Le
destin est un jeu de hasard cruel, une course dont on ne peut
influencer la trajectoire que jusqu’à un certain point. La vie est
une partie de poker, la question n’étant pas tant de savoir ce que
l’on a en main, mais notre capacité à l’exploiter. Bien sûr,
toute réussite nécessite un peu de chance, aucune plante ne peut
grandir dans un environnement totalement hostile.
[ avec Kevin Ayers ]L’histoire du
patron de Virgin commença par une idée toute simple, une combine
qu’un enfant aurait pu inventer pour se faire un peu d’argent.
Récupérant quelques disques d’occasion, il les revendit grâce à
un système de vente par correspondance qui obtint un franc succès.
Devant l’ampleur des bénéfices engendrés, Virgin fut vite incité
à passer de la vente à la création de musique. Désireux de
parrainer une nouvelle scène, le label fut lancé sur les chapeaux
de roue grâce au génie d’un véritable Mozart du rock.
Son
histoire commence par un traumatisme d’enfance, le jeune Mike
Oldfield assistant impuissant à la déchéance narcotique de sa
mère. Imaginez cet enfant lire l’aliénation dans le regard de sa
mère, représentez vous le drame que constitue ce petit être
grandissant aux cotés d’un corps sans âme. Alors lui aussi se mit
à chercher une porte de sortie, un moyen de fuir ce monde où un
assassin des esprits le priva d’amour maternel.
Il ne put jamais
appeler « mère » cette loque délirante dont les
hurlements et les chutes traumatisèrent son jeune cerveau. Si le
bras fort de la loi avait frappé, si la possession de ses venins
avait mené sa mère en prison, peut-être aurait-elle retrouvé le
chemin de la raison. La sanction n’exprime pas toujours une volonté
de faire mal à celui qu’elle frappe, elle met également le fautif
face à lui-même, l’oblige à regarder sa déchéance en face.
Mais il était trop tard et, lorsque l’ambulance vint embarquer sa
mère vers l’hôpital psychiatrique le plus proche, Mike Oldfield
avait déjà trouvé
sa raison de vivre. Comme le disait si bien Nietzsche : « celui
qui a trouvé une raison de vivre peut tout supporter ».
Pour
créer quoi que ce soit de valable, il faut penser uniquement à la
création, faire en sorte que tous ses actes servent ce but ultime.
L’autodidacte est le fanatique d’un culte qu’il a inventé, le
bâtisseur d’un nouveau temple et son seul prêtre. L’inventivité
du jeune autodidacte attira l’oreille de Kevin Ayers, qui le
recruta dans un groupe qui ne parvint jamais à percer. Libéré par
la séparation de cette formation vite oubliée, Oldfield put enfin
travailler sa grande symphonie sous les regards bienveillants des
producteurs du label Virgin. L’homme se fit orchestre, enregistrant
lui-même les parties des plus de trente instruments
qui se succèdent sur l’album.
Mike Oldfield s’était intéressé à la
musique pour oublier le monde qui l’entourait, mais nul n’échappe
à l’influence du réel. Du sombre clavier d’ouverture à
l’intermède pianistique de fin de première face, « Tubular
bells » semble sorti de la noirceur d’une enfance torturée.
Montant au ciel telle une nuée de lucioles, des notes cristallines
rythment une procession introduisant chaque instrument. Quand vient
le tour de la fameuse Tubular bells, l’auditeur a l’impression
d’entendre les cloches du paradis. Avant que le film
« L’Exorciste »
ne caricature sa noirceur, les premiers auditeurs de « Tubular
bells » purent apprécier ce monument pour ce qu’il était,
une œuvre dont les passages lumineux égalaient en grâce ses
plongées dans un monde sombre et angoissant.
Avec « Tubular
bells », la musique redevenait mystique dans le sens le plus
noble du terme, sa beauté était un appel à la transcendance. Les
partisans de Tangerine Dream
furent séduits par les décors immersifs créés par ces mélodies
aquatiques, la horde de King Crimson
salua l’incroyable virtuosité du multi instrumentiste. Les ventes
de l’album décollèrent vers des sommets que Virgin ne connut plus
jamais, déclenchant chez son auteur une irrépressible phobie de
l’engouement populaire. Se retirant dans sa maison de campagne
anglaise, il y demeura cloîtré durant cinq ans. Entre temps, le
succès inespéré de son premier opus permit à son label de
promouvoir le swing de Canterbury.
Nous voilà donc arrivés à
Canterbury, dans un de ces disquaires où la jeunesse vint dilapider
ses faibles économies. Surfant sur le succès du rock’n’roll,
les marchands exposèrent soigneusement sur leurs devantures les
classiques d’Elvis et les premiers succès des Beatles. En entrant
dans la boutique, le jeune Robert Wyatt se dirigea immédiatement
vers le bac déserté du jazz. Le mouvement n’était pourtant pas
mort, loin de là. D’Ornette Coleman à Miles Davis, de John
Coltrane à Albert Ayler, les grands du jazz écrivirent parmi les
plus belles pages de leur histoire durant ces sixties bénies.
Le
maître à swinguer de Robert Wyatt
ne fut autre que le baron Mingus, héros d’un bop refusant de
mourir. Avec « Picantropus erectus », le vieux baron
devança la révolution free de plusieurs mois. L’homme fut
pourtant l’inverse de nombre de virtuoses abscons que le mouvement
porta ensuite, sa musique fut l’expression pure de sa rage
créatrice. Considérant que la véritable créativité résidait
dans la simplicité, ce bassiste rabelaisien
fut le modèle idéal pour un artiste né à l’époque où le jazz
poussait son chant du cygne derrière l’agitation du
rock’n’roll.
Prenant
des cours de peinture et lisant les premiers récits de Burroughs et
la littérature beat, Robert Wyatt
vit le jazz comme le prolongement des rêves infinis que lui
dévoilait la peinture et la littérature. La musique de Mingus
l’incitait à ne pas reproduire bêtement les refrains niais et les
mélodies creuses du top 40, ce qui ne l’empêcha pas d’en
apprécier l’irrésistible pouvoir de séduction. Mais avant le
temps de la consécration vient celui de l’initiation, qui se fit
dans la tradition de l’hédonisme sixties.
Fils de famille
bourgeoise, Wyatt organisa dans le foyer familial de grandes fêtes
où la marijuana rongeait les esprits se roulant dans le stupre.
Appliquée à toute la société, la tolérance pour la perdition
narcotique et la promotion de la frénésie sexuelle sont le plus sûr
chemin vers la décadence, seuls quelques esprits exceptionnels
peuvent se grandir par cette voie. Sur les enceintes du logement, le
swing d’Ornette
Coleman, de Charles
Mingus et Thélonious Monk rythma les débats et les ébats. Ainsi se
rencontra le gratin de la scène Canterburienne à venir, de Robert
Wyatt à Kevin Ayer en passant par Mike Rattleedge et Hug Hooper.
Passons rapidement sur l’expérience Wildflower, anecdotique groupe
psychédélique qui permit toutefois à Robert Wyatt de commencer à
côtoyer l’underground. Difficile de faire l’original à l’époque
de « Revolver » et des premiers délires floydiens, il
fallait trouver une voie alternative.
Nommé en hommage à l’un des
livres les plus illisibles de la culture américaine, Soft Machine
devint vite la coqueluche d’une nouvelle sous culture friande de
surréalisme musical. A l’UFO, le groupe joua sous un jeu de
lumière hypnotique, Robert Wyatt marquant le rythme avec autant de
folie que de justesse. Sous l’influence des jazzmen, le groupe
étira ses délires dans de grandes improvisations parsemées de
divagations absurdes. Rattleedge s’allongea sur son synthétiseur,
David Allen débarqua avec un casque pour fixer le public d’un
regard d’aliéné, Robert Wyatt massacra ses fûts avec une énergie
de lutteur hystérique.
Le premier album de Soft Machine
est le symbole de cet absurdisme, souvenir d’un délire narcotique
ayant affreusement mal vieilli. Privé de la liberté scénique, le
groupe livra un mélange mal dosé de pop banale et
d’intellectualisme abscons, résidu inécoutable d’underground
psychédélique réservé aux snobs les plus durs d’oreilles. Pour
les autres, Soft Machine
naquit avec « Volume two », gracieuse tête d’une hydre
nommé jazz rock ou jazz fusion. Une fois de plus, le génie anglais
répondait au génie américain, Frank Zappa affirmant à la même
époque « le jazz n’est pas mort, il a juste une drôle
d’odeur ». Le moustachu sortit « Hot rats » la
même année que le second opus de Soft Machine,
participant ainsi à l’érection d’un temple à la grâce de la
grâce cuivrée en pleine époque de barbarie hard blues.
Reprenant à
son compte le concept des big band de jazz, Zappa forma ce qu’il
considéra toujours comme son meilleur orchestre lors de
l’enregistrement de la fresque instrumentale « The grand
wazoo ». Si la folie de sa rythmique stravinskienne
ponctue le disque, ce dernier album faisait preuve d’un sérieux
tournant la page de l’humour scabreux de certains passages de « Hot
rats » et « Uncle meats ».
Comme
si, en se rapprochant d’une des plus grandes traditions musicales
de son pays, le musicien anarchiste se découvrait un respect
admiratif pour ses pères. Ce que Zappa fit par respect de sa
culture, Soft Machine
le fit par snobisme. Désireux de se rapprocher de leur prestigieux
modèle, la plupart des musiciens du groupe finirent par penser comme
les partisans gâteux de l’immobilisme jazz. Vues comme un résidu
honteux de ces jouets populaires que sont le rock et la pop, les
mélodies légères du groupe disparurent au profit de pompeuses
démonstrations instrumentales.
S’il n’en demeure pas moins un
chef d’œuvre, « Third » est plus proche du jazz fusion
de Miles Davis que de la pop cuivrée de l’album précédent.
Toujours attaché à la légèreté de la pop anglaise, Robert Wyatt
se vit progressivement exclu du groupe qu’il participa à fonder.
Comme un pied de nez au dérapage prétentieux des autres musiciens,
il imposa comme seul titre non instrumental de « Third »
une de ses plus belles mélodies pop jazz : « Moon in
june ».
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