central. Curieusement celui-ci
échappe à la banalité par l'opposition de ses thèmes joyeux et pastoraux. On
pourra tout imaginer : l'évocation d'un monde terrestre avec son agitation
parfois grotesque, une poursuite dans les bois lors d'une partie de chasse.
Comme ses contemporains, Bruckner ne dédaignait pas insérer des éléments
folkloriques et populaires dans sa musique. Le joli et élégant trio n'est
pas sans suggérer une fête villageoise… L'énergie transparente de Wand rend
justice à cet espiègle intermède indispensable pour reposer et préparer
l'auditeur au gigantesque final.
4 – Finale – Adagio - Allegro moderato
: Se vider l'esprit, telle est la clé pour affronter les 25' de ce final.
Par ailleurs, il est important de se rappeler que Bruckner était un
organiste de talent. Nous allons retrouver cette capacité à faire sonner son
orchestre comme un grand orgue, en distribuant les jeux et les registres
dans une structure contrapunctique qui défie l'imagination. Pour nous
préparer à l'écoute, Bruckner (à l'instar de Beethoven dans le final de la
9ème) cite un à un des thèmes des mouvements précédents. [1'30]
le final commence et ne nous lâchera plus. On songe au début d'une fugue.
Bruckner va varier à l'infini les thèmes, les métamorphoser au gré d'un jeu
allègre. C'est là que l'art de Wand se révèle : jamais de cuivres
tonitruants, de la délicatesse dans une musique qui traîne encore la
réputation du "colossal germanique", quelle connerie ! [7'25] Première
allusion à ce que sera le choral final, lui d'une puissance titanesque. Le
legato et la précision des enchaînements rend tout à fait lisible et
passionnant ce qui ne l'est pas souvent. Bon, je ne vous cacherai pas qu'une
bonne mémoire auditive est de mise pour savourer toute la complexité du
morceau. J'ai déjà beaucoup écrit, je conclus. [21'50] La coda culmine dans
un choral où, le moindre excès conduit inévitablement à la tonitruance du
plus mauvais goût "barbaresque et teutonique". Merci à Günter Wand de nous
épargner cela et de nous offrir une simple joie triomphale.
Je ne le répète plus. Servir Bruckner, c'est utiliser les cartes de la
précision, de la rigueur des tempos, de l'équilibre entre les pupitres.
Bref c'est le style Günter Wand.
Discographie alternative
La revue Classica a consacré dans un numéro récent une écoute "en aveugle" de 6 enregistrements de cette symphonie. Curieusement Claudio Abbado était présent sur le podium avec comme argument "peu de mysticisme'. C'est un peu surprenant, car un Bruckner non mystique est un concept qui m'échappe un tantinet !! Cela dit surement une grande version hélas indisponible. A l'opposé, Bernard Haitink, qui signa une des premières intégrales dans les années 60. À Vienne en 1998 il joue la carte du "mysticisme et de la douleur résignée", là encore un CD indisponible sur la marché neuf. La version de Günther Wand à Berlin a été notée "admirable et un peu austère". Je suis assez d'accord, mais chez Bruckner l'austérité rime avec humilité et sert plutôt bien cette musique solidement charpentée. Bien entendu Eugen Jochum, lui aussi pionnier des intégrales, était présent avec l'enregistrement au Concertgbouw d'Amsterdam. Son intégrale des années 60, utilisant des éditions hélas discutables, est toujours éditée chez Dgg.
Moins passionnantes pour diverses raisons :
Herbert von Karajan dans les années 70 (une intégrale assez
inaboutie chez ce chef qui a fait beaucoup mieux à d'autres moments de sa
carrière) et Nikolaus Harnoncourt. Je partage aussi ce point de
vue.
J'ajoute à ce choix la version de Sergiu Celibidache. Avec ses
1H30, le chef iconoclaste nous entraîne dans un univers métaphysique voire
extatique qui séduira les amateurs de sciences occultes. Disponible dans
un coffret à prix modique et en album à prix très fort.
Vidéos
Günter Wand. À 86 ans, le vieux chef déjà handicapé suite à une attaque dirige l'Orchestre de la Philharmonie de Berlin en Live.
Passionnant commentaire. En effet, les qualités analytiques de Wand font du bien à Bruckner, et nous extirpe de la torpeur des encensoirs.
RépondreSupprimerQuant à la version Jochum, si vous évoquez celle du 30-31 mai 1964, précisons qu'elle n'est pas jouée "au" Concertgebouw, mais par le Concertgebouworkest, capté en concert à l'abbaye d'Ottobeuren.
Cordialement,
Penthésilée