vendredi 30 mars 2012

LE MONDE SELON GARP de John Irving (1978) par Luc B.



Voilà un roman tout à fait épatant, formidable, gourmand, drôle et tragique à la fois. Paru en 1978, il a fait la fortune de son auteur, l’écrivain américain John Irving, qui jusque-là se contentait de succès d’estime. C’est à la fois un hymne à l’imagination, et une œuvre largement autobiographique, l’auteur parsemant son histoire de détails et situations vécues.

L’histoire commence en 1942, dans un cinéma de Boston, où l’infirmière Jenny Fields se débarrasse d’un GI trop entreprenant à coups de scalpel. Halte à la concupiscence ! Tel sera le mot d’ordre de cette jeune femme, qui scandalisera son entourage en annonçant qu’elle souhaite être mère, sans pour autant vouloir d’un homme dans sa vie. Le hasard laissera sur sa route un mitrailleur blessé à la tête, qui avant de trépasser lui fournira la matière première à une fécondation ! Une scène d’anthologie (parmi  tant d’autres) ! Neuf mois plus tard, nait le petit Garp. Jenny élèvera seule son fils, ira travailler dans un collège, où Garp découvrira la lutte, et surtout, Hélène, la fille de son entraineur. Plus tard encore, la mère et le fils s’expatrieront à Vienne, en Autriche (autre scène d’anthologie avec les prostituées) avant de revenir aux États Unis. Jenny Fields et Garp ont un point commun. L’écriture. Elle racontera son expérience dans un récit autobiographique intitulé « Sexuellement suspecte » qui fera sa gloire, et deviendra malgré elle l'égérie des féministes les plus radicales. De son côté, Garp s’essaie aussi à l’écriture, pour séduire celle qu’il a décidé d’épouser.

Une multitude de personnages viendront compléter ce roman, aux milles péripéties. Des créations cocasses, comme Roberta (anciennement Robert,  ex-footballeur américain !), la névrosée et nymphomane madame Ralph, les Percy, ou les fameuses ellenjamesiennes, groupuscule féministe qui tient son nom de la petite Ellen James, 11 ans, violée, et dont l’agresseur lui avait coupé la langue pour ne pas qu’elle le dénonce. Ce fait divers ayant ému l’opinion, des femmes s’étaient mutilées en se coupant la langue par solidarité ! Personnages récurrents, les ellenjamesiennes donneront matières à de grandes scènes comiques. LE MONDE SELON GARP est un bouquin qui embrasse tellement de thèmes, de réflexions, qu’il est difficile à résumer, à cerner. C’est un livre sur les rapports hommes-femmes, mère-fils, sur la sexualité (halte à la concupiscence !), l’amour, la paternité, sur la vie, et sur la mort, mais aussi sur la création littéraire, et l’interaction de la vie réelle sur la vie romancée, le pouvoir de l’imagination. A plusieurs reprises, John Irving reproduit les œuvres de son héros Garp, et il est évidemment amusant de faire les rapprochements avec ce qu’il vient de nous raconter. La vie de Garp et ses écrits sont intimement liés, le moindre évènement privé, intime, est aussitôt recyclé.  

C’est aussi un livre sur la peur, sur le danger. Garp est sans cesse sur le qui-vive, maternant ses enfants, bâtissant autour d’eux un rempart contre les agressions extérieures (aussi bien les rhumes que les chauffards, ou les hypothétiques subversions des proches!). Mine de rien, on recense un grand nombre d'actes violents dans ce livre : viol, meurtre, agressions, bagarres, et mutilations en tous genre... Garp recherche la sécurité pour lui et sa famille,  à la limite du repli sur soi, difficile à expliquer, puisque lui-même n’a jamais été spécialement en danger et a grandi auprès d’une mère certes assez exclusive, mais  tolérante (sur ses fréquentations, son besoin d’émancipation, ses écrits). Ce roman a été celui d’une génération, au début des années 80, décennie qui sonnait la fin des illusions des 70’s, le retour des valeurs individuelles. On pourrait taxer Garp de paranoïaque, mais le pire, c’est que lorsqu’il a une intuition, mauvaise généralement, l’enchaînement des situations lui donne finalement raison. Je fais référence à une scène en particulier (que je ne peux pas vous raconter) avec sa femme, une voiture, et  un jeune homme braguette ouverte… Paradoxalement, mis à part le point de départ (la guerre) il n’y a aucune date dans le livre, aucun repère, l’âge des personnages reste flou, aucun élément social, politique, historique permet de relier le récit à une actualité. On traverse les années 50’s, 60’s de manière immuable, comme hors du temps. Malgré l'ironie qui parsème le livre, le ton amusé, j'hésite à cerner les réelles intentions de l'auteur : un cynique qui moque ses contemporains, ou un ultra-conservateur qui se réfugie dans les valeurs traditionnelles ? 

LE MONDE SELON GARP est aussi, et surtout un grand moment de lecture. Un livre gourmand, disais-je, car John Irving aime les mots, les manipule avec bonheur, s’en repaît, s’en gargarise. Il se laisse d’ailleurs aller parfois (rarement) comme s’il se regardait écrire. J’adore particulièrement les « Grand Dieu ! » et autres « Bonté divine ! » qui rythment les dialogues, des conversations qui tournent parfois au surréalisme le plus débridé. Les enchainements de situations qui virent au grotesque, Garp attirant à lui toutes les catastrophes et malentendus (la virée nocturne pour récupérer son gamin chez Mme Ralph !). Le style d'écriture est riche, fluide, bondissant, mais cueille au détour d’une phrase le lecteur, et le plonge, hagard, dans le drame absolu. Ce qui arrive à plusieurs reprises dans le roman, des tournants dramatiques auxquels on ne s’attend pas, où l’on sent l’humeur virer, la drôlerie disparaître, la tension monter. Je pense à un évènement en particulier, que l’on voit se dessiner lentement, tout simplement parce que John Irving ne parle plus d’un certain personnage, pendant 10 pages, 20 pages, 30 pages, jusqu’à ce que cette absence soudaine nous interpelle, et nous inquiète. John Irving balayent une trentaine d’années sous sa plume, et se joue du temps, en faisant référence au futur des personnages sitôt qu’ils entrent en scène (« ce matin-là, monsieur Bidule, qui mourra en 1975 écrasé par un tonneau détaché d’un camion de livraison …» ou « Garp fut déçu de son premier essai, comme il le sera 10 ans plus tard à la parution de son troisième roman »), ou au contraire revenant fouiller le passé, à l’improviste, pour éclairer une situation présente. C’est surtout vrai pour les 100 dernières pages, ou l’auteur brosse à la fois le présent et l’avenir de ses personnages, dans une sorte de bilan (un peu fastidieux tout de même), alors que l’intrigue n’est pas terminée !

LE MONDE SELON GARP nous offre tout ce qu’on peut attendre d’un grand et bon roman. Si vous n’êtes pas un lecteur assidu, que vous ne deviez lire que trois bouquins cette année, alors faites l’effort d’ouvrir ce livre-là. Roboratif, entier, riche, foisonnant, vous rencontrez une galerie de personnages foutraques, attachants, et un souffle romanesque débridé.







Les photos sont issues de l'adaptation cinéma, réalisée en 1982 par George Roy Hill, avec Robin Williams et Glenn Close. Je ne l'ai pas vue, mais il semblerait qu'elle ait déçu les lecteurs de John Irving.





LE MONDE SELON GARP, de John Irving. Edition Poche. 650 pages.

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