vendredi 7 novembre 2025

POINT LIMIT ZÉRO de Richard C. Sarafian (1971) par Luc B. comme Bolide


Est-ce ma vue qui baisse ou le début de POINT LIMIT ZERO me rappelle LES RAISINS DE LA COLERE de John Ford ? Un bled en plein désert, une route qui fuit dans la perspective, deux bulldozers qui avancent sous les yeux médusés des habitants. Est-ce une opération pour déloger de mauvais payeurs, détruire des bicoques vacantes ? Car la police est là aussi, motards, voitures.

Mais la scène prend une autre tournure. Y’a comme un malaise. En plus des voitures de police, un hélicoptère survole la zone. Et les deux bulldozers s’arrêtent, disposés au milieu de la route, ils forment un barrage. A quelques kilomètres de là, une voiture blanche fonce vers le bled à toute allure…

Retour deux jours plus tôt… A Denver, le pilote Kowalski emprunte à son patron, qui tient une écurie, une Dodge Challenger R/T 440 Magnum (soyons précis, y'a des maniaques de la mécanique qui rôdent partout). Puis il passe voir un copain, lui achète des amphétamines. Il a comme projet de relier Denver à San Francisco, d’une traite, en moins de quinze heures. Un pari fou. Le bolide qui roule à 250 km/h attire rapidement l'attention des flics, qui tentent de le stopper. Kowalski n’en a cure, il fonce, quitte à froisser de la tôle. Ce sont bientôt tous les policiers du Colorado, Nevada, Utah, Californie qui sont à ses trousses…

POINT LIMIT ZERO est un film qui fait date, à plus d’un titre. D’abord, parce que réalisé par un second couteau, Richard C. Sarafian, à qui on doit l’année suivante le formidable LE CONVOI SAUVAGE (dont Iñárritu avait fait le remake, THE REVENANT). Et ensuite pas grand-chose. Parce que c’est un film qui a influencé beaucoup de réalisateurs, comme Tarantino, Cimino, Spielberg, MillerRidley Scott (son THELMA ET LOUISE pourrait en être une variation). Et surtout un des films symboles de la contre-culture, à l’instar de EASY RIDER sorti un an avant.

Un film labélisé « culte », notamment par les amateurs de belles cylindrées. Le patronyme Kowalski est lui-même devenu une référence (l’acteur Barry Newman n’a pas fait grand-chose depuis), c’est le nom d’Eastwood dans GRAN TORINO (autre bagnole mythique, pas un hasard) et du chef des pingouins maboules de MADAGASCAR. C’est une série B, à tout petit budget (1,5 millions), une équipe technique réduite, 28 jours de tournage exclusivement en extérieur. 

Si cela n’avait été qu’un film de poursuites sur bitume, comme DUEL de Spielberg, POINT LIMIT ZERO n’aurait pas la même côte. C’est surtout un voyage générationnel à travers les Etats Unis, qui montre que le rêve hippie s'est pris une grosse claque dans la gueule. 

Je n’arrive pas à savoir si c’est une méditation désabusée, ou au contraire un pamphlet réactionnaire. Une course folle, gratuite, remarquablement filmée, à la Friedkin - caméra harnachée au bolide et zou on fonce - dans des panoramas somptueux où John Ford avait justement posé ses caméras. On y croise que des personnages déviants, escrocs, cinglés, illuminés. Certaines images frisent l'abstraction, avec ces traces de pneus géométriques dans le désert, filmées du ciel.  

Un film exclusivement peuplé de jolies blondes. Comme la gironde pompiste (ben voyons) qui déclenche chez Kowalski un souvenir/flashback. On apprend que 4 ans plus tôt, il était flic, radié pour avoir dénoncé le viol d’un collègue sur une jeune fille (blonde). Sarafian n’explicite rien, il montre des bribes d’images, à nous de reconstituer le puzzle. Comme la scène sur une plage avec sa femme (blonde) dont on peut comprendre qu’elle est morte noyée (la planche de surf battue par les vagues). Kowalski est aussi un vétéran, plusieurs fois médaillé pour bravoure au Vietnam.

Donc Kowalski n’a pas le profil du hippie, plutôt un rigide, un gars qui croyait en son Amérique, au point de s’engager, de risquer sa vie, et que l’Amérique a déçu. Mais à la différence du Travis Bickle de TAXI DRIVER, Kowalski retournera cette colère contre lui-même. 

Les hippies sont devenus des clochards qui n’ont rien de célestes. Le biker vit dans un taudis de carcasses métalliques. Ils sont au choix dealer ou proxénète. Le révérend Hovah semble diriger davantage une secte d’illuminés qu’une communauté « peace and love » comme l’indique le logo peint sur sa camionnette. Dans cette séquence on reconnaitra (ou pas) le groupe Delaney and Bonnie qui a composé quelques titres de la BO. C'est Bonnie Lynn qui braille un gamin dans les bras. On entend aussi Mountain, Jerry Reed, Big Mama Thornton.

On a aussi la rencontre avec une jeune fille (blonde) qui chevauche une Honda CL 350 Scrambler (soyons précis... bis) toute nue en plein désert. Normal, y fait chaud. La nymphette en question s'appelle Gilda Texter, qui n'était pas actrice mais costumière. Amusant pour celle qui apparait au générique comme la "nude rider". Tous les fans de moto connaissent cette séquence. Des amateurs de cylindrées bien galbées, sûrement. Toute mignonne qu'elle soit, on frise encore la caricature de l'ingénue hippie décérébrée qui va évidemment s’offrir à Kowalski, qui déclinera l’invitation incongrue. 

Plus ambiguë encore, cette scène où Kowalski prend un couple d’homosexuels en stop, leur voiture en panne est décorée d’un « just married ». Interprétation un brin caricatural d'Antony James, second rôle dont vous connaissez le profil de rapace. Kowalski finira par les balancer par la portière après un échange houleux (« qu’est ce qui vous fait rire ? Nous ? Parce qu’on est homo ? »). Le seul personnage qui semble trouver grâce aux yeux du réalisateur, c'est le vieux chasseur de serpents, l'homme du vrai Ouest, qui aidera Kowalski à se planquer et lui fournira de l’essence.

La lecture du film n’est pas évidente. Est-ce que Kowalski, monstre d’égoïsme quand on y pense, recherche les fantômes évanouis de l’Amérique, ou se désole-t-il de ce qu'est devenu son pays gangrené par la contre-culture ? Au début on aime ce héros, cet Ulysse, puis un truc chez lui nous défrise, son absence de sentiment. Le scénario est signé du romancier Guillermo Cabrera Infante, qui était aussi critique de cinéma, et créateur de la cinémathèque de Cuba. POINT LIMIT ZERO est-il le complément ou le contrepoint de EASY RIDER 

Kowalski n'est pas seul dans l'affaire. Il y a un autre personnage important, le DJ Super Soul. Interprété par Cleavon Little qu’on retrouvera dans LE SHERIF EST EN PRISON de Mel Brooks. Très jolie scène où il apparait, reluqué par les badauds, dans une rue déserte, accompagné de son chien. Car il est noir, et aveugle. Ca détonne dans le décor. Une fois au micro c’est une furie. Hurlements à la Ray Charles pour lancer des hits de soul music. Son studio donne sur la rue, et par la baie vitrée, on voit les habitants venir l'écouter, toujours plus nombreux. Ils pourraient l'écouter à la radio, mais non, ils viennent sur place.  

Car Super Soul pirate les ondes de la police, et narre à l’antenne les aventures de Kowalski. Il en fait un héros de feuilleton, un chevalier des temps modernes, que cherchent à faire taire ces « nazis de la police » (un panneau "STOP" idéalement placé dans le cadre ?). Mais Super Soulvoix de la contre-culture, ne fantasme-t-il pas la légende Kowalski, dont il ne connait rien des véritables intentions ? Et qui agace l'intéressé. Quand il l'entend pérorer, Kowalski coupe son autoradio, excédé. 

Ces deux personnages, le Blanc dans toute sa puissance virile (mais qui rechigne au sexe) qui trace sa route en trombe, et le Noir handicapé muré dans son studio, unis sans jamais se croiser, forment un étonnant duo qui contribue à l'aura du film.

Comme cette image presque onirique : la Challenger de Kowalski fonce en ligne droite et croise une voiture. Le plan est filmé de profil. L'image se fige un instant sur les deux bolides. La Challenger disparait de l'écran dans un fondu enchainé. Trucage tout bête, mais efficace. Bon sang mais ça veut dire quoi ce plan ? Comme s’il y avait deux épilogues alternatifs au film : cette disparition fantomatique (en VO « Vanishing Point » = le point de disparition) qui ferait entrer Kowalski dans la légende, et l’autre, brutale, terre à terre, que je vous laisserai découvrir.  

Suivant l’adage de John Ford (encore lui ? décidément...) dans LIBERTY VALANCE « Quand la légende est plus belle que l’Histoire, on imprime la légende », Richard C. Sarafian semble avoir choisi d’imprimer les deux.

POINT LIMIT ZERO est un film allégorique, entre transe pieds au plancher et rêverie nostalgique, c’est la fin d’un monde, tourné dans des paysages emblématiques qui ont fait la légende des Etats Unis. Un film profondément pessimiste, nihiliste même, après moi le chaos, qui ne semble exalter aucune valeur.


couleur  -  1h35  -  format 1:1.85 

16 commentaires:

  1. Précisons donc: la Dodge Challenger R/T 440 Magnum à pour moteur un modèle Chysler-Magnum de 375 CV 8 cylindres (6,3L) elle a été conçu pour concurrencer la célèbre Ford Mustang qu'un certain Steve McQueen a piloté dans Bullitt. Quand à la Honda ses caractéristiques - CL 350 Scrambler moteur 4 temps 325cm3 33CV double carburation, son faible poids 156kg à sec - en font une machine particulièrement appréciée par les adeptes de la culture américaine " peace and love " des années 1970.
    Ceci dit J'ADORE ce film et les 2 machines pré-citées n'y sont presque pour rien.....

    RépondreSupprimer
  2. Alors là, chapeau (de roue) ! Je suppose que 156 kg à sec, ça veut dire sans essence dans le réservoir ? Je vais t'engager comme documentariste si je chronique "Le Mans 66" !

    RépondreSupprimer
  3. Shuffle Master7/11/25 10:19

    Tu l'as vu ou? Parce qu'il n'est pas facile à trouver. Du moins pour quelqu'un comme moi, assez loin de l'internet freak. Vu plusieurs fois, mais l'effet s'estompe, à part la scène du scrambler, évidemment. Parangon du film culte, effectivement, comme Easy Rider, mais nettement moins bordélique. Je ferais le rapprochement avec Zabriskie Point, d'Antonioni. Pour le "point" dans le titre, d'abord postposé à un terme dont la première lettre est au fond de l'alphabet (un poil de structuralisme linguistique néo-lacanien ne messied pas). Pour la gueule de bois post-hippie ensuite, pour les paysages, bien sûr, pour la galerie de marginaux et pour l'acteur qui a quasiment disparu des écrans après le film (Mark Frechette). Pour les fanatiques du double corps, lire Speed Queen, de Stewart O'Nan, si ce n'est déjà fait. J'ai commencé hier à regarder Le Mans de Steve McQueen , de 1971. La course, pas intéressante, mais quasiment document d'archive sur l'époque.

    RépondreSupprimer
  4. Le film ne passe quasiment jamais nulle part, je suis tombé dessus par hasard sur une chaine de cinéma (TCM), je l'ai cherché en replay, rien, nada, alors j'ai attendu quelques semaines qu'il réapparaisse. Avant cela, pas revu depuis au moins 15 ans. Bien vu pour Zabriskie Point, effectivement, Easy Rider est plus brouillon dans sa réalisation, les points communs sont la déambulation en voiture / moto, les hippies, et la bande-son de chansons du moment. Pas vu le film de McQueen, le sujet m'intéresse peu (Paul Newman avait fait aussi un film de course auto, il avait réellement couru les 24h du Mans), lui était à fond dedans, il avait viré le réal pour prendre le contrôle du film, y a mis toutes ses économies, et s'est un peu fourvoyé.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Pour avoir Point Limite Zéro, il fallait acheter Libé en 2008, 10 semaines durant le journal offrait un dvd collection road movie. Le 1er était Duel, puis Gloria, La Dernière Cavale, Arizona Junior, Thelma et Louise, Le Canardeur, Kalifornia, Sugarland Express, Radio On.
      Sinon oui, je confirme, t'as la vue qui baisse: tu continues (3 fois) à orthographier "Safarian"...regarde la jaquette: c'est SaRaFian nondédiou!

      Supprimer
    2. Merci Juan, je ne pensais pas que la dyslexie orthographique se manifestait chez des sujets encore si jeunes... (putain, c'est inquiétant !)

      Supprimer
    3. Bonjour, fan absolu de ce film,j ai eu la.chance de trouver le DVD neuf chez Babou!!!!!

      Supprimer
  5. Jamais vu, et pas spécialement envie de le voir. C'est un ancêtre de Fast & furious (des motos, des bagnoles, des filles sexy) ?...
    Je préfère Mad Max Fury Road ...
    Jamais vu, mais y'a longtemps que je connais. Vanishing Point, c'est le titre d'un disque de Primal Scream (pas leur meilleur), en hommage au film (un titre s'appelle Kowalski, un autre Motorhead, la reprise du titre de Lemmy du temps des Hawkwind).
    Zabriskie Point, en plus d'être du structuralisme linguistique néo-lacanien, c'est aussi un endroit dans la Vallée de la Mort, où ont lieu des scènes du film. Et accessoirement, subodorant shuffle grand fan de Bono & co, l'endroit où a été prise la photo de pochette de The Joshua tree

    RépondreSupprimer
  6. Jamais vu et pas envie de la voir ? De toutes façons, il est quasiment invisible, mais si tu tombes dessus ne t'en prive pas, ce serait dommage. Pas franchement le genre Fast & Furious, mais j'aurais pu citer George Miller dans les réalisateurs qui s'en sont inspiré (le premier Mad Max). Joshua Tree est aussi l'endroit où Gram Parsons est mort d'une overdose, ses potes l'ont incinéré et dispersé les cendres sur place.

    RépondreSupprimer
  7. Yeaaahhh !!! Moi itou, j'espère pouvoir revoir ce film typiquement ricain. Y'a plein d'trucs dedans, derrière le simple road-movie. On pourrait même croire qu'il y ait un clin d'œil au mysticisme, avec Super Soul, aveugle mais qui voit au-delà - qui perçoit les travers de la toute puissante et oppressante Amérique.
    Et puis, c'est le film qui m'a fait découvrir Delaney & Bonnie. Rien que pour ça...

    RépondreSupprimer
  8. Merci, ça donne envie de voir ça, même si les gros moteurs me laissent de glace.
    Dans ton analyse, tu as manqué sans doute le premier Kowalski légendaire, à savoir Marlon Brando dans A Streetcar Named Desire.
    La filiation avec le personnage de Point Limit Zéro semble quasiment logique de ce que je comprends.

    RépondreSupprimer
  9. Les moteurs sont gros, mais le film pas bourrin ! Effectivement, j'avais oublié que Brando s'appelait Kowalski dans le Tramway (encore un truc qui roule !) qui est tout de même un patronyme assez répandu. Bonne pioche, et merci de votre passage.

    RépondreSupprimer
  10. Shuffle Master.7/11/25 21:03

    Rien à voir avec les Mad Max (seul le premier est regardable, et encore...) ni avec les daubes Fast and Furious (tenu 20 mn...). Ce n'est pas qu'un film de gros moteurs, et même les scènes purement "bagnole" n'ont rien de racoleur ni de démonstration gratuite. Le film n'est pas si ambigu que ça, à mon avis.

    RépondreSupprimer
  11. Pour ceux qui cherchent à voir ce film, il est disponible gratuitement ici : https://archive.org/details/vanishingpointh.264aac
    Pas de sous-titre disponible, travaillez votre anglais !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Shuffle Master.8/11/25 11:18

      Merci pour le lien. Image tout à fait correcte. Pour les dialogues sans sous-titres, comme il en a peu, avec un anglais basique, ça passe. D'autant plus quand on connaît le scénario...

      Supprimer