vendredi 7 janvier 2011

HELLFIRE (1982) de Nick Tosches, par Luc B.






HELLFIRE n’est pas simplement la biographie d’un musicien. C’est aussi, et d’abord la radiographie d’un pays, les Etats Unis, dans toutes ses contradictions. C’est l’histoire d’un type épris de foi, tiraillé entre Dieu et Diable. Un type élevé pour chanter la gloire du Seigneur, et qui transformait la religion en boogie poisseux. Un type qui devait faire le bien, et qui collectionnait les armes à feu, allant jusqu’à flinguer un de ses amis. Un type qui devait s’élever spirituellement, et qui a connu les égouts de la honte et de la dépravation. Un type qui pouvait aider son prochain – et qui l’a fait dans une certaine mesure – et qui a dilapidé sa fortune en jet privé, Cadillac, alcool, poursuivi toute sa vie par le Fisc. Un type qui pouvait tout avoir, et qui a fini avec rien.

La rue centrale de Ferriday, où Jerry Lee Lewis et ses cousins ont grandi, séché les cours, commis quelques larçins, et où ils ont découvert la musique du Diable...


Ce livre, c’est l’histoire de Jerry Lee Lewis, et de sa famille. Une famille nombreuse, issue d’une lignée de propriétaires terriens, avec le patriarche, un juge, notable respecté pour sa droiture. Trois générations après le juge Lewis, son petit-fils Elmo, lui, n’est pas grand-chose, petit fermier qui séjourne régulièrement en taule pour contrebande d’alcool frelaté. Elmo et sa femme ont la foi, et aiment la musique que l’on écoute le soir à la radio. La famille s’installe à Ferriday, en Louisiane, et lutte péniblement contre la misère. C’est sur cette petite commune que se bâtit une église. Les Pentecôtistes. Des purs et durs dont la mission consiste à convertir les âmes. Comme tous ses cousins, Jerry Lee y chantera le dimanche, et y jouera du piano. Il a appris l’instrument en côtoyant des bouges infâmes (la maison Haney), où de vieux Noirs jouaient le blues, le jump, le boogie, hurlant toute la nuit, enivrés de vieil alcool. Jerry Lee y passait ses journées, plutôt que de se rendre à l’école. A 14 ans, il est déjà un virtuose, le héros des fêtes. Il joue dans des paroisses, mais ne peut s’empêcher de jouer les airs religieux sur tempo boogie-woogie ! Petite gloire locale, il sera repéré, se produira ça et là, gagnera quelques sous. Au cours d’une partie de football, Jerry Lee se casse la jambe, et le col du fémur. Plâtré jusqu’à la taille, il est obligé de s’asseoir au piano la jambe tendue sur le côté. Il pratique sans relâche, pendant trois mois, ne pouvant rien faire d’autre. Et toute sa vie il gardera l’habitude de cette jambe, tendue de côté.

Son cousin Jimmy Lee Swaggart aussi joue du piano, et chante, la gloire de Dieu. Il a reçu l’illumination, parle « les langues » comme on dit, lorsque touchés par la Grâce, les fidèles pentecôtistes en viennent à parler un jargon bizarre, soufflé par le Saint Esprit (se reporter au film THERE WILL BE BLOOD et au personnage du prédicateur Paul Sunday). Au début des années 50, un phénomène secoue l’Amérique : Elvis Presley. Jerry Lee, accompagné par son père Elmo, partent alors à Memphis, aux Studio Sun, dirigé par Sam Philips, celui qui a enregistré les premiers disques de Presley, aujourd’hui une grande vedette chez RCA. Jerry Lee fait ce qu’il s’est faire : interpréter des airs country ou gospel à la sauce boogie woogie. On n’a rien entendu de plus sauvage que sa musique. Et Sam Philips tient son nouvel Elvis, son premier titre au hit parade depuis un an et demi. Ce sera « Whole lotta shakin’ goin’ on » en 1957, dont Jerry Lee Lewis oublie sans cesse les paroles, donc est contraint d’en improviser d’autres, salaces et tendancieuses. Scandale garanti auprès des ligues de vertu, et donc succès pour son auteur ! La littérature n’est pas le fort de Jerry Lee. Ce n’est qu’un bouseux dont la cervelle est déjà bouffé par les amphétamines dont il s’empiffre matins et soirs. Mais sur scène, derrière son piano, c’est le maître incontesté, le roi, le king, la crinière blonde en feu (sa grande fierté, ses cheveux…), et les filles qui se bousculent au portillon. Il en rajoute un peu plus chaque soir, provoque, insulte ses détracteurs, arrose son piano d’essence, y met le feu ! The Killer, tel est son surnom. Et le premier qui le contredit, il lui met son poing sur la gueule.

Jerry Lee Lewis et Myra Gale, sa cousine, mariés, alors qu'elle n'avait que 13 ans, et que Jerry Lee n'était pas encore divorcé de sa seconde épouse.


En 1958, il part en tournée en Angleterre (il y retournera de nombreuses fois), et parle ouvertement aux journalistes. Naïf, le campagnard. Il raconte qu’il a 22 ans, s’est déjà marié trois fois, avec des filles de 17, 15… et 13 ans pour la dernière, Myra Gale, qui est aussi sa cousine. A la campagne, en Louisiane, rien de choquant. A Londres, oui. La nouvelle se répand, traverse l’Atlantique, la tournée est annulée, sa carrière est brisée nette. Le compteur des ventes pointe sur zéro. Il enrage. D'autant qu'Elvis part au service militaire, ce qui laissait - enfin - une chance aux autres chanteurs de s'imposer auprès du public. Il faudra attendre 10 ans avant que Jerry Lee Lewis replace un disque au hit-parade, un disque de country. Car c’est juré, la musique du Diable, s’est fini, Jerry Lee louera les valeurs américaines et le Saint Esprit. Il a trop à se faire pardonner. Le succès revient, après 1968, l’argent aussi, Jerry Lee achète des ranches pour sa famille, paie les pensions alimentaires de ses divorces, paie des fortunes en amendes diverses, en cautions… Cela fait un moment qu’il ne conserve que l’argent issue des concerts (quand il se présente sur scène, ou qu’il reste plus de 10 minutes…). L’intégralité des ventes de disques et droits d’auteur est versée au Fisc, prélevée à la source ! Il vit à crédit, dans sa bulle d’acide et de haschich arrosé de bourbon. Il loue le Saint Esprit tous les jours, prie pour sa rédemption, pour replonger aussi sec dans ses tourments profonds. La vie ne lui fait pas de cadeau. Deux de ses enfants mourront accidentellement.

Le révérand Swaggart, cousin de Jerry Lee Lewis. Grande figure des télé-évangélistes américains, pourfandeur des suppôts de Satan (dont ce brave Ozzy Osbourne serait le chef de file) il se vit eclaboussé dans un scandale sexuel en 1988, et visiblement quelques malversations immobilières... Ca a dû bien faire marrer son cousin...




Et pendant ce temps, son cousin Jimmy Lee Swaggart devient un des prédicateurs les plus célèbres d’Amérique. Les deux cousins sont les deux faces d'une même médaille. Deux itinéraires radicalement opposés, mais paradoxalement guidés par le même Saint Esprit ! Swaggart bénit Jerry Lee en direct à la télé, et demande à ses ouailles de prier pour l'âme du boogie-man. Et pendant ce temps, encore, Elvis, devenu l’ennemi juré, amasse une fortune, et peut se shooter tranquille derrière les grilles de Graceland. Jerry Lee Lewis à la rage au ventre, c’est lui le King, pas l’autre joufflu qui se teint les cheveux comme une vieille bigote. Le bouquin commence d’ailleurs par une scène très « scorsesienne » (réelle ou fictive ?) d’un Jerry Lee armé, fou furieux, qui sonne à Graceland, exige de voir Presley. Exaspéré, ce dernier fait appeler les flics.




Du temps de sa splendeur, avec Perkins, Cash, et Presley.


Nick Tosches est écrivain, poète, journaliste. HELLFIRE est son premier livre, écrit en 1982. Tosches a trouvé avec Jerry Lee Lewis le personnage idéal pour dresser le portrait de son pays, pour parler cette Amérique écartelée entre la religion et le business, pour parler de son histoire, ses racines, et de sa musique. Le style littéraire est magistral, travaillé à la virgule près, dépouillé de tout effet dramatique superflu. Ce bouquin se lit d’une traite. On pourrait dire que c’est davantage un roman dont toutes les données biographiques sont rigoureusement exactes. A l’auteur ensuite, d’imaginer les dialogues. Mais il se base aussi sur les multiples interventions radios ou interviews de Jerry Lee Lewis. Nick Tosches nous décrit à merveille les difficultés de la vie de ces fermiers, la mainmise de la religion sur les esprits, les tiraillements de conscience, la violence et la beauté de ces destinées hors norme. Il y a des scènes splendides, cocasses, drôles, ou tragiques, sans larmoyant ni lyrisme de pacotille. J'aime l'expression "et ce matin-là il fut envahit par les ténèbres" pour parler de la mort d'un personnage. Et puis Tosches nous fait revivre des moments magiques, l’hystérie des premiers concerts, les séances d’enregistrements, et cette journée historique du 4 décembre 1956 où Elvis Presley revient dire bonjour à Sam Philips, au Studio Sun, et se retrouve par hasard avec Jerry Lee Lewis, Johnny Cash et Carl Perkins. Presley est au piano, et tous chantent des airs country, ou de Fats Domino. Puis Presley se retourne vers Jerry Lee et lui dit : « heu, je crois que ce n’est pas le bon gars qui est au piano » avant de céder sa place. Le producteur présent ce jour-là, Jack Clement, avait eu la bonne idée de laisser les micros ouverts…



Il ne faut pas être un fan de rock pour apprécier ce livre, il ne faut pas être fan de Jerry Lee Lewis. Il suffit d’aimer les bons livres, et HELLFIRE est assurément une grande œuvre, courte, dense, passionnante. "Un des plus grands livres sur l'esprit de la musique rock", nous dit Greil Marcus dans sa préface. On le croit volontiers !


HELLFIRE, de Nick Tosches.
Edition ALLIA, 230 pages


Après cette saine lecture, écoutez le dernier Jerry Lee Lewis... Si Rockin' vous dit que c'est du bon, vous pouvez le croire sur parole ! Il en causait il y a peu... suivez le lien ci dessous. Aux dernieres nouvelles, Lewis vient de guérir d'une sale pneumonie, son disque "Mean old man" se vend très bien, sa carrière est gérée correctement par une amie-manager. Le vieux lion rugit encore !

http://ledeblocnot.blogspot.com/2010/10/jerry-lee-lewis-mean-old-man-2010-par.html

Parue aux Editions ALLIA, une autre référence, disponible sur ce blog :

http://ledeblocnot.blogspot.com/2010/06/lhistoire-commence-en-1965-lorsque.html

6 commentaires:

  1. Passionnant ! J'achète.

    J'ai récemment vu à la TV que Jerry avait été l'invité du "Club Dorothé" il y de ça quelques années. Scorpions aussi cela dit !
    Ce qui laisse à penser que ses goûts en matière de musique étaient inversement proportionnels à la qualité de son émission (une vraie connerie en vérité). Étrange quand même !

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  2. A croire, d'après tous ces bouquins (Hendrix, Grant, Led Zep, Clapton, Keith, Sheila, Canned Heat, Cash, Vincent, Joan Jett, etc...), que les rockers sont tous, sinon des "mauvais garçons", au moins des personnes caractérielles, généralement aux moeurs douteuses.
    Et si le Rock était vraiment la musique du diable ? La perversion de l'esprit ?
    C'est certainement pour cela qu'en France, on a toujours freiné des 4 fers pour diffuser cette musique décadente ; pour nous protèger !

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  3. Un type de 21 ans, sorti de sa campagne, ultra conservateur, pétri de convictions religieuses, élevé dans la crainte du "Malin"... Tu lui files 12000 dollars par semaine en lui répétant que c'est le meilleur, et il y a 9 chances sur 10 qu'il explose en vol six mois plus tard... je ne suis pas certain que ce soit la musique rock en soi, qui pervertit les esprits... mais le barnum qui va avec !
    Dans le film sur "Darkness", Springsteen dit des choses sensées à ce sujet, comment on gère d'être une star du jour au lendemain ("Born to run"), quand on n'a jamais quitté son New Jersey natal, et que même New York, à 20 bornes de là, vous parait inaccessible...
    En France, on a eu les yéyés à la place, bien édulcorés comme il faut, mais dans le privé, pas si propres que ça sur soi !

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  4. Shuffle Master7/1/11 15:58

    Très bonne collection que cette collection Allia. Et Nick Tosches est aussi un formidable auteur de polar. A lire également Dino, sur Dean Martin et Night train, sur Sonny Liston.

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  5. du même tosches: "dino", une bio à peine romancée de dean martin
    a+
    christian

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  6. Certes Luc, mais il y a aussi ceux qui avaient déjà eu un parcours tumultueux, chaotique, avant le succès, parfois dès l'enfance.
    Par contre, quand on parle du "privé", il c'est souvent avéré que bon nombre de têtes brûlés, de suppôt de Satan, étaient, dans le privé, de véritable gentlemen. Et les exemples sont nombreux.
    La musique rock est-elle un échappatoire aux problèmes de la vie ?
    Et si Tipper Gore avait raison ? Si il y avait bel et bien des messages subliminaux dans les disques de Queen, Led Zeppelin et Chicago ?
    Bon ! Ce soir, trois Pater Noster et deux Avé Maria et demain j'arrête le Rock'n'Roll. Vouaille !

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