Une petite innovation dans cette chronique "classique" du Deblocnot', un
même programme, deux chefs russes dont un tyran de la baguette et, j'y
viens, la nouveauté : deux supports différents CD ou DVD.
Le légendaire enregistrement d'Evgeny Mravinski n'a jamais quitté le
catalogue (vinyle et CD) depuis 1961 et reste considéré comme LA référence
dans l'interprétation des trois dernières symphonies de Tchaikovsky. Et
puis voilà que Valery Gergiev, toujours avec son look "western-spaghetti",
vient pousser de l'épaule feu le maestro despotique de l'ex Philharmonie
de Leningrad avec un DVD réalisé salle Pleyel en 2010. CD ou DVD ? Un DVD
bien filmé, c'est le cas ici, permet de zoomer sur tel et tel solo
instrumental et avec une bonne TV, le son est tout à fait acceptable et
aide le néophyte à découvrir la richesse orchestrale.
Votre chroniqueur préférant "mettre la ceinture et les bretelles" (quel
film Luc ?) coupe le son TV et renvoie le son sur une chaîne audiophile…
Alors là, mes amis, c'est du grand, du très grand Gergiev en chair et en
os !
La trilogie symphonique du "Destin", 4, 5 et 6 "Pathétique"
Coté musicologique, je ne vais pas épiloguer. Les symphonies 4, 5 et 6
"Pathétique" sont trois joyaux de l'histoire de la symphonie, au même titre
que celles de Beethoven ou Brahms. Point barre ! Après, c'est les goûts et
les couleurs…
Ces trois symphonies, aboutissement symphonique du génie de Tchaïkovski,
forment une trilogie dite du "destin" (fatum). Elles sont toutes les trois
d'une dimension ambitieuse (45') et d'une inventivité inouïe. Quant à
l'impact émotionnel…
La 4ème symphonie en fa mineur opus 36 a été composée en 1877 et
est dédiée à Nadejda von Meck, sa mécène.
La 5ème symphonie en mi mineur opus 64 a été composée en 1888 et
est dédiée à Theodore Avé-Lallemant.
La 6ème
symphonie en si mineur opus 74 "Pathétique" date de 1893 et est dédiée à
Vladimir Davydov, Tchaïkovski mourra 9 jours après la création et l'œuvre
recevra alors son sous-titre. Une trilogie en modes mineurs, trois modes
tragiques pour cet homme écorché par la vie…
Pour une courte biographie de Tchaikovski, rendez-vous à la chronique :
hilary Hahn... quelques concertos.
Décoré de plusieurs ordres de Lénine, mais exigeant des funérailles suivant
le rite orthodoxe, un soutien marqué à son ami de galère stalinienne
Dmitri Chostakovitch, mais le refus de créer sa provocante 4ème
symphonie en 1961, alors qu'il avait soutenu la 5ème en 1936 aux
pires époques des purges : une tête dure, le bonhomme.
Il règne sans partage sur le Philharmonique de Leningrad pendant 50 ans
(1938-1988). On raconte que les musiciens arrivaient une heure avant les
répétions la peur au ventre, craignant sans cesse de se faire tancer en
reprenant à l'infini quelques mesures jusqu'à la perfection absolue exigée
de son orchestre et de lui-même par le maître. Interdiction à quiconque
d'assister à ces séances ou alors caché derrière les colonnes de la salle.
Tout cela fleure bon la mythomanie mais quel résultat ! Et puis cette
autorité aura permis à des apparatchiks comme Jdanov de ne même plus
oser contredire le maestro ! La résistance pour défendre l'art par la
mauvaise humeur, ça marche. Il sera le mentor de Kurt Sanderling, son
assistant dès 1942 et de Marris Jansons et de… Valery Gergiev,
ses élèves.
Comme Celibidache, Mravinski n'aimait guère le disque et son
coté réducteur qui gommait à son sens toute la finesse qu'il tentait
d'insuffler dans son art. Ces trois symphonies captées en studio au
Wembley Town Hall de Londres sont une exception. L'enregistrement eut
lieu lors d'une des rares tournées, Mravinsky n'acceptant de jouer que dans
des salles ayant une acoustique comparable à celle de la Philharmonie de
Leningrad, notamment le Musikverein de Vienne. Depuis sa mort, et
après la chute du mur de Berlin, un patrimoine de Live enregistrés à la
Radio est venu garnir une très belle discographie. Le son n'est pas toujours
au rendez-vous, Melodya n'étant ni Dgg ni Decca ! Les
parutions sont anarchiques et parfois techniquement médiocres. L'ensemble
réuni par Erato (10 CD) est exemplaire. DoRéMi a restauré une
intégrale Brahms cataclysmique.
Valery Gergiev
Nous avons déjà fait la connaissance de cet artiste prolifique et proche de
son public dans une chronique consacrée à la
symphonie N°11 de Dmitri Chostakovitch avec l'orchestre Mariinsky de Saint-Pétersbourg qu'il a créé en 1988. Il
continue d'explorer et surtout de renouveler l'interprétation du patrimoine
de son pays et nous livre ici un DVD qui fera date…
Mravinsky le cosaque de l'âme russe
La 4ème symphonie s'ouvre sur une fanfare ébouriffante,
une charge de cosaques. Comme pour la 5ème de Beethoven (pam pam
pam pammmm), le destin frappe à la porte. Fidèle à son image
d'autoritariste, Mravinsky nous l'assène dans une perspective inexorable.
Pour Mravisnky l'homme russe sait faire face à un destin qui ne peut jamais
être un long fleuve tranquille. Comme dans les ouvertures dramatiques,
Roméo et Juliette ou Francesca da Rimini, les thèmes
s'entrechoquent dans des méandres aventureux. La clarté de la mise en place
symphonique est d'une exemplarité qui explique le succès jamais démenti de
cette trilogie discographique. Le discours est viril et contrasté, les
instrumentistes se relaient comme autant de solistes de concertos.
Mravinski exalte la quintessence de l'âme russe, l'extériorisation excessive
des sentiments que l'on retrouve sur les visages des films
d'Eisenstein. Jamais une seconde d'ennui ou le moindre sentiment de
répétition ne vient ternir ce long mouvement d'une précision orchestrale
idéale.
Toujours dans cette 4ème symphonie, dans l'andantino, l'étrange
et féérique dialogue des bois et flûtes, tellement articulé sous la baguette
du chef, nous rappelle à quel point Tchaïkovski est un orchestrateur
de génie. Tendre, nostalgique, mélancolie des steppes et de la forêt, à
chacun de construire ses images, la palette du maître propose toutes les
couleurs possibles.
Mravinsky fait preuve d'une verve amusée voire survoltée tant dans le
Scherzo en pizicatti que dans la fête débridée du final. Impossible de
cravacher un orchestre avec plus d'énergie pour chasser toute angoisse, mais
attention, le thème initial scandé par une fanfare toujours aussi offensive
s'interpose… sans grand succès.
Dans la 5ème symphonie, on
retrouve bien entendu ces tensions dramatiques, les affres exacerbés qui
hantaient l'âme du compositeur russe. Les premières mesures, sombres, avec
leur thème accablé à la clarinette renvoient à l'évidence au fatum (destin),
esprit qui structure les trois symphonies. Ce mouvement ne retrouve pas la
douleur habituellement rencontrée sous la baguette de Mravinsky. Une fois de
plus le chef énergique s'introduit dans la musique, dresse un auto-portait
de son énergie, de son souci de perfection en sculptant avec détermination
le phrasé. C'est passionnant à chaque mesure, car passionnée et sans aucune
dérive vers un misérabilisme désuet.
Dans l'andante cantabile, Mravinsky impose un léger vibrato au cor solo qui
avec la reprise de la clarinette et du hautbois attenue le climat lugubre de
la mélodie au bénéfice d'une complainte plus aérienne. Le tempo assez rapide
évite une fois de plus tout épanchement dans ce mouvement qui semble parfois
trop développé. Le flot musical insouciant et méditatif nous entraîne dans
la lignée de ses chants russes, orthodoxes ou non, et de leur touchante
ferveur. Dans la valse, la fluidité des cordes apporte enfin la lumière
espérée. Dans le final Andante – Allegro – Presto, Mravisnky joue la carte
de la furie, de la danse, s'oppose au destin. Martial, souverain, le chef a
vaincu. Magnifique et fort, sans la moindre lourdeur, point faible de
maintes interprétations de ce mouvement.
Dans l'ultime 6ème symphonie dite
"Pathétique", je ne vais pas me répéter. Il faudrait une chronique pour elle
seule, et d'ailleurs pourquoi ? Dans ce chant du cygne, on retrouve dans la
douloureuse exposition la présence d'un destin aussi terrible
qu'omniprésent. Et justement, Mravinsky évite le pathétisme suggéré par le
sous-titre. Sa direction reste carrée, puissante, sans la langueur que
certain attribue trop promptement aux musiques slaves. La valse qui sert de
second mouvement n'a jamais si bien mérité son tempo Allegro con grazia.
Dans le célèbre adagio final, Mravinsky-Tchaikovsky livrent enfin leurs
sombres pensées. Loin des effusions grandiloquentes, le chef russe maintient
une douloureuse sobriété qui nous étreint. Certes, la violence dans le refus
de l'inexorable est bien là, mais dans une pudique intériorité.
C'est cela l'univers de Mravinski, tout sauf un Tchaïkovski larmoyant, mais
un trait incisif, un rubato musclé, une intensité déraisonnable des climats
et des sentiments. Aucun chef occidental n'a su, à ma connaissance,
déchaîner un torrent symphonique aussi décoiffant dans cette musique.
Après avoir réécouté attentivement les trois symphonies pour écrire ces
lignes, je pense vraiment qu'il est difficile de ne pas aimer ce romantisme
paroxystique joué d'une manière aussi virtuose. Je possède les beaux
enregistrements d'Herbert von Karajan à Berlin. Les sonorités sont sublimes,
les enregistrements dynamiques, mais qu'on le veuille ou non, c'est plus
esthétisant, moins bouleversant.
Gergiev le poète de la joie et du drame
Dans la 4ème symphonie la fanfare
introductive invoquée par Valery Gergiev apparait moins violente que chez
Mravinsky, plus ouverte vers des espoirs d'une vie moins dramatique. La
beauté élégiaque de l'énoncé du premier thème dénie la résignation face au
destin. Comme souvent, Gergiev tisse un lien entre son orchestre, la musique
et son publique. Il ne nous impose pas les tourments et joie de Tchaïkovski
mais nous invite à partager ses interrogations. Les instrumentistes de
l'orchestre Marrinsky adoptent un ton mélodique moins dru, plus tendre.
C'est chaleureux, contrasté et émouvant. Il y a une sérénité dans le
discours qui met en avant joie et sensualité qui émaille toute vie d'homme.
Gergiev apporte un climat de poésie qui s'oppose avec force au thème du
destin jamais répété de manière péremptoire. Les fanfares du destin sonnent
avec un réalisme sonore typique du concert, avec un certain recul, donc avec
moins d'effet dramatique. À l'hiératisme de Mravinky, Gergiev oppose une
fragilité, une valse triste (au sens figuré). Mravinsky se voulait seul avec
Tchaikovsky. Il y parvenait dans une osmose, une communion avec la
partition, guidant la puissance du trait. Valery Gergiev nous bouleverse par
l'humanité habitant cette musique et qu'il nous transmet.
On retrouve la sensibilité et la fraternité slaves dans la sensuelle
mélopée et les intimes dialogues des bois de l'andantino. Gergiev aboutit à
l'un de ces rares moments de cohérence totale dans l'interprétation d'une
œuvre. L'orchestre Mariinsky a atteint ces dernières années (travail, achat
d'instruments de meilleure facture) une sonorité claire et soyeuse qui le
hisse au rang d'un des meilleurs orchestres de la planète. On pourra même
préférer cette délicate couleur aux accents drus, même si d'une précision
époustouflante, du philharmonique de Leningrad des grandes années. Je pense
que voir Gergiev diriger, immergé dans les mélodies, et la qualité
supérieure de la prise de son concourent grandement à cette émotion qui nous
étreint ; aucun détail de ce chef d'œuvre ne nous échappe grâce à l'aide
visuelle apportée par le très beau montage vidéo.
Dans le final festif, là encore on ne rencontre aucune rage de vivre comme
chez son aîné, mais plutôt un sentiment de fête villageoise qui n'aura
certes qu'un temps, et dont il faut épouser l'instant idyllique. Tchaïkovski
disait "Réjouis-toi de la joie des autres, on peut quand même vivre…".
Bien vu Maestro.
Dans la 5ème symphonie, Valery
Gergiev use des mêmes oppositions marquées entre ivresse et mélancolie, le
jeu des reflets entre les milles facettes poignantes de cette musique gorgée
de passion. Plus sobre que chez Mravinsky, la douceur du trait et le naturel
des timbres de l'andantino suggèrent une rêverie nocturne.
Le final moins volcanique qu'avec l'orchestre de Leningrad privilégie une
forme de retour au bonheur du moment, une débauche d'énergie positive. Il en
est de même pour le presto martial conclusif, très nuancé. Gergiev redonne
vie à l'âme russe de cette musique mais la modernise enfin, en magnifiant sa
complexité en complicité avec son orchestre virtuose.
Dans la 6ème symphonie, la sombre
introduction aux cordes graves et basson assure le lien thématique du destin
avec la 5ème symphonie. Gergiev tisse un climat presque glacial.
Les premiers thèmes à l'inverse paraissent enjoués. Le maestro aborde le jeu
des sentiments contradictoires de l'adagio initial avec un legato d'une
ductilité incomparable. Pas une note, pas un dialogue ne fait office de
simple transition. Peu de gravité, mais un kaléidoscope d'émotions
antinomiques animées par mille sonorités. Il saura maintenir cette richesse
et cette profondeur dans le développement (Allegro), puis dans les deux
mouvements médians, un dramatisme sans esbroufe hédoniste de chef en
recherche de performance survoltée. On pourra retrouver une approche
mahlérienne dans le contraste marqué entre l'évocation des moments de
bonheurs simples (valse de l'allegro con grazia) et les angoisses
existentielles face au destin ultime nommée "mort" (Allegro en forme de Dies
irae du premier mouvement). Mahler, une autre passion de ce chef.
Gergiev introduit lentement l'adagio conclusif de cette "Pathétique", une
atmosphère quasi lugubre. Ce n'est que mesure après mesure que, du néant va
surgir la musique oppressée de tristesse. Le chef atteint ainsi un paroxysme
dramatique en fin de développement avant d'abandonner le compositeur à ses
regrets jusqu'au silence. Un chagrin fort, désespéré que Gergiev
contrôle jusqu'au retour au néant initial. Comme le chef le dit très
bien dans son Bonus (en anglais), que pouvait ajouter après la dernière
mesure Tchaïkovski ? La salle reste pétrifiée pendant presque une minute
avant d'oser applaudir.
Vidéos
Evgeny Mravinsky : les 4ème à 6ème symphonies avec le LPO dans leur intégralité.
Valery Gergiev en concert à Baden-Baden en 2008 : le
final de la 5ème symphonie avec, bien entendu, l'orchestre
Mariinsky.
Enfin, Gergiev à Pleyel en 2010 dans le début de l'andantino (2ème mouvement) de la 4ème symphonie (extrait du DVD).
Pour l'album de 2 CDs Dgg et le DVD Mariinsky.
Que rajouter d'autre ??? rien !!! hormis qu'il y a eu tellement d'enregistrement de la pathétique ,on peut ce demander si il y a une version de référence ! je pensais que tu ferais une chronique de ses six symphonies , j'ai toujours eu un faible pour la une en sol mineur " rêve d'hiver" ! Mais bon , ce n'est pas grave ! En attendant ,encore une critique au petit oignons.....comme d'habitude !!!
RépondreSupprimerMerci Pat,
SupprimerOn trouve souvent les trois dernières symphonies groupées dans ce cycle dit "du destin". Pour Mravinsky, il existe les live des deux dernières chez Erato. C'est toujours au sommet même à 80 ans ! Pour la "Pathétique", en effet la notion de référence devient difficile quand on pense à Ormandy, Bernstein (58' !), Riccardo Mutti, etc., etc.
Je note qu'en effet les trois premières seront à commenter... J'ai un excellent CD des deux premières (1-"Rêve d'hiver") par Tilson Thomas et Abbado pour la 2 "petite Russie" (son premier disque chez Dgg à la fin des années 60). La 3ème m'a paru toujours un peu moins inspirée, sauf par Karajan que je cite au passage.
Je crains que tu doives me les remonter... les bretelles, car je ne connaissais pas cette expression, ni le film où on l'entend !
RépondreSupprimerIl était une fois dans l'ouest.
SupprimerQuand Franck (Henri Fonda) descend son espion minable et barbu qui s'est fait repéré, il croit bon d'ajouter "J'aime pas les gars qui porte à la fois une ceinture et des bretelles, ça montre qu'ils ont peur de perdre leur pantalon..." (sans doute pas in extenso) et pam pam, une balle dans chacune des bretelles (donc des poumons) ! Il vise bien le Henry....
Honte sur moi et ma famille pour encore 15 générations... Et dire que j'ai chroniqué "Il était une fois dans l'ouest" ici même...
RépondreSupprimerLucio, laisse ta famille en dehors de tout ça! Suis sur le cul moi aussi!!!!!!!!!!!!
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