Bande de petits veinards… Soit vous êtes de ceux qui connaissaient JOHNNY GUITAR, et vous salivez à l’avance de l’évocation de ce chef d’œuvre, soit vous êtes de ceux qui ne le connaissaient pas, et vous saliverez à l'idée de le découvrir... Au DEBLOCNOT' tout le monde est gagnant !
JOHNNY GUITAR est un western réalisé par Nicholas Ray, en 1954. Ray est aussi l’auteur de LA FUREUR DE VIVRE avec James Dean, TRAQUENARD avec Robert Taylor, et avant cela LES AMANTS DE LA NUIT avec Farley Granger, LE VIOLENT avec Humphrey Bogart. Ce qui au départ ne devait être qu’un western de série, se transforme en drame lyrique et violent, sous l’impulsion de Nicholas Ray, qui jette le scénario, et réécrit l’histoire avec Philip Yordan. C’est un film sous tension constante, à l’image de son premier plan, un plan d’ensemble des montagnes, un cavalier arrive, et aussitôt une série d’explosions se produit (on construit une voie ferrée) suivie d’une attaque de diligence… Le tout en quelques secondes à peine… Ce cavalier, c’est Johnny Guitar, qui vient s’installer dans le saloon de Vienna, son ex-maîtresse. Vienna est aux prises avec une milice à la solde de la compagnie de chemin de fer, qui veut la faire déguerpir. Elle est aussi suspectée par le marshall local de protéger une bande de voleurs menée par Dancing Kid, amoureux de Vienna, et enfin, doit faire face à Emma, aveuglée de jalousie, assoiffée de vengeance après que son frère ait été tué – le croit-elle – par le Kid.
Cela fait beaucoup pour une femme seule, qui attend que la prochaine voie ferrée lui amène son lot de clients. En attendant, son établissement est vide, mais le croupier à ordre de faire tourner la roulette tout de même… Vienna nous apparaît dans les premières scènes vêtue d’un costume d’homme, noir, une cravache à la main. Elle est austère, autoritaire, digne, et le face à face avec Emma nous en dit long sur les relations entre ces deux femmes.
Car JOHNNY GUITAR a cette originalité d’opposer deux femmes, à mort. Emma souffre d’une jalousie maladive, fascinée par Vienna, amoureuse aussi sans doute, elle qui a tant de mal avec les hommes. Un personnage rongé par la haine. Comme dans le premier acte d’une tragédie antique, Nicholas Ray orchestre une scène d’exposition absolument admirable, tendue, réunissant Emma, Vienna, Johnny, le Kid, le marshall, ses hommes, et la milice. Un concentré de violence latente dans la salle du saloon, qui culmine avec ce plan de verre tournoyant sur le bar, prêt à tomber, dans un silence de mort, et l’apparition soudaine de Johnny, sa guitare en bandoulière. Les cadres sont d’une rigueur absolue, le montage sec, mais les dialogues sont aussi brillantissimes. Dancing Kid voit le danger à laisser Johnny travailler pour Vienna. Il a senti que ces deux-là avaient un passé commun chargé, et cherche à les séparer.
Kid : Vous me plaisez monsieur, vous devriez venir travailler pour moi, j’ai de l’argent, je vais monter une affaire.
Johnny : Je préfère accepter la proposition de travail de Vienna.
Kid : Alors vous m’êtes nettement moins sympathique
Johnny : Quel dommage, désolé, je n’aime pas perdre un ami…
JOHNNY GUITAR est un film riche en rebondissements, revirements, bagarres, cavalcades, fusillades, et scènes intimistes d’une pureté sans égal. La nuit, Vienna et Johnny sont seuls, dans la cuisine du saloon. Johnny demande à Vienna : « Dis-moi des mensonges, dis moi que tu n’aimes que moi ». Et Vienna de répéter sur un ton neutre, scolaire, « Je n’aime que toi ». « Dis-moi que pendant cinq ans tu n’as pensé qu’à moi ». « Pendant cinq ans je n’ai pensé qu’à toi ». « Merci ». La musique qui monte, accompagnant le baiser de Johnny et Vienna confère à la scène un romantisme exacerbé, sublime, comme dans le tout dernier plan du film, cette fois juste soulignée d’une chanson jouée à la guitare. Il y a chez les personnages de Nicholas Ray un refoulement des sentiments, des émotions, des non-dits qui rongent, suintent, ne demandent qu’à exploser. Vienna et Johnny s’aimeront-ils de nouveau ? « Quand un feu est éteint, il ne reste que des cendres » répond Vienna.
La palette de couleur (procédé Trucolor, propre au Studio Républic) met en avant les tons rouges, chauds, les chemises des protagonistes éclatent de couleurs primaires. Picturalement, c’est une grande réussite, qui ne fait que renforcer les oppositions dramatiques. Le décor du saloon, avec son premier étage sous des poutres disposées en triangle, comme une nef, reflète du goût très sûr de Ray pour la scénographie, lui qui fut étudiant de l’architecte Franck Llyod Wright. Il y aura sur la fin, cette scène éblouissante, presque abstraite, de Vienna en robe blanche immaculée, seule au piano, menacée par la horde d’Emma, tous en costume noir (ils sortent d’un enterrement). Voir Emma prendre la tête de cette troupe, en robe de deuil, reste une image saisissante.
Une scène douloureuse pour Nicholas Ray, lui-même victime du McCarthysme. A terre, le jeune Turkey face à ses juges...
Au-delà de la réussite dramatique et picturale de ce film, une autre dimension nous éclate à la figure. JOHNNY GUITAR a été réalisé en plein Maccarthysme, et Nicholas Ray fut lui-même suspecté pour ses convictions très gauchisantes. Comment ne voir à travers cette intrigue une condamnation sans appel du système McCarthy* ? Que la loi des représentants de l’Etat (le marshall) soit moins respectée que le cheval, ou le chapeau d’un cowboy, c’est le lot de nombreux westerns, dans un pays et une époque (le Far West) en pleine construction politique.
Mais Nicholas Ray va plus loin. Lorsque Vienna est prise dans une histoire de cambriolage de banque, on cherche à lui faire avouer sa complicité. Elle refuse de se soumettre. La milice fait un prisonnier dans la bande à Kid, le jeune Turkey, que l’on menace de pendre sans procès. On lui fait du chantage, on lui demande de dénoncer Vienna. Le gamin est en larme, et supplie Vienna : « Que dois-je dire ? ». Elle lui répond : « Sauves ta peau ». Evocation non voilée de nombreuses déclarations devant la commission McCarthy, où des acteurs et cinéastes ont vendu des amis pour ne pas être incriminés eux-mêmes, à commencer par Sterling Hayden, l’acteur qui interprète Johnny Guitar. Mais l’ironie veut que Nicholas Ray ait confié le rôle de John McIvers, le chef de la milice, à Ward Bond, acteur fétiche de John Ford, anti-communiste notoire, et chef de file à Hollywood de la droite dure. Ce même McIvers, qui à la fin du film, se dit las des fusillades, sent que le chaos est proche, et dans un sursaut, laisse Emma à sa vengeance personnelle, en retirant ses hommes du carnage annoncé. Le message passé par Nicholas Ray à Hollywood ne pouvait être on ne peut plus clair.
Lâché par sa hiérarchie après s'être attaqué à l'armée américain, le sénateur McCarthy mourra alcoolique... (y'a une justice !)* Le sénateur Joseph McCarthy (1908-1957) partit en guerre contre les présumés agissements anti-américains. Afin de parfaire sa petite célébrité, et soigner son égo démesuré, il s’attaqua notamment à dénoncer les idées communistes au sein des milieux artistiques, et d’Hollywood. Une liste noire fut créée pour écarter des studios des artistes suspectés de relation avec les communistes : Charlie Chaplin, Jules Dassin, Joseph Losey, Marlène Dietrich, Dalton Trumbo, John Garfield, Martin Ritt, Robert Rossen, parmi les plus célèbres, et donc Sterling Hayden, qui fut contraint de livrer quelques noms, comme celui du réalisateur Abraham Polonsky. Ecœuré par lui-même, et pris de remord, il devint ensuite un des premiers défenseurs du premier amendement.
Ernest Borgnine, à gauche de la photo, admirable second rôle, qui excelle dans tous les emplois. A droite, Scott Brady dans le rôle du Kid.
Ernest Borgnine, à gauche de la photo, admirable second rôle, qui excelle dans tous les emplois. A droite, Scott Brady dans le rôle du Kid.
Les interprètes du film sont formidables, l’inquiétante Joan Crawford en tête, masculinisée à l'excès. Son rôle avait été écrit comme pour un homme, et c'est ainsi qu'elle fut dirigée. Le personnage garde cependant des aspects féminins, comme le dîner dans des assiettes en porcelaine, où lorsqu'elle prend soin d'étendre une chemise mouillée pour qu'elle sèche. Joan Crawford déclara par la suite : "Il n'y avait aucune excuse pour que le film soit aussi mauvais, et pour moi de jouer dedans". Tout le monde peut se tromper... Dans le rôle titre, le monolithique Sterling Hayden, toute en force, menace, violence et fragilité, vu dans L’ULTIME RAZZIA et DOCTEUR FOLAMOUR de Kubrick, QUAND LA VILLE DORT de Huston, 1900 de Bertolucci, LE PARRAIN de Coppola. Mercedes McCambridge joue le rôle de la torturée Emma, Ward Bond, John Carradine et le toujours fabuleux Ernest Borgnine complètent la distribution.
Violent, lyrique, paroxysmique, allant à contre-courant du western traditionnel en inversant les rôles, et en faisant des pulsions refoulées le centre du récit, JOHNNY GUITAR est une œuvre profonde et passionnante, doublée d'un film d'action diablement efficace, dont chaque vision fait éclater les richesses. Ce n'est pas un western classique, comme LA POURSUITE INFERNALE, LA PRISIONNIERE DU DESERT, LIBERTY VALENCE (pour citer trois films de John Ford) dans le sens où il ne se contente pas d'évoquer la construction d'un pays, décrire les mœurs du Far West, mais se fait le vecteur de préoccupations contemporaines, ce que feront les westerns tournés ensuite dans les années 60/70.
Violent, lyrique, paroxysmique, allant à contre-courant du western traditionnel en inversant les rôles, et en faisant des pulsions refoulées le centre du récit, JOHNNY GUITAR est une œuvre profonde et passionnante, doublée d'un film d'action diablement efficace, dont chaque vision fait éclater les richesses. Ce n'est pas un western classique, comme LA POURSUITE INFERNALE, LA PRISIONNIERE DU DESERT, LIBERTY VALENCE (pour citer trois films de John Ford) dans le sens où il ne se contente pas d'évoquer la construction d'un pays, décrire les mœurs du Far West, mais se fait le vecteur de préoccupations contemporaines, ce que feront les westerns tournés ensuite dans les années 60/70.
Si vous ne deviez posséder que cinq westerns chez vous, celui-ci se doit d’être en bonne place.
Et comme tout chef d’œuvre recèle aussi son lot d’incohérence, JOHNNY GUITAR ne fait pas exception. Il y a une scène, en extérieur, sur un pont. D’abord filmée de profil, Vienna est rejointe par Johnny. On voit nettement qu’elle a le soleil dans les yeux, et soleil presque couchant. Dans le plan suivant, de face, on voit bien le coucher du soleil, et le ciel orangé… Mais derrière eux ! Donc comment pouvaient-ils avoir le soleil dans l’œil ?! D’autant que le plan suivant, sur une action parallèle, montre Kid et sa bande fuir dans les montagnes… en plein jour, sous un ciel bleu ! Cherchez l’erreur… La faute sans doute à un "retake" c'est à dire une nouvelle prise de vue réalisée en studio, avec effet de transparence, puis incorporée au montage à la scène, qui elle, avait été filmée en décor réel. Manque de temps, de vigilance ?
A moins d'apprécier des extraits mal doublés en serbo-croate, ou une bande annonce filmée au camescope sur une télé (!) nous nous contenterons de ces quelques images, montées sur la chanson du film...
JOHNNY GUITAR (1954) réalisé par Nicholas Ray, 1h50, couleur, 1:37
Super commentaire sur super film ! Du coup sur Wikipédia, ça fait travaux dirigé pour collégien. La BO de Victor Young est au catalogue Vinyl/CD depuis 50 ans. La « chrooneuse » Peggy Lee susurre toujours aussi langoureusement.
RépondreSupprimerLe western classique « sert à évoquer la construction d'un pays » ? Grande erreur d'analyse historique ! Car ce pays n'était pas « à construire » puisque cette « construction » existait bien avant l'arrivée des colons génocidaires : ce pays était celui d'une société magnifique, celle des amérindiens, civilisation structurée et savante, bien plus belle, simple, harmonieuse et profonde que celle qui s'est imposée par la force d'écoeurants barbares européens judéo-chrétiens, et bâtie sur les charniers du plus grand génocide de l'histoire humaine. Les westerns ont toujours servi de propagande destinée à faire oublier ce génocide. Ils ont d'ailleurs, en général, parfaitement atteints leurs objectifs. Merci Hollywood, vraiment trop forts les amerloques ! Non, vraiment, les westerns, au secours ! Même « L'homme qui tua Liberty Valence », qui contient pourtant cette belle citation confirmant mes propos : « On est dans l'Ouest, ici. Quand la légende dépasse la réalité, alors on publie la légende ».
RépondreSupprimerCeci dit, félicitations pour la qualité formelle de ta chronique.
RépondreSupprimerChristian,
RépondreSupprimerLe western c'est l'histoire de la conquête de l'ouest, par les hommes blancs, qui couvre une période de l'Histoire relativement courte, une trentaine d'années, après la guerre de Sécession. Des films comme "SUR LA PISTE DES MOHAWKS" de John Ford, ou "ALAMO" de John Wayne (Davy Crokett) ne sont donc pas encore des westerns, comme "IL ETAIT UNE FOIS LA REVOLUTION" de Sergio Leone, n'en est déjà plus un, car il couvre une période post-western. Donc, oui, je confirme, le western c'est l'histoire d'un pays qui se construit, ce sont les chemins de fer (voir IL ETAIT UNE FOIS DANS L'OUEST de Sergio Leone, qui n'est pas suspecté d'être un arrogant américain...), les grandes exploitations agricoles, les élevages, les barbelés, la ruée vers l’or, l'émigration, l'anarchie et les lois balbutiantes, les villes qui poussent, et donc les réserves indiennes (oui), les Etats que l'on commence à fédérer... Voir l'éblouissant "LES PORTES DU PARADIS" de M.Cimino, ou la série formidable "DEADWOOD". Une période qui vient après celle dont tu parles, celle des Amérindiens. Une civilisation, une organisation, qui en supplante une autre, pour le pire et le meilleur. Qu'il y ait eu agression envers un peuple, c'est une vérité, personne n'en doute, nous en avons souvent discuté ensemble, et tu sais pertinemment que je partage ton point de vue sur le sujet. Mais ici, on parle de cinéma, de western, et le western c'est très exactement ce que je viens de dire !
Qu’un certain nombre de western passent sous silence le traitement fait aux Indiens, ou édulcorent ces faits, les tronquent, c’est parfaitement juste. Que ces mêmes Indiens passent souvent pour des sauvages, violents et incultes, c’est aussi vrai. Ce n’est cependant pas une généralité. Il ne faut pas oublier que le western est pratiquement contemporain de l’époque qu’il relate. Le premier grand succès du genre date de 1903 ! (Buffalo Bill est mort en 1917…). Il s’agissait de films mettant en scène les grands évènements récents, donc, sans le recul historique nécessaire. John Ford est souvent cité comme le prototype du réalisateur conservateur, voire raciste. Une ineptie ! Parce que dans LA PRISONNIERE DU DESERT, Wayne pourchasse pendant 10 ans les indiens qui ont massacré sa famille, enlevé sa nièce, et que lorsqu’il la retrouve, il veut aussi la tuer pour être davantage une squaw qu’une petite blanche ? C’est oublier que Ford a aussi réalisé LES CHEYENNES, un des plus beaux films sur la nation indienne. Et pour l’anecdote, Ford exigeait que sur ses tournages, des indiens jouent vraiment des indiens, il ne confiait pas ces rôles à des acteurs blancs grimés, comme on a pu le voir souvent.
Je trouve regrettable que ton intervention (tout à fait légitime) se fasse justement sur un film de Nicholas Ray qui ne peut pas être suspecté d'avoir réinventé l'Histoire, d'avoir menti, et à propos d'un film qui justement dénonce la violence, l'intolérance, la sauvagerie d'une époque. Ne te trompe pas de cible, Christian, cela vaut pour moi comme pour ce film.
Amicalement.
Je comprend les propos de Christian, et je pense qu'effectivement que le cinéma américain sert parfois (souvent ?) de propagande (politique comme publicitaire) ; et cela ne se résume pas aux Westerns. On peut même se demander si certains films ne sont qu'une "commande" de l'administration américaine. Mais là n'est peut-être pas le sujet. Toutefois, le paradoxe de ce Cinéma, c'est qu'il est aussi capable de sa propre critique comme celle de son pays (même si certains films ont parfois en conséquence du mal à être diffusé).
RépondreSupprimerCe sont également les Westerns (ou du moins apparentés au genre) qui ont également dénoncé nos atrocités (je dis "nos", car aucun pays européens n'a crié au scandale, alors que le racisme, l'apartheid, envers les amérindiens a existé), les dérives engendrées par la cupidité, l'injustice, etc...
Parfois par des moyens détournés, presque ésotériques. On ne peut donc tous les mettre dans le même panier.
Maintenant, question Amérindiens, d'après les intéressés eux-mêmes, ils n'étaient pas tous irréprochables. Il y avait des peuples guerriers et sanguinaires. Certains peuplades pacifiques avouèrent une ère sombre (mais effectivement antérieure, ce qui nous faisaient assimiler en conséquence à des primaires pas totalement évolués).
Le sujet est vaste et ne peut se résumer en quelques mots...
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En tout cas, dans ces westerns, les acteurs avaient de la gueule, au contraire des minets qui ont du mal à se donner des airs de dur-à-cuir dans certains films à grands succès de ces 20 dernières années.