jeudi 9 février 2012

MOZART – REQUIEM - Karl Böhm (1971) vs John Eliot Gardiner (1986) - par Claude Toon


Rarement une œuvre musicale n'aura autant été auréolée de légende que ce Requiem de Mozart ! La littérature, le romantisme et le célèbre film Amadeus ont alimenté le mythe. Dans ce très beau film, on y voit un Mozart agonisant, cloué dans un lit et enfiévré, dicter les ébauches de la partition à Antonio Salieri. Il ne faut pas oublié que le parti pris de Milos Forman est de filmer avec les yeux de Salieri qui, dans cette histoire pour le moins romancée, déteste le musicien prodige, jalouse le génie qu'il n'a pas jusqu'à la folie. Tentons d'approfondir notre perception de ce monument musical ultime, en rétablissant la réalité historique, du moins je l'espère…


MOZART ET SON REQUIEM



Désolé pour les amateurs d'ésotérisme et de mystères, mais je vais les décevoir. La genèse du requiem de Mozart fut douloureuse certes, mais comme tout travail d'importance entrepris dans une dernière année de vie. L'œuvre restera inachevée. Mais on ne trouve aucune trace historique d'un quelconque rôle de Salieri, ou d'inconnu encapuchonné de noir, visitant secrètement la nuit Mozart pour servir un étrange commanditaire. Je pense que cette belle légende est née du recours à des intermédiaires anonymes, pour financer et suivre l'élaboration de la partition, extravagances bien en rapport avec le "client", l'excentrique comte Franz de Walsegg. Les mécènes sont capricieux, tout simplement, ce n'est pas un scoop ! Mozart, nous avions parcouru son existence dans la chronique consacrée à son concerto pour clarinette. Je n'y reviens pas, transportons nous en 1791, Mozart a moins d'un an à vivre…
Mozart est mort en décembre 1791, il reçoit la commande de cette messe des morts dans l'année et en commence la composition. Il n'y aura aucune improvisation à la dernière minute sur son lit de mort. Mais la vision quasi fantastique de Milos Forman est séduisante, par l'hommage rendu à la volonté du compositeur de vivre et d'achever cet œuvre. C'est important de le souligner dans le sens où Mozart après un relatif manque d'intérêt envers la musique religieuse (quelques messes brèves anecdotiques et alimentaires), se tournait vers le genre en fin de vie (depuis la messe en Ut de 1782).
À sa mort, ce sublime chant du cygne était fort incomplet, le début était sommairement achevé (Introït), la partie centrale ébauchée et la fin manquait totalement : Sanctus, Benedictus, Agnus Dei, Communion !
Donc qu'écoutons-nous exactement de nos jours ? C'est plutôt compliqué, essayons de résumer. La moitié du paiement ayant été versée, Constance Mozart, dans sa situation critique, ne voulait ou ne pouvait guère la rembourser à  Walsegg. Elle demande alors à l'élève de Mozart Joseph Eybler de l'achever mais il abandonne rapidement, on ne sait pas pourquoi, peut-être par manque d'expérience. Constance se tourne alors vers  Franz Xaver Süßmayr, autre élève de Mozart, brillant à défaut d'être génial, qui acheve les morceaux esquissés et crée de toute pièce le Sanctus, le Benedictus et l'Agnus Dei. Il compléte ensuite le Lux Æterna final. L'ouvrage est ainsi créé le 14 décembre 1793 en respectant les exigences de Walsegg. Il sera retouché ultérieurement par des musicologues avisés et au fur et à mesure de recherche sur le style mozartien et la découverte de manuscrits. Cela dit, les évolutions resteront à tout jamais mineures et la popularité du Requiem montre que bon an mal an, nous écoutons bien à travers cette musique l'âme de Mozart. Le reste n'est que conjectures savantes…
L'orchestration ne comprend ni flûte ni hautbois. Mozart modifiait souvent la petite harmonie dans ses œuvres symphoniques (4 cors, 2 hautbois et 2 bassons dans la célèbre 25ème symphonie "Barilla"). Il cherchait ainsi dans son requiem à donner une tonalité sombre à l'accompagnement instrumental qui se doit essentiellement de soutenir le chœur, chœur qui a un rôle prépondérant, usage courant dans les ouvrages religieux de l'époque. Donc, la partition est écrite pour 2 clarinettes, 2 bassons, 2 trompettes, 3 trombones, timbales, cordes et orgue. La partie vocale est assurée par 4 solistes (soprano, alto, ténor et basse) et chœur à quatre voix. Cette organisation déjà établie par Bach (messe en si mineur) Haendel (Le Messie) et Haydn deviendra quasi incontournable chez les romantiques et perdure encore souvent de nos jours.
La discographie est abondante. Comme toujours le choix des disques que je peux conseiller sans inquiétude repose sur l'écoute au fil des ans de dizaines d'enregistrements, et l'avis des critiques et mélomanes. Le disque de Karl Böhm de 1971 reste un modèle de musicalité dans le style classique sur instruments modernes. Les baroqueux ont tenté avec plus ou moins de bonheur de restituer une vision d'époque. On reste très partagé sur une approche minimaliste en tant qu'effectif pour une messe d'une telle ampleur et qui annonce Beethoven, Schubert et le romantisme du XIXème siècle. Je trouve souvent beaucoup de précipitation et peu de spiritualité dans nombre de ces tentatives. John Eliot Gardiner a su miraculeusement réconcilier ancien et moderne en 1986 avec d'excellents chanteurs et des tempos certes allants mais qui ménagent la ferveur de l'œuvre. Je citerai d'autres belles versions en fin de chronique.
KARL BÖHM EN 1971


Le chef d'orchestre autrichien assura des décennies de tradition mozartienne à Vienne. Je vous parlerai une autre fois du personnage guère sympathique. L'histoire passe, son immense talent demeure, notamment dans ce Requiem au sommet de la discographie traditionnelle depuis 40 ans. Böhm mourut la veille de son dernier concert… au programme de cet adieu ? Ce Requiem !
Avec ses 63 minutes, on est en droit d'attendre un "de profundis" marmoréen. On ne rencontre qu'une humanité insurpassée.
Dès l'introït, la soi-disant lenteur se fait prière, les cordes sublimes de Vienne s'élancent sans peur vers le jugement, accompagnées par des clarinettes souples aux couleurs de vitrail. Böhm prend l'option de l'espérance qui va dominer sa conception. Les Chœurs chantent avec des modulations en accord parfait avec la déploration de cet introït. Edith Mathis déserte l'opéra pour nous inviter avec une voix d'ange à la méditation, aucune coquetterie sur le mot "Jerusalem". 
Certains pourront trouver dans cette version de l'affectation. Je n'y vois qu'un chef habité par la religiosité de la messe de funérailles, soulignant de manière émouvante chaque trait, chaque strophe.
La fugue du Kyrie conserve ce tempo. Böhm n'exige pas furieusement la pitié divine, il a confiance. Ce passage malgré des contrebasses un peu trop présentes est musicalement exemplaire de la maitrise du chef, de la cohérence du phrasé, retenu mais sans pathos. Et puis miracle, on entend l'orgue, éternellement effacé dans les enregistrements "phonographiques".
Dans le Dies Irae, pas de terreur vindicative. Pour Böhm, il s'agit d'évoquer le jugement du défunt, mais pas la sentence. On ne retrouve pas non plus de violence dans le Tuba Mirum. Dans le Rex Tremendae, très lent voire pathétique, le discours accepte l'humilité face au créateur. Le Recordare apporte un moment de sérénité, de réconciliation avec un équilibre du quatuor vocal souverain.
La respiration dans Le Lacrymosa inspire un chagrin sincère, pas d'hystérie. Ce passage, l'un des plus célèbres de l'enregistrement (voir vidéo), lui confère définitivement cette humanité dont je parlais en introduction. On retrouvera cet esprit dans l'Agnus Dei et dans toute la partie ultime du Requiem.
Il a toujours été difficile aux autres chefs de la génération de Böhm d'atteindre et encore moins de surpasser l'émotion profonde que procure cette musique. Böhm confiait au disque et à 75 ans son propre testament musical.

JOHN ELIOT GARDINER EN 1986


Nous avions déjà rencontré ce chef anglais très dynamique dans la chronique consacrée à la symphonie Fantastique de Berlioz.
Gardiner dispose pour cet enregistrement de son orchestre jouant sur instruments anciens, The English Baroque Players, du Monteverdi Choir et de quatre bons chanteurs dont Barbara Bonney et Anne Sofie von Otter.
Dès les premières notes de l'Introït, la diminution de l'effectif produit son effet, en bien. Le jeu de la petite harmonie simplifiée voulue par Mozart se détache de la masse des cordes chatoyantes, se fait méditatif. On retrouve le même rééquilibrage entre le chœur et l'orchestre qui perd son simple rôle d'accompagnement. Même si le tempo est plus rapide (48' au lieu de 63' chez Böhm !), l'œuvre retrouve une couleur merveilleusement limpide. La prière devient intimiste. Böhm nous offrait la grandeur mystique, Gardiner nous replonge dans les chapelles baroques de l'Autriche. Musicalement, c'est très beau, presque allègre dans le sens où l'interprétation se veut résolument certaine du chemin d'une âme vers un monde paradisiaque. Cette conception de Gardiner est confiante et justifie donc pleinement ce fervent raffinement. Il ne faut pas oublier que le franc-maçon Mozart ne devait guère imaginer un enfer de feu, un au-delà de désespérance promis par une Église toute puissante à l'époque.
Barbara Bonney chante, elle aussi avec simplicité et tendresse, une discrétion et un respect vis-à-vis du Sauveur et de l'âme qui prend son envol. Les mélodies s'entrecroisent sans aucune lourdeur. On est loin des expériences minimalistes et désincarnées de la plupart des concurrents baroqueux.
Le trombone naturel dans le Tuba mirum ne fait pas peur. À l'évocation d'un terrifiant jugement dernier, Gardiner préfère annoncer l'arrivée vers la félicité. Les chanteurs sont excellents, techniquement, et par la retenue et la religiosité bienveillante qu'ils suggèrent.
On aurait pu espérer un Rex tremendae un peu plus lent donc moins cavalier vis-à-vis du Très-Haut. Infime détail, mentionné par le chroniqueur pour montrer à quel point la vision de Gardiner approche une forme de perfection dans les principes musicologiques sur lesquels elle repose.
C'est également vrai pour le Lacrymosa. Mais Gardiner apporte un phrasé scandé et des variations de tons qui rendent la prière intime, secrète et volontaire. Toujours ce sentiment de confiance dans la destinée. Une interprétation historique, elle aussi, même si sa conception se situe aux antipodes de celle de Karl Böhm.

DISCOGRAPHIE ALTERNATIVE


Il existe d'autres versions tout à fait recommandables de ce chef d'œuvre :
- Herbert von Karajan a enregistré plusieurs fois le Requiem. On considère que sa version de 1976 avec la Philharmonie de Berlin est la plus aboutie (53'). Moins métaphysique que Böhm, Karajan apporte une lecture au scalpel de la partition mais avec chaleur et ferveur. Par ailleurs le maestro autrichien aligne un quatuor vocal de rêve : Anna Tomowa-Sintow, Agnes Baltsa, Werner Krenn, José van Dam !
- L'interprétation des années 80 sur instruments d'époque de Nikolaus Harnoncourt avec le Concentus Musicus de Vienne se veut concurrente de celle de Gardiner. Je la cite car elle est considérée par beaucoup de mélomanes comme une grande réussite de l'approche baroque. Ce chef exigeant divise toujours. J'avoue que sa vision musicalement parfaite me laisse totalement de marbre. Le chef a récidivé en 2004. C'est haché, criard. En cherchant coûte que coûte l'innovation, Harnoncourt n'a trouvé que l'hédonisme. À proscrire.
- Enfin je citerai Carlo Maria Giulini en 1978 avec le Philharmonia et des chanteurs de la grande époque Christa Ludwig , Helen Donath, Robert Llyod, Robert Tear.

VIDÉOS






Pour les deux enregistrements.

6 commentaires:

  1. je viens d'écouter la version de karl Böhm plus lente que celle à laquelle j'étais habituée (Karajan) mais quelle beauté! dès la 1e écoute ça te saisit. j'adore cette oeuvre. me reste la version de J.E. Gardner à découvrir...merci pour tes conseils Claude.

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  2. tombant par hasard sur votre page , je partage votre enthousiasme sur la version de BOHM , insurpassee à ce jour : grandeur mais aussi engagement ; le qualificatif de lenteur attribue par certains est totalement injustifiee ; par contre gardiner m'a toujours paru surcote ( ses suites de bach sont decevantes à cote de jf paillard par exemple , plus racees )

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  3. tombant par hasard sur votre page , je partage votre enthousiasme sur la version de BOHM , insurpassee à ce jour : grandeur mais aussi engagement ; le qualificatif de lenteur attribue par certains est totalement injustifiee ; par contre gardiner m'a toujours paru surcote ( ses suites de bach sont decevantes à cote de jf paillard par exemple , plus racees )

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  4. Merci chri86.
    Certains mélomanes trouvent ce disque culte de Böhm emphatique, dans le style romantique...
    Mais justement, comme il le montrait déjà dans ces derniers concertos pour piano, Mozart ne pressentait-il pas déjà au crépuscule de sa vie ce romantisme dont le jeune Beethoven allait bientôt poser les fondements ! D'où la pertinence des choix interprétatifs de Böhm.
    Claude.

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  5. fucking links pleaze!!! presto!!!

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