jeudi 18 septembre 2025

LE ROCK PROGRESSIF - Episode 7, par Benjamin


Le destin est un jeu de hasard cruel, une course dont on ne peut influencer la trajectoire que jusqu’à un certain point. La vie est une partie de poker, la question n’étant pas tant de savoir ce que l’on a en main, mais notre capacité à l’exploiter. Bien sûr, toute réussite nécessite un peu de chance, aucune plante ne peut grandir dans un environnement totalement hostile. 

[ avec Kevin Ayers ]  L’histoire du patron de Virgin commença par une idée toute simple, une combine qu’un enfant aurait pu inventer pour se faire un peu d’argent. Récupérant quelques disques d’occasion, il les revendit grâce à un système de vente par correspondance qui obtint un franc succès. Devant l’ampleur des bénéfices engendrés, Virgin fut vite incité à passer de la vente à la création de musique. Désireux de parrainer une nouvelle scène, le label fut lancé sur les chapeaux de roue grâce au génie d’un véritable Mozart du rock. 

Son histoire commence par un traumatisme d’enfance, le jeune Mike Oldfield assistant impuissant à la déchéance narcotique de sa mère. Imaginez cet enfant lire l’aliénation dans le regard de sa mère, représentez vous le drame que constitue ce petit être grandissant aux cotés d’un corps sans âme. Alors lui aussi se mit à chercher une porte de sortie, un moyen de fuir ce monde où un assassin des esprits le priva d’amour maternel.

Il ne put jamais appeler « mère » cette loque délirante dont les hurlements et les chutes traumatisèrent son jeune cerveau. Si le bras fort de la loi avait frappé, si la possession de ses venins avait mené sa mère en prison, peut-être aurait-elle retrouvé le chemin de la raison. La sanction n’exprime pas toujours une volonté de faire mal à celui qu’elle frappe, elle met également le fautif face à lui-même, l’oblige à regarder sa déchéance en face. Mais il était trop tard et, lorsque l’ambulance vint embarquer sa mère vers l’hôpital psychiatrique le plus proche, Mike Oldfield avait déjà trouvé sa raison de vivre. Comme le disait si bien Nietzsche : « celui qui a trouvé une raison de vivre peut tout supporter »

Pour créer quoi que ce soit de valable, il faut penser uniquement à la création, faire en sorte que tous ses actes servent ce but ultime. L’autodidacte est le fanatique d’un culte qu’il a inventé, le bâtisseur d’un nouveau temple et son seul prêtre. L’inventivité du jeune autodidacte attira l’oreille de Kevin Ayers, qui le recruta dans un groupe qui ne parvint jamais à percer. Libéré par la séparation de cette formation vite oubliée, Oldfield put enfin travailler sa grande symphonie sous les regards bienveillants des producteurs du label Virgin. L’homme se fit orchestre, enregistrant lui-même les parties des plus de trente instruments qui se succèdent sur l’album.

Mike Oldfield s’était intéressé à la musique pour oublier le monde qui l’entourait, mais nul n’échappe à l’influence du réel. Du sombre clavier d’ouverture à l’intermède pianistique de fin de première face, « Tubular bells » semble sorti de la noirceur d’une enfance torturée. Montant au ciel telle une nuée de lucioles, des notes cristallines rythment une procession introduisant chaque instrument. Quand vient le tour de la fameuse Tubular bells, l’auditeur a l’impression d’entendre les cloches du paradis. Avant que le film « LExorciste » ne caricature sa noirceur, les premiers auditeurs de « Tubular bells » purent apprécier ce monument pour ce qu’il était, une œuvre dont les passages lumineux égalaient en grâce ses plongées dans un monde sombre et angoissant.

Avec « Tubular bells », la musique redevenait mystique dans le sens le plus noble du terme, sa beauté était un appel à la transcendance. Les partisans de Tangerine Dream furent séduits par les décors immersifs créés par ces mélodies aquatiques, la horde de King Crimson salua l’incroyable virtuosité du multi instrumentiste. Les ventes de l’album décollèrent vers des sommets que Virgin ne connut plus jamais, déclenchant chez son auteur une irrépressible phobie de l’engouement populaire. Se retirant dans sa maison de campagne anglaise, il y demeura cloîtré durant cinq ans. Entre temps, le succès inespéré de son premier opus permit à son label de promouvoir le swing de Canterbury.

Nous voilà donc arrivés à Canterbury, dans un de ces disquaires où la jeunesse vint dilapider ses faibles économies. Surfant sur le succès du rock’n’roll, les marchands exposèrent soigneusement sur leurs devantures les classiques d’Elvis et les premiers succès des Beatles. En entrant dans la boutique, le jeune Robert Wyatt se dirigea immédiatement vers le bac déserté du jazz. Le mouvement n’était pourtant pas mort, loin de là. D’Ornette Coleman à Miles Davis, de John Coltrane à Albert Ayler, les grands du jazz écrivirent parmi les plus belles pages de leur histoire durant ces sixties bénies. 

Le maître à swinguer de Robert Wyatt ne fut autre que le baron Mingus, héros d’un bop refusant de mourir. Avec « Picantropus erectus », le vieux baron devança la révolution free de plusieurs mois. L’homme fut pourtant l’inverse de nombre de virtuoses abscons que le mouvement porta ensuite, sa musique fut l’expression pure de sa rage créatrice. Considérant que la véritable créativité résidait dans la simplicité, ce bassiste rabelaisien fut le modèle idéal pour un artiste né à l’époque où le jazz poussait son chant du cygne derrière l’agitation du rock’n’roll.

Prenant des cours de peinture et lisant les premiers récits de Burroughs et la littérature beat, Robert Wyatt vit le jazz comme le prolongement des rêves infinis que lui dévoilait la peinture et la littérature. La musique de Mingus l’incitait à ne pas reproduire bêtement les refrains niais et les mélodies creuses du top 40, ce qui ne l’empêcha pas d’en apprécier l’irrésistible pouvoir de séduction. Mais avant le temps de la consécration vient celui de l’initiation, qui se fit dans la tradition de l’hédonisme sixties. 

Fils de famille bourgeoise, Wyatt organisa dans le foyer familial de grandes fêtes où la marijuana rongeait les esprits se roulant dans le stupre. Appliquée à toute la société, la tolérance pour la perdition narcotique et la promotion de la frénésie sexuelle sont le plus sûr chemin vers la décadence, seuls quelques esprits exceptionnels peuvent se grandir par cette voie. Sur les enceintes du logement, le swing d’Ornette Coleman, de Charles Mingus et Thélonious Monk rythma les débats et les ébats. Ainsi se rencontra le gratin de la scène Canterburienne à venir, de Robert Wyatt à Kevin Ayer en passant par Mike Rattleedge et Hug Hooper

Passons rapidement sur l’expérience Wildflower, anecdotique groupe psychédélique qui permit toutefois à Robert Wyatt de commencer à côtoyer l’underground. Difficile de faire l’original à l’époque de « Revolver » et des premiers délires floydiens, il fallait trouver une voie alternative.

Nommé en hommage à l’un des livres les plus illisibles de la culture américaine, Soft Machine devint vite la coqueluche d’une nouvelle sous culture friande de surréalisme musical. A l’UFO, le groupe joua sous un jeu de lumière hypnotique, Robert Wyatt marquant le rythme avec autant de folie que de justesse. Sous l’influence des jazzmen, le groupe étira ses délires dans de grandes improvisations parsemées de divagations absurdes. Rattleedge s’allongea sur son synthétiseur, David Allen débarqua avec un casque pour fixer le public d’un regard d’aliéné, Robert Wyatt massacra ses fûts avec une énergie de lutteur hystérique.

Le premier album de Soft Machine est le symbole de cet absurdisme, souvenir d’un délire narcotique ayant affreusement mal vieilli. Privé de la liberté scénique, le groupe livra un mélange mal dosé de pop banale et d’intellectualisme abscons, résidu inécoutable d’underground psychédélique réservé aux snobs les plus durs d’oreilles. Pour les autres, Soft Machine naquit avec « Volume two », gracieuse tête d’une hydre nommé jazz rock ou jazz fusion. Une fois de plus, le génie anglais répondait au génie américain, Frank Zappa affirmant à la même époque « le jazz n’est pas mort, il a juste une drôle d’odeur ». Le moustachu sortit « Hot rats » la même année que le second opus de Soft Machine, participant ainsi à l’érection d’un temple à la grâce de la grâce cuivrée en pleine époque de barbarie hard blues.

Reprenant à son compte le concept des big band de jazz, Zappa forma ce qu’il considéra toujours comme son meilleur orchestre lors de l’enregistrement de la fresque instrumentale « The grand wazoo ». Si la folie de sa rythmique stravinskienne ponctue le disque, ce dernier album faisait preuve d’un sérieux tournant la page de l’humour scabreux de certains passages de « Hot rats » et « Uncle meats ».

Comme si, en se rapprochant d’une des plus grandes traditions musicales de son pays, le musicien anarchiste se découvrait un respect admiratif pour ses pères. Ce que Zappa fit par respect de sa culture, Soft Machine le fit par snobisme. Désireux de se rapprocher de leur prestigieux modèle, la plupart des musiciens du groupe finirent par penser comme les partisans gâteux de l’immobilisme jazz. Vues comme un résidu honteux de ces jouets populaires que sont le rock et la pop, les mélodies légères du groupe disparurent au profit de pompeuses démonstrations instrumentales. 

S’il n’en demeure pas moins un chef d’œuvre, « Third » est plus proche du jazz fusion de Miles Davis que de la pop cuivrée de l’album précédent. Toujours attaché à la légèreté de la pop anglaise, Robert Wyatt se vit progressivement exclu du groupe qu’il participa à fonder. Comme un pied de nez au dérapage prétentieux des autres musiciens, il imposa comme seul titre non instrumental de « Third » une de ses plus belles mélodies pop jazz : « Moon in june »


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